– Si ce n'est un voyage, alors quelle sorte d'épreuve ? demanda Angélique après un moment de silence.

Car elle craignait d'approcher d'une révélation redoutée autour de laquelle elles ne cessaient de tourner depuis le début, comme rôde le renard autour d'un poulailler.

Ces « lames » aux couleurs voyantes et qui avaient l'air de claironner amicalement un avenir paré de tous les succès et réussites, elles renfermaient bien l'épine vénéneuse promise à sa démarche trop ailée et qui la ferait boiter bas.

Et ce chien, mâtin hargneux ?... Il fallait prendre au sérieux ce mâtin symbolique que Ruth et Nômie considéraient, lui semblait-il, avec indifférence, sinon indulgence, pour s'être familiarisées sans doute trop de fois avec sa morsure stimulante. À la question d'Angélique, Ruth répondit :

– Je ne sais.

Puis, voyant qu'elle décevait Angélique par son refus de vouloir en connaître plus, afin de la renseigner, elle fit effort. Après avoir jeté un regard à Nômie, elle tomba dans une profonde rêverie.

Et les coudes appuyés à ses genoux, ses joues dans ses paumes, son regard se perdait sur l'horizon mouvant de la mer parsemée d'îles. Cette étendue aux bleus changeants bougeait comme une soie secouée par une main nonchalante se balançant à la limite du ciel. Ses plis se drapaient autour des rocs allongés, alignés en escadre, couronnés de verdure brillante.

Un léger vertige naissait de cette contemplation. Le vent arrivait par risées subites, souvent chargé de bruine salée. On voyait éclater, au bord de la falaise, le panache d'écume des lames de fond, avant d'en entendre le bruit. Un souffle plus violent rabattit le capuchon de Ruth Summers et ses cheveux flottèrent. Pâles et dorés, ils avaient dans le soleil une texture lumineuse qui lui fit comme une auréole. Angélique, parmi cette blondeur, distingua mieux des cheveux blancs, ceux que les tourments intérieurs, les brisures irréparables, l'usure des injustices et des reniements subits font naître avant l'âge. « La sorcière !... » Et elle revit la sorcière de son enfance. Était-ce la première Mélusine ou la seconde Mélusine ?... Plutôt la première Mélusine, celle qu'on avait pendue. Elle avait de beaux cheveux blancs frisés qu'elle laissait flotter sur ses épaules et qu'elle parait de fleurs, ce qui lui donnait l'air d'une vieille petite fille contente. Plus paysanne, plus ronde que Ruth Summers, mais tout aussi savante et devineresse... Les sorcières !... Les sorcières des campagnes. Que de promenades Angélique enfant avait-elle faites en leur compagnie ! Que de mystères lui avaient été révélés... Les sorcières des forêts !... dont tant avaient été brûlées au cours des âges.

La jeune femme anglaise prolongeait sa méditation.

Elle prononça enfin, d'un ton solennel et presque sépulcral :

– Tu parleras avec un mort !

Angélique sentit un frisson glacial lui passer à la racine des cheveux.

– Que voulez-vous dire ?

– Je ne sais pas exactement, répondit l'Anglaise en secouant la tête. C'est flou ! C'est étrange.

Angélique se vit honorée d'une vision de l'au-delà comme la mère Madeleine, et n'éprouva aucun enthousiasme à cette idée.

– Je ne veux pas avoir à parler avec un mort.

– Que tu es donc rétive ! Tu veux connaître ton sort, tu veux tout savoir de l'Invisible et tu n'acceptes rien !... Et si ton destin était de te faire haïr, de te faire lapider ?... comme le nôtre !

– Je n'en veux point. J'ai eu ma part de lapidations !...

– Eh bien ! Tu as raison, ma chère. Et tout se concilie ! Ce que tu as acquis par les traverses de ta vie, c'est de ne plus appartenir aux vaincus... C'est pourquoi nous ne voyons partout que gloire et triomphe pour toi... Écoute encore. Il est vain et imprudent de vouloir donner aux révélations des tarots une image trop précise. Notre interprétation est sujette à caution. Et comme je te le disais tout à l'heure en cette carte, c'est peut-être le roi, votre souverain, ou peut-être ton époux, ou peut-être tous les deux, ou peut-être un autre homme qui leur ressemble. Ces choses-là, on ne les sait qu'après... C'est le symbole qui nous est apparu... À quoi sert de laisser aller notre imagination imparfaite ? Sois donc humble et patiente devant les prédictions. Tu comprendras le jour venu.

Puis elles se mirent à rire, comme des enfants complices qui sont seuls à saisir l'hermétisme et la cocasserie de leurs plaisanteries et de leurs querelles.

Une vague éclatait au bord de la falaise et le vent dispersait ses embruns salés.

Tout était calme et suave, tout parlait de concorde. Jusqu'à l'ingénuité paisible que la distance conférait aux esquifs entrevus dans les lointains de la Baie Française, voiles blanches des vaisseaux ou brunies au cachou des bâtiments de pêche. Tous rivaux, on le savait, acharnés à faire triompher leurs desseins et à contrecarrer ceux des autres, mais qui, derrière le pastel des brumes, ne paraissaient poursuivre qu'un rêve élégiaque.

Le vent jouait avec les chevelures des trois femmes penchées au-dessus de l'étoile magique.

Chapitre 15

« Elles ne m'ont pas parlé de l'homme brillant ni de la papesse... pensa Angélique tandis qu'elle descendait vers le port pour présider au départ de ses amies.

Elle n'était pas entièrement satisfaite. Malgré l'annonce de cette avalanche de triomphes et de victoires certifiées, Angélique, qui rapportait de son périple en Nouvelle-France une sensation de menaces confuses, s'étonnait que les subtiles voyantes eussent oublié de lui parler de ces deux personnages, qu'elles avaient naguère dénoncés avec effroi, « l'Homme noir », la « Femme noire » sa complice, qu'elles avaient aussi désignés sous ces vocables, « l'Homme Brillant », la « Papesse », et qu'elles avaient définis en termes surprenants si l'on songeait qu'elles ne savaient rien d'eux et n'en avaient jamais entendu parler.

Soit ! Ils étaient morts et enterrés. L'oubli des voyantes semblait l'assurer.

Mais par Ruth et Nômie, Angélique avait espéré être entièrement rassurée sur ces fugaces signes ou présages.

Or Ruth, après lui avoir annoncé, comme par inadvertance, une « épreuve », et en avoir défini, sans assurance, et non sans difficultés, la nature morbide, n'avait rien ajouté. Soit qu'elle fût distraite, soit qu'elle fût moins reliée à Angélique qu'à Salem ou moins préoccupée pour elle, peut-être atteinte plus qu'elle ne l'avouait dans sa santé et dans son cœur par la mort d'Agar et les sévices subis dans les prisons, la magicienne ne voyait pas plus loin. Sa quiétude vis-à-vis du destin d'Angélique était totale. Tout baignait dans le bleu pour l'avenir de l'Impératrice, telle que les tarots l'avaient reconnue, elle, Angélique, l'héroïne des trois septénaires victorieux.

*****

À grand bruit, soutenu par deux matelots anglais, un ivrogne de leur équipage était amené, vomissant à la fois le produit de ses trop nombreuses libations à l'Auberge-sous-le-fort, et un flot d'injures contre ces « frog eaters » qui, pourtant, l'avaient abreuvé généreusement de vins français d'excellente qualité.

On lui lia pieds et mains et on le jeta au fond d'une chaloupe.

L'instant des adieux arriva.

Ruth Summers se tourna vers Angélique.

– Ne te tourmente pas !

– Me tourmenterais-je à tort ?

– Tu te tourmentes avant que le temps soit venu. Et c'est une sottise. Tu dépenses tes forces contre des fantômes impuissants.

Il y avait un peu plus de monde sur le port qu'à leur arrivée.

Joffrey était venu les saluer et leur remettre des présents, entre autres une pièce de drap noir pour se tailler des manteaux plus confortables.

Près de lui, Angélique les regarda s'éloigner dans la barque dansant à la crête des vagues, serrées l'une contre l'autre dans leurs mantes sombres à longue capuche qui les faisaient ressembler à deux noires corneilles parmi leurs protecteurs, les officiers et gentilshommes anglais, en redingotes bleues, redingotes rouges juponnantes, plumes des chapeaux galonnés, jabots et manchettes de dentelles au vent, et les matelots coiffés de bonnets rayés rouge et blanc, qui poussaient les rames en entonnant un chant d'adieu des bords de la Tamise.

Elles regagnaient Salem, une si jolie petite ville du Nouveau Monde, avec ses lilas, ses citrouilles et son pilori.

Chapitre 16

– Viens m'aider, dit Angélique à Séverine Berne.

Après le départ des deux femmes anglaises dont la présence avait perturbé la population, mais près desquelles beaucoup s'étaient rendus, en secret, quêter des soins et remèdes, on avait fait voter par le Conseil, selon une suggestion des visiteuses, la décision de transformer la bâtisse sur la falaise en lazaret.

Charpentiers et menuisiers étaient allés raffermir les solives, les gonds et serrures de la porte, boucher les trous du toit par de bonnes rangées de bardeaux neufs, frais tranchés dans le bois clair des mélèzes. On avait posé le long des parois quelques planches pour former des étagères afin d'y aligner des fioles, boîtes, bassines, mortiers, bocaux, et on avait hissé deux ou trois grands coffres vides pour y resserrer linges, ouate, bandes de charpie, couvertures, huile et chandelles pour le luminaire, réserves de bois.

Il fallait maintenant balayer le sol de terre battue, lessiver la table et les escabeaux.

Angélique gravit le sentier accompagnée de l'adolescente, toutes deux suivies d'un essaim joyeux de fillettes, parmi lesquelles se trouvaient Dorothée et Jeanneton, de l'île de Monégan, et la petite Anglaise rescapée des massacres de Brunswick-Falls, Rose-Anne, fille des William.

Un peu plus tard, tandis que les petites aides emportaient des corbeilles de détritus pour les jeter, Angélique et Séverine, armées de solides balais de branchettes de bouleaux, entreprirent de nettoyer énergiquement la place et les alentours.