La lueur rose s'était éteinte. Des nuages passèrent, les effleurant d'une haleine plus froide.
La confidence que venait de lui faire son mari qui parlait si rarement de lui-même, avait ému Angélique, mais, par une association d'idées dont la genèse échapperait fatalement à Joffrey de Peyrac, elle suscitait aussi en elle une inquiétude. Car elle n'avait jamais pu se défendre de la certitude que Sabine de Castel-Morgeat, pour laquelle il avait eu des faiblesses durant leur séjour à Québec, ressemblait à la mère de Joffrey. La femme du lieutenant-général de Nouvelle-France, belle Méridionale au caractère difficile mais aux prunelles de feu, à la poitrine opulente et désirable, usait de la langue d'oc chantante du sud de la France, langage hermétique des Gascons. Angélique en avait été jalouse à mourir, plus encore de la réminiscence du souvenir maternel que Sabine pouvait éveiller en lui, que de ce qui avait pu se passer entre eux, par accident. Encore que ce fût blessant. Elle s'étonnait d'avoir oublié si facilement... comme elle l'avait promis à Sabine elle-même. Mais elle n'aimait pas que quelque chose le lui rappelât. Et sans doute voyait-elle juste, car à la suite de l'évocation qu'il venait de faire de sa mère, voici que Joffrey, comme si ses pensées avaient suivi le cours des siennes, prononçait des paroles exécrables.
– Au fait, avez-vous pu saluer les Castel-Morgeat lors de votre passage à Québec ?
Angélique sursauta et répondit un peu sèchement :
– Comment l'aurais-je pu ? Vous savez fort bien qu'ils sont repassés en France depuis deux ans.
Étonné et conciliant, il admit.
– Je l'avais oublié. Vous en a-t-on donné des nouvelles ?
Il était tout à fait indifférent.
– Non... n'ayant pu obtenir des nouvelles des présents, comment en aurais-je eu des absents ? Québec était vide. Tout le monde aux champs, et je n'ai trouvé aucun agrément à ce séjour. De toute façon, vous n'étiez pas là... et c'était affreux.
Derechef, il l'enveloppa d'un bras apaisant. Sa nervosité depuis son retour ne lui avait pas échappé. Il n'y avait pas qu'Honorine. Elle cachait une déception... ou une inquiétude. Il l'avait senti dès le premier soir. Il savait qu'elle parlerait quand elle en éprouverait le besoin. Plus tard.
Elle laissa aller sa tête contre son épaule.
– Sans vous, rien n'avait plus de charme. Je me suis souvenue de notre arrivée à Québec. Je ne comprends pas comment, en ce temps-là, j'avais une telle crainte d'être emprisonnée par les exigences de mon titre d'épouse du comte de Peyrac. J'ai repensé à tout cela en allant regarder de loin la petite maison de Ville-d'Avray. Pourquoi avais-je tant besoin alors de m'isoler, de me sentir libre ?
– Je suppute que vous étiez lasse d'être la reine d'un peuple d'aventuriers qui, au fond des bois ou sur des rivages trop rudes, exigeait de vous l'attention de jour et de nuit, peuple auquel vous vous étiez dévouée corps et âme, tout un hivernage et tout un été, soignant les malades, pansant les blessés, réconfortant les affligés, supportant leurs humeurs... Cela je l'ai compris, et j'ai applaudi à votre révolte et à votre sagesse. En arrivant à Québec, vous pouviez connaître une existence plus agréable. Vous étiez aussi devant une autre tâche importante. Vous avez pris une décision qui s'avérait nécessaire et à laquelle je n'aurais peut-être pas songé, inconscient de tout ce qui vous avait été demandé, de ce défi aussi que représentait pour vous ce retour parmi nos compatriotes, l'obligation de les conquérir. Pour cette œuvre, vous aviez besoin de vous recueillir, de rassembler vos forces.
« Enfin, vous étiez peut-être lasse, fugitivement je l'espère, d'un époux qui, par jalousie, avait fait peser sur vous le joug de sa violence.
– Non, je voulais au contraire que vous m'apparteniez plus, que nous nous retrouvions en tête à tête et non pas toujours sur un théâtre de guerre ou de débats politiques comme cela en prenait le chemin.
– Vous avez eu cent fois raison et ce fut très bien ainsi. Bien des impondérables nous séparaient encore et j'avais trop méconnu votre droit à la liberté, mon bel oiseau sauvage. Et vous, dans votre finesse, vous deviniez que nous n'étions ni l'un, ni l'autre, de ceux que l'on emprisonne par des engagements aux yeux d'une société mondaine qu'il fallait séduire et qui allait se disputer nos faveurs, pour ne me tenir que de mon amour, pour éprouver ma fidélité peut-être, vous me rendiez à moi aussi ma liberté.
– Et cette liberté, en avez-vous usé, Monsieur ?
– Pas plus que vous, mon ange ! répliqua-t-il avec un bref éclat de rire.
Mais en même temps qu'il lui renvoyait ce boulet, qu'il lui décochait cette flèche du Parthes destinée à lui faire entendre qu'il n'avait pas été sans ouïr certains bruits sur l'intermède avec Bardagne, il s'inclinait vers elle et posait ses lèvres sur son cou, à la naissance de l'épaule.
Le souffle de Joffrey, le pouvoir de sa bouche tendre, avide et magicienne, balayaient les rancœurs qui, depuis longtemps entre eux, insensiblement, devenaient sans objet. Après tant d'années de bonheur, l'heure de vérité ne signifiait plus rien. Elle ne savait pas y résister. Tout s'abolissait et tombait en poussière. Le miracle du désir qui ne s'éteignait jamais entre eux, ce don des dieux qui leur avait été accordé et qui tant de fois les avait sauvés de la rupture, leur rappelait une fois encore que, compte tenu des tempêtes qui, comme pour tous les autres, pouvaient les assaillir et les ébranler dans leur foi, un seul sentiment demeurait. C'est que lui sans elle, elle sans lui, ils ne pouvaient plus survivre. Que lui pour elle était tout. Qu'elle pour lui était la fin de son horizon, le but, sans partage, de ses ambitions.
Ainsi, enfermés dans la pénombre du fleuve, de la nuit et des brumes, ne faisant qu'un, et perdus dans le charme de ces baisers échangés dont chacun plus secret, plus dévorant, exprimait mille choses informulées, inexprimables, comme des confidences, ou des cris, ou des protestations d'amour ou des aveux éperdus, de façon plus exquise et plus vraie que le moindre mot prononcé, ils quittaient cette Terre et abandonnaient les mesquines querelles, les tristes combats de l'orgueil et de la vanité blessée qui font plus de vaincus que de vainqueurs, causent plus de blessures inguérissables que de bienfaits.
Là où ils se trouvaient, il n'y avait plus d'explications à donner, de pardons à prononcer.
Au pied du navire, un bruit de rames frappant l'eau puis se relevant en ruisselant, vint les arracher à leur délectation.
Le halo d'une lanterne s'approchant trouant l'obscurité, et ils virent en contrebas une chaloupe glissant, les six rames dressées comme des fantômes dans le brouillard, et qui s'approchait puis disparut pour aborder L'arc-en-ciel.
– J'ai cru apercevoir la bure d'un moine et les passementeries d'un uniforme. Il s'agit peut-être d'un message de M. de Frontenac.
– Oh ! Seigneur, pourquoi n'avons-nous pas mis plus tôt à la voile, gémit-elle. Pourvu qu'il ne vous appelle pas encore à son secours. Maintenant que mon sacrifice est fait pour Honorine, j'ai hâte de retrouver tous les nôtres et notre merveilleux domaine de Wapassou.
Ils écoutèrent et perçurent, derrière les brouillards que la nuit descendante rendait d'un bleu ardoise, terne et stagnant, des échanges de voix et des bruits de cordages et d'échelle qu'on manœuvrait. Des lueurs surgissaient et s'effaçaient aussitôt, comme ayant peine à fleurir, comme si tout voulait retomber aussitôt dans la torpeur d'une fin d'un jour d'été qui avait des tristesses de novembre, comme si, bien à l'abri dans les limbes complices de Tadoussac, on refusait de s'animer et de se relier à un monde plein d'agitation et surtout d'ennemis administratifs.
Sur les navires ou sur la rive, chacun avait le même réflexe.
– Qu'est-ce qu'il nous envoie de là-haut, de Québec ! Encore des « paquets de troubles » !
Enfin des auréoles de clarté s'affirmaient et l'on devinait, à la coupée, des silhouettes confuses qui enjambaient la rambarde et prenaient pied sur le premier pont.
Brusquement, Joffrey reprit Angélique dans ses bras, l'étreignit de toutes ses forces et l'embrassa sur les lèvres à lui faire perdre le souffle. Puis il la lâcha et l'écarta de lui avec un rire silencieux.
Il se vengeait des importuns qui allaient encore venir leur soumettre leurs soucis et querelles. Ou quel viatique voulait-il lui insuffler ?
Joffrey reprenait aussitôt son maintien à la fois nonchalant et distant de maître du navire. Mais Angélique retenant avec peine un accès d'hilarité, mettait plus de temps à retrouver sa dignité. Elle écartait de son front une mèche volage qui persistait à s'échapper et à frisotter sous l'emperlage humide de la brume. Puis elle toussotait pour se donner une contenance et enfin se décidait à regarder les nouveaux venus.
Chapitre 2
Dans la lumière des lanternes que portaient les matelots, le comte de Loménie-Chambord se tenait devant eux.
Tout d'abord Angélique ne vit que lui. À Montréal, elle avait cherché à le joindre, ayant appris par Marguerite Bourgeoys qu'il avait été blessé dans le voyage de Frontenac aux Iroquois. Mais, l'ayant demandé en vain à l'hôpital Jeanne Mance et aux Sulpiciens, elle avait fini par soupçonner que le chevalier refusait volontairement de la rencontrer.
Aussi éprouva-t-elle une surprise heureuse à le reconnaître parmi les visiteurs et elle vint au-devant de lui en souriant. Puis elle salua M. d'Avrensson, le major de Québec qui apportait un courrier de la part de M. de Frontenac, lequel, dit-il, était sur le point de regagner Québec, M. Topin accompagné de ses deux fils avait piloté les deux officiers dans sa grande chaloupe à une voile, depuis la capitale.
"La victoire d’Angélique" отзывы
Отзывы читателей о книге "La victoire d’Angélique". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La victoire d’Angélique" друзьям в соцсетях.