Il fit effort pour parler avec calme.
– Tout d'abord, exposa-t-il, en ces temps que nous vivions en France, les bourgeois ont dû apprendre à se battre pour conserver leurs biens. Leurs défenseurs patentés d'autrefois, les nobles, ne maniant plus l'épée que pour les duels ou pour se pavaner devant le roi. Ensuite La Rochelle est ville prise depuis Richelieu, occupée d'étrangers à la ville, d'ennemis acharnés à en chasser ses habitants d'origine. Nous les huguenots, premiers parmi les disciples de la Réforme et ce depuis plus d'un siècle, nous naissions dans la lutte et nous la continuions de génération en génération. Je ne connaissais rien d'autre, et n'avais jamais rêvé rien d'autre.
– Si je comprends bien, vous étiez un homme du commun, paisible et sans souci. En effet, la vie était plus simple à La Rochelle qu'ici avec vos impôts doublés parce que vous gardiez votre confession protestante et que vous deviez payer ceux des convertis exemptés pour plusieurs années, vous viviez en toute quiétude avec vos enfants qu'on enlevait dans la rue pour les confier aux jésuites, les « provocateurs » de la police qui importunaient vos femmes et vos filles, et que vous deviez étrangler de vos propres mains avant de les mettre au saloir et ensuite les balancer dans le puits de M. Mercelot, vous...
– C'était une lutte à laquelle nous étions accoutumés, cria Berne. Et puis la question n'est pas là. Vous ne pouvez pas comprendre. Être ruiné, pour des gens comme nous, comme étaient mon père, mon grand-père, c'est un peu comme de perdre la vie, pire encore ! Et c'est cela qui aigrit et rend dur. C'est une maladresse, une honte, un crève-cœur. Lorsqu'on a atteint par le travail et des sacrifices le but qu'on s'était fixé, et mené à bien des réalisations inespérées, on se sent en paix avec Dieu et avec soi-même. On sent qu'on a rempli son devoir envers ses enfants et envers ses aïeux. Mon père souhaitait me voir reprendre et faire prospérer sa maison de commerce.
« Voyant que je m'y préparais, il m'a béni à son lit de mort, me remettant le fruit de son labeur dont vous avez vu le beau développement.
« Perdre tout ce qui fait notre existence, abandonner aussi l'œuvre de plusieurs générations en quelques heures, l'abandonner à des mains pillardes et paillardes, et... catholiques, il m'arrive de me le reprocher. La vertu était de rester à La Rochelle, dans nos murs.
– Et de mourir aux galères ?
– Je ne sais... Cela aurait peut-être mieux valu.
– Voilà bien d'un homme !... Vous faites peu de cas du sort de vos enfants qui se seraient retrouvés sans défenseur.
Comme pour illustrer son propos, le jeune Laurier apparut, les joues rouges, les cheveux au vent, portant d'un air glorieux et affairé ses seaux de coquillages, et suivi d'une troupe d'enfants plus jeunes, nantis de petits seaux ou de corbillons ruisselant où s'amoncelait leur cueillette de la plage.
Gabriel Berne détourna les yeux avec humeur, refusant de se rendre.
– Vous nous contraignez à l'héroïsme !
– Tant que vous n'aurez que cela à me reprocher, je ne me sentirai guère en faute. Bien que de courir à travers la lande avec les dragons du roi aux trousses, et en poussant dans les reins une troupe de huguenots récalcitrants, afin qu'ils ne se fassent pas hacher à coups de sabre, ne figure pas parmi les meilleurs souvenirs de ma vie, ni des plus distrayants.
Exaspéré, Berne choisit de ne pas répondre.
Ils savaient tous deux, tandis qu'ils allaient et venaient avec agitation, marchant des dernières maisons du village à l'orée de la forêt, que ces passes d'armes verbales tournaient autour d'un sujet qu'il faudrait aborder : les frasques de la fille chérie et coupable de Maître Berne : Séverine. Comme pour y arriver enfin par un biais, il parla de son fils aîné, Martial. À nouveau, il était question de l'envoyer reprendre des études en Nouvelle-Angleterre. Celles qu'il avait suivies tant bien que mal à La Rochelle étaient loin, et le jeune homme assez brillant, menaçait de devenir un « coureur de pertuis » comme on nommait en Charente les gamins et adolescents toujours à « pigouiller » sur l'eau, ce qui ne les rendait pas moins fous et instables que les « coureurs de bois » d'Amérique, quitte à s'enrichir comme ceux-ci qui le faisaient par la fourrure. Eux, c'était par le cabotage au long des côtes et entre les îles, dont la Baie Française n'était pas chiche. Les jeunes n'étaient pas embarrassés pour accumuler un secret pécule, dû au troc, à la traite agrémentée d'un peu de piraterie avec les Acadiens des seigneuries de la grande presqu'île, lorsque le navire de la société fondatrice tardait trop à venir. Enfin, on ne savait pas ce qu'ils trafiquaient, ces garçons, ni les ennuis que leur petite confrérie pouvait amener aux adultes, lesquels n'avaient plus aucune autorité sur eux. Leurs parents avaient dû fuir leur patrie et ne cessaient de déplorer la perte de leurs biens. Eux, en tous cas, étaient du Nouveau Monde. Ils savaient déjà mieux s'en accommoder que les anciens et cela les poussait à mépriser leurs avis.
Si l'on voyait la situation sous cet angle, en effet, elle était sombre, concéda Angélique. Mais pour sa part, elle estimait, et son mari aussi, que l'activité des jeunes « coureurs de pertuis » avait été précieuse à Gouldsboro. Les vigoureux adolescents patrouillaient aux alentours comme l'avant-garde d'un peuple en transhumance, et gardaient celui-ci des surprises.
Quant à Martial, tout en passant la moitié de son temps sur l'eau avec ses compagnons, il n'en avait pas moins servi de secrétaire au gouverneur Paturel, rôle qu'il continuait de remplir puisque le jeune homme qu'Angélique avait prévu pour le remplacer s'était escamoté sans même daigner leur faire ses adieux.
– Vous voulez parler de ce... ce Nathanaël de Rambourg ? questionna Berne, qui s'étrangla et du même coup ressembla à un taureau furieux devant la « muleta » rouge d'une corrida espagnole. Je ne serais pas étonné que ce grand niais sans scrupules, auquel vous faites allusion, soit... soit...
– L'amoureux de Séverine, compléta Angélique. Eh bien, s'il en est ainsi, et il en est ainsi, pourquoi tant gémir ? Vous ne cessiez de redouter qu'elle s'« amourache » d'un papiste. Vous voici tranquille. Je peux vous confirmer que le prétendant est de religion réformée et la famille de haut lignage. Vous ne subirez aucun déshonneur en lui accordant votre fille !
– J'aurais déshonneur à remettre ma fille à un incapable et qui l'a déjà déshonorée ! fulmina Berne. Les grands nobles ont ruiné la cause de la Réforme.
Il se lança dans un discours confus où il accusait les grands nobles qui avaient embrassé la cause de la Réforme de l'avoir fait moins par conviction religieuse que pour dresser un parti rebelle en face du pouvoir royal. Heureusement, la bourgeoisie pieuse, austère, laborieuse, avait donné son vrai visage aux nouvelles formes de croyances.
Ceci pour expliquer que Maître Gabriel Berne n'avait pas plus à considérer M. de Rambourg, dernier du nom, comme un parti honorable, étant donné son impécuniosité, ni comme un parti flatteur du fait de ses quartiers de noblesse.
Sa fille Séverine n'était ni inférieure, ni supérieure à ce Nathanaël intempestif. Ces deux jeunes gens n'étaient simplement pas du même monde, de la même caste, ce qui posait des barrières infranchissables et interdisait leur union.
– Maître Berne, dit Angélique, je vous rappelle que nous sommes en Amérique, et que loin des cancans de votre ville natale, vos conceptions de caste sont surfaites et démodées.
« Regardez-moi. Me voici devant vous. Je suis née Sancé de Monteloup. J'ai épousé le comte Joffrey de Peyrac de Morrens d'Irristru. Dans la discussion qui nous oppose en ce moment, si je sens que nos caractères se heurtent et que nous avons quelques bonnes vérités à nous envoyer sans ménagement, par contre, aucune barrière de caste ne semble paralyser notre franchise mutuelle, vous en tant que grand bourgeois de La Rochelle, moi, en tant que possesseur de quartiers de noblesse remontant à Hugues Capet, ou à quelque roi de ce temps-là, d'après les renseignements de M. Moline.
– Vous, Madame, c'est différent !...
– Non ! Ici nous sommes tous différents et tous semblables. C'est ce qui nous rapproche et qui fait notre vaillance. Souvent, je baisse les yeux et je regarde vos souliers.
– Mes souliers !... Pourquoi donc ?...
– Parce que chaque fois, que ce soit ou non les mêmes que ceux que vous portiez alors, je me souviens qu'ils chaussaient les pieds du sauveur que j'entrevis par le soupirail de ma prison, les pieds de l'homme qui passait dont je ne savais s'il était bourgeois, juge, gardien, prêtre ou gentilhomme, et auquel je criais : « Qui que vous soyez, sauvez mon enfant qui est abandonnée seule dans la forêt ! »5 À cause de ce souvenir, je ne me brouillerai jamais avec vous, bien que vous l'ayez mérité cent fois.
« C'est pourquoi j'en reviens à ce qui me peine aujourd'hui. Jadis, lorsque vous m'avez amenée sous votre toit, vous m'avez fait du bien par la délicatesse de votre cœur. Vous étiez souvent triste et bourru, mais vous étiez bon. Ici où vous avez tout pour être heureux, pourquoi laissez-vous votre cœur se durcir ?
– À La Rochelle, j'étais chez moi. Il m'était facile d'être bon et juste.
« Je suis un homme ordinaire, je vous le répète, et je pense que la plupart des hommes préfèrent leurs habitudes à un bonheur fugace, qu'ils sont peu aptes à vivre, qui réclame d'eux une passion à laquelle leur nature ne les porte pas, qui les intéresse moins que...
– Que d'aligner des chiffres... Je sais. Vous me faites rire, Maître Berne ! Je vous ai vu en proie à la passion et prêt à y sacrifier et votre commerce, et votre vie, et votre âme.
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