Un fort bel homme, d'une trentaine d'années, en redingote rouge chamarrée, les accompagnait.

– C'est lui, le capitaine du vaisseau de Londres qui nous protège, les avertit Ruth Summers.

Un peu en retrait, mais faisant bonne figure, M. Manigault et celui que l'on continuait d'appeler « l'avocat » Carrère représentaient la communauté majoritaire des lieux, les huguenots français de La Rochelle.

Une des filles des Manigault, Sarah ou Dévorah, ainsi que Jérémie revenu pour l'été de son collège de Harvard, suivaient avec, eux aussi, un chargement de paniers.

Selon toute apparence, la vie de Gouldsboro recommençait à tourner dans le bon sens.

Il y aurait fête ce soir sur la grand-place, devant l'Auberge-sous-le-Fort, et toute chance d'y admirer la belle Inès y Perdito Tenares dansant le fandango au son des castagnettes.

Chapitre 13

Angélique avait remis au lendemain la lecture de sa troisième étoile. Elle voulait d'abord éclaircir l'affaire d'Abigaël. Elle se rendit à la maison des Berne et y pénétra, vent en poupe.

– Où est-il ?...

Abigaël avait réintégré sa demeure, et retrouvé ses deux petites filles. Mais elle était seule et triste.

– Il n'a pas reparu. On m'a prévenue qu'il avait des affaires à traiter avec des pêcheurs bostoniens qui relâchent au Mont-Désert. Je me demande jusqu'à quand il va bouder.

– Profitons de son absence pour nous entretenir sans faux-fuyant. Abigaël, dites-moi en bref ce qui est arrivé à Séverine qui a pu provoquer l'ire de son père contre elle, et, paraît-il, contre moi.

À l'âge de la jolie fille, elle se doutait qu'il s'agissait d'une histoire d'amour.

– Gabriel vous en veut car il vous rend responsable de ce malheur, pour l'avoir emmenée, l'an passé, dans ce voyage où elle a rencontré toutes sortes de personnes nocives à sa candeur. Il répète que c'est la tournure de votre esprit qui l'a influencée.

– Allez au but ! Tout cela est fort vague.

La pauvre Abigaël ne se décidait pas. L'aveu lui coûtait. Elle se répétait, prenant son récit par un autre bout :

– L'hiver a été très pénible. Gabriel ne s'est pas départi de son humeur. Il était furieux contre vous. Il se reprochait d'avoir laissé sa fille encore si jeune vous accompagner dans ce voyage en Nouvelle-Angleterre où elle risquait de se laisser tenter par la frivolité d'une vie débauchée, dont, malheureusement, nous avons eu la preuve.

– Une vie débauchée ! En Nouvelle-Angleterre ! Chez les puritains ! Cela ne me paraît pas vraisemblable. Même chez les baptistes ou les luthériens, elle n'a pu avoir aucune occasion de...

– Pourtant nos calculs ne peuvent nous tromper. C'est durant ce voyage qu'elle semble avoir connu celui qui...

Enfin, se « jetant à l'eau », Abigaël confessa le drame qui avait bouleversé, au cours de l'année, leur si paisible et heureuse famille des rives de la Baie Française.

À l'automne, un peu après le départ de leur caravane pour Wapassou... Non, en y réfléchissant, c'était plus tard, car il y avait déjà eu des tombées de neige et Noël s'annonçait, Séverine avait été saisie d'un flux de sang. Par bonheur, elle n'avait pas hésité à en avertir sa belle-mère, l'appelant de son grenier, la nuit, et celle-ci, avec l'aide et les conseils de Mme Carrère sur la discrétion de laquelle on pouvait compter, avait assisté la jeune fille dans ce qui se révélait être une fausse couche de deux ou trois mois, venue spontanément. L'accident n'avait pas eu de suites pour sa santé. Elle s'était remise rapidement. Mais la honte et le malheur étaient entrés au foyer des Berne, et Séverine, quoique butée, ne niait pas, mais se refusait à donner des détails et à prononcer des paroles de contrition.

– Nous n'avons jamais pu lui faire avouer de qui elle s'était trouvée enceinte. Nos déductions nous ont persuadés qu'elle avait dû commettre ce faux pas durant son absence de l'été. Nous avons cru comprendre qu'il ne s'agissait pas d'un jeune homme de Gouldsboro. Mais nous ne pouvons rien obtenir de plus. Ce qui est certain, c'est qu'elle est si fortement attachée à ce souvenir qu'elle n'a manifesté aucun regret de sa conduite. Elle allait jusqu'à sourire devant la colère de son père. La seule chose qui l'attristait, c'était d'avoir perdu cet enfant qu'elle avait commencé d'attendre en secret. Je crois qu'elle l'eût porté jusqu'au bout en s'en glorifiant.

« À nos remontrances, elle répondait parfois : « Dame Angélique me comprendrait ». Ce qui exaspérait Gabriel... et qui l'a entraîné à reporter sur vous un peu de sa rancœur.

« Je ne pense pas m'être montrée trop sévère avec elle, je ne suis que sa seconde mère. Je lui ai dit : « Séverine, il va falloir devenir grande, témoigner moins d'insolence et de légèreté ».

« Mais elle nous en a voulu parce qu'elle a compris que nous nous félicitions, par sa fausse couche, d'avoir évité le scandale.

– Elle n'a jamais été facile, convint Angélique. À La Rochelle, elle souffrait d'être humiliée parce que protestante. Cela lui a forgé un caractère rebelle contre les impératifs des adultes. Mais je me défends, Abigaël, de l'avoir encouragée à se comporter ainsi avec cet excès de liberté et ce dédain de préceptes dont elle n'a vu que la contrainte et non qu'ils sont fondés sur le respect de la vie et sur la prudence la plus élémentaire. Car, une jeune fille enceinte, quelle que soit la part que l'on accorde au bien-fondé de l'amour, c'est toujours une tragédie.

« Je suis désolée qu'elle vous ait causé cette peine, et je peux vous affirmer que je la partage et que je comprends votre jugement sur ce point, bien que je sois catholique et vous protestante.

– Angélique, dit Abigaël en posant sa main sur son bras, rien ne nous sépare et ne nous séparera jamais. Vous êtes ma sœur. Et plus encore. Une amie. Par bien des points vous nous êtes étrangère, c'est vrai. Mais, quand vous êtes arrivée à La Rochelle, parmi nous, c'était comme si entrait dans nos sombres demeures un peu figées le soleil, ou le vent de mer un jour de beau temps. Vous me fîtes penser à ces anges messagers de la Bible que l'on voit surgir pleins de lumière et d'entrain et qui ne se montrent pas tendres pour les humains timorés. Secourables, cependant, ils viennent nous rappeler que le jour du Seigneur est proche, qu'il faut qu'on se réveille, qu'on prenne la route.

« C'est ainsi que je vous ai reçue avec la conscience du bienfait qu'allait représenter pour nous votre présence si peu habituelle, et malgré la jalousie qui me blessa aussitôt. Car j'aimais Gabriel depuis toujours. Mais avec trop d'indulgence, je ne l'ignore pas. Je sus que vous alliez le secouer, le remettre dans le chemin vrai de sa vie.

– Où il devait s'apercevoir que vous étiez faite pour marcher à ses côtés, vous l'exquise Abigaël qu'il ne voyait pas à force d'être absorbé par ses livres de comptes.

– À quoi bon servirait que l'homme ait été animé du souffle de Dieu pour ne se consacrer qu'à une seule vie médiocre, dit Abigaël.

– Votre Gabriel est un bienheureux de vous avoir près de lui et je me chargerai de le lui rappeler.

– Dans un certain sens, lui comme moi, nous comprenons ce que Séverine voulait dire lorsqu'elle s'en référait à vous en parlant de l'amour. Moi aussi, je vous dois d'avoir su mieux aimer, d'avoir compris que l'amour était un don du Ciel et qu'il fallait s'y abandonner sans remords, ajouta-t-elle en rougissant légèrement.

« Aujourd'hui encore, je n'ignore pas que je ne pourrai jamais apporter à Gabriel la même chose que vous. Mais qu'importe. Ce que j'avais à lui offrir, moi, je suis la seule à le pouvoir. Je le rassure. Il craint ce qui est par trop hors des cadres permis. Cependant il y a une limite. Ma docilité n'est pas démission, mais amour.

« Je n'ai pu approuver son comportement envers vos amies de Salem, ni qu'il vous en ait voulu de façon injustifiée et exagérée pour Séverine.

– Abigaël, vous êtes ma consolation. J'aurais compris que vous vous incliniez en bonne épouse, mais cela m'est bon de voir que vous ne m'avez pas désavouée.

– Vous m'avez appris à tenir la tête haute, Angélique, et dans des circonstances encore plus mortifiantes pour une femme que celles qui viennent de m'être infligées. J'ai retenu la leçon. Que de choses n'avons-nous pas vécues déjà sur ce bord d'océan.

– Siriki prétend que le vent du diable y souffle parfois et souvent.

– Les passions tourbillonnent. Le vent souffle et il passe. Quand revient le calme, on se félicite de n'avoir donné prise, que le moins possible, à sa fureur sournoise.

– Serait-ce de Nathanaël de Rambourg qu'il s'agit, réfléchit Angélique, revenant au cas de Séverine. Je ne vois que lui. Abigaël, vous auriez dû me mettre au courant plus tôt. Je parlerai à Séverine et aussi à Maître Berne. Il doit m'entendre. Ses ennuis paternels n'excusent en rien ses façons de tyran domestique.

Elles s'entretinrent longtemps avec confiance et agrément. Tandis que s'éloignait pour elles l'écho des disputes attisées par des sentiments outranciers, fagots à rejeter comme sarments desséchés.

Angélique était la seule femme au monde avec laquelle Abigaël pouvait débattre de ce qui lui tenait à cœur.

– On dirait, Angélique, que vous vous tenez au carrefour de la vie pour en recevoir les richesses de toutes les directions.

– Et ce n'est pas sans en éprouver souvent de l'angoisse, hésiter, comme en ce moment. Au cours de ces années, tout s'est mis en place. Nous avons repris notre assise. Nous avons réussi. Et alors je sais que tout va bouger de nouveau car la nature ne paraît pas vouloir se contenter de la seule réussite... Peut-être me blâmez-vous d'être ainsi aux aguets, de chercher à comprendre, d'accepter, comme vous le dites, ce qui vient de toutes les directions.