– Et non pas une victoire passagère. Mais la victoire. Celle qui, sur d'autres assises, bâtit la vie nouvelle, tel était ton destin entrevu et vers lequel tu t'avances, et qui désormais s'approche. Aussi, devinant ton regret, avons-nous pris nos cartes, fermé notre maison, et nous nous sommes rendues au port où, vers la même heure, se présentait l'homme de Londres à la redingote rouge et son lieutenant à la redingote bleue. Et nous voici... Mais tout d'abord, rentrons nous mettre à l'ombre et à l'abri du vent, et allons boire le thé, car c'est l'heure d'après le soleil.

*****

Sur le foyer à trois pierres dans un coin de l'entrepôt, Nômie avait posé une chaudière remplie d'eau.

L'ameublement était plus que rudimentaire. Une planche posée sur des tréteaux servait de table.

Des bottes de paille jetées sur la terre battue, et une mangeoire remplie de foin nouveau, prouvaient que l'endroit servait aussi, à l'occasion, d'étable ou d'écurie.

Les deux jeunes femmes assurèrent qu'elles avaient fort bien dormi, sous la garde de leurs marins anglais autour du feu dehors, et auxquels elles portèrent de temps à autre une tasse de ce thé qu'ils n'avalaient pas sans grimaces.

Les rudes Anglais se confiaient une fois de plus que les colons de Nouvelle-Angleterre ne faisaient rien comme tout le monde, et que, pour leur part, ils auraient préféré un peu de gin ou de rhum à ce thé tant apprécié au Nouveau Monde. La métropole britannique n'était pas encore entrée dans le circuit du fameux thé, tandis que les puritains du Nouveau Monde, dissidenters, baptistes, congrégationalistes, dans leurs différents exils aux Pays-Bas, ou par l'annexion de la Nouvelle-Amsterdam en Amérique, avaient pris des Hollandais le goût d'une infusion rare et coûteuse, importée de Chine, d'usage médicinal, et que la haute société de La Haye avait mise à la mode.

C'était devenu plus qu'une mode, un rituel. Au Massachusetts, dans toutes les maisons de personnes aisées, on buvait le thé de Chine à certaines heures, et Angélique chez Mistress Cranmer, avait vu qu'il y avait une pièce réservée à cet usage, en général l'une des petites chambres sur les côtés du vestibule.

Elle sourit en voyant retirer de leurs pauvres bagages et disposer sur la table grossière de fines tasses de ces porcelaines, venues de Chine, et dans lesquelles seules, affirmaient tous les adeptes du rituel, le thé pouvait être bu. Raffinement qui ne jurait pas avec leur austérité. Ils avaient le respect du commerce, vénéraient la rareté d'une feuille et d'une vaisselle amenées de si loin par l'héroïsme de leurs gens de mer et la bonne tenue de leurs navires construits dans leurs chantiers du Nouveau Monde.

Ruth dit que ces tasses et la théière leur avaient été données par Mistress Cranmer pour les remercier d'avoir soigné et sauvé son père, le vieux Samuel Wexter.

Elle déplora de ne pouvoir préparer, faute d'ingrédients, cette panacée qu'elle lui avait si souvent fait avaler pour lui redonner des forces : une soupe au thé très fort, mélangée d'œufs battus, de lait, de crème, de vanille et de croûtons de pain rôtis au beurre...

Puis, elles demandèrent des nouvelles de leurs « babies », les jumeaux, et chantonnèrent la berceuse qui les endormait :

Bring back, bring back,


Bring hack, my bonnie to me, to me.


O blow ye winds over the ocean,


O blow ye winds over the sea.

Un appel les alerta.

L'homme à la redingote bleue leur adressait des signes, en moulinant de ses pistolets.

– Quelqu'un vient ! leur cria-t-il.

Une femme grimpait vers eux, courant malgré la raideur de la côte et le poids de la hotte qu'elle avait sur le dos ainsi que des paniers qu'elle traînait avec elle. Elle devait être en proie à une forte agitation. On voyait des mèches de cheveux s'échapper de son bonnet dans sa hâte.

– C'est votre amie Abigaël Berne.

Jamais Angélique n'avait vu Abigaël se présenter dans un tel désordre.

Cependant, force lui fut de reconnaître, en cette femme échevelée et chargée comme un âne, la calme Abigaël, son amie rochelaise.

– Ah ! Je vous trouve enfin, s'écria-t-elle en les apercevant. Et vous aussi vous êtes là, Angélique ! Dieu soit béni ! Nous sommes sauvées !

Elle posa ses fardeaux, et essoufflée, rouge, commença à essayer de ranger ses cheveux sous sa coiffe.

– Gabriel m'a enfermée... Pour m'empêcher de faire accueil et porter aide à vos amies qui arrivaient de Nouvelle-Angleterre. Avez-vous jamais ouï pareille folie de la part d'un homme qui... que... jamais je ne l'aurais cru capable de cela ! Il ne m'a pas bâillonnée, mais c'est tout juste !...

Ses yeux brillaient de larmes contenues.

– En tout cas, il m'a enfermée dans l'appentis, de telle sorte que je ne pouvais répondre à vos appels quand vous êtes venues frapper chez moi, fit-elle en se tournant vers les deux jeunes Anglaises, ni me faire entendre de vous, ni de personne.

– Qui vous a délivrée ?

– Laurier... N'est-ce pas une honte qu'un petit garçon comme lui soit témoin de la façon dont son père traite une épouse... Je ne suis que sa seconde mère, mais l'enfant a du respect et de l'affection pour moi... C'est indigne !...

Elle reprit souffle. Sa tension retombait. Il était visible qu'après cet éclat inusité pour son caractère peu enclin à la colère, elle se sentait épuisée comme après le passage d'un typhon.

– Mais que leur prend-il donc à tous ? gémit-elle. On dirait qu'une trombe, un tourbillon les entraîne !

Près des larmes, elle se laissa aller sur l'épaule d'Angélique.

– Oh ! Angélique ! Je l'aimais tant !... Que vais-je devenir ? S'il devient fou comme les autres, mon Gabriel !...

– Venez boire le thé que nous avons préparé, il est encore chaud, l'encouragèrent les visiteuses.

Les trois femmes l'entourèrent et l'amenèrent à l'abri du toit de feuilles.

Nômie versa l'infusion rosée dans les tasses.

– Nous n'étions pas abandonnées, comme vous le voyez, chère Mistress Berne. Nous avions du thé, du pain noir pour nous restaurer et... des miliciens pour nous garder.

Elle désignait les hommes au-dehors qui avaient repris leur guet.

Abigaël expliqua.

– Je vous apportais des vivres et des boissons. Et aussi j'ai pris pour moi quelques hardes de rechange car je ne sais pas si je vais retourner sous le toit de ce tyran...

– Abigaël ! Et vos petites filles ?...

– Séverine les a emmenées sur l'ordre de leur père... comme si j'étais une mère indigne, qu'il fallait me les retirer... A-t-on jamais vu pareil égarement ?...

– Buvez ! Nous parlerons après...

Abigaël but docilement et commença de s'apaiser. Elle hochait la tête.

– Il est vrai que Gabriel a beaucoup changé... Il n'est plus le même depuis ce qui est arrivé à Séverine.

– Qu'est-il arrivé à Séverine ? s'inquiéta Angélique, qui se rassura in petto en se disant que, puisque Séverine avait été chargée d'emmener ses petites sœurs, elle était bien vivante et que c'était là le plus important.

– Oh ! C'est vrai, vous n'êtes pas au courant... soupira Abigaël d'un air las. Ce printemps, avant de vous embarquer avec Honorine, vous êtes passée si rapidement par notre établissement. Nous n'avons pas eu le temps de parler. Vous conduisiez Honorine en pension à Montréal, et c'était bien triste. Nous ne reverrons plus cette enfant, se désola la douce Abigaël Berne, qui trouva prétexte à l'évocation d'Honorine pour plonger le visage dans son mouchoir et verser les larmes qu'elle retenait.

– Mon amie ! Ma chérie ! Je suis désolée, murmura Angélique en entourant d'un bras ses épaules secouées. Les responsabilités nous dévorent. Plus nos affaires s'arrangent, plus les dangers s'éloignent, et moins nous avons de temps pour nous voir entre amis et jouir d'une paix si durement gagnée.

– C'est qu'il faut lutter aussi pour la conserver, fit la jeune femme en souriant à travers ses larmes. Je me demande si le maintien de nos avantages n'exige pas de nous plus d'efforts que les simples combats du début pour y parvenir. Oh ! Qu'est-ce donc ?

Toutes quatre, elles poussèrent un cri, car une boule duveteuse venait de sauter sur la table d'un bond souple.

– Sire Chat !...

– Je le croyais monté à bord avec nous, raconta Angélique après avoir caressé son ami des mauvais jours. Nous n'avons constaté son absence qu'à Tadoussac.

– Il a passé l'été en notre compagnie.

– Nous ne nous sommes pas trop inquiétés sachant qu'il n'en faisait qu'à sa tête.

Sire Chat voyageait à sa convenance et non pas sur décision d'autrui. On ignorait quels intérêts ou prescience le décidaient à quitter tel endroit ou à y rester. Mais cela dépendait de sa seule volonté. Il lui suffisait de s'éclipser au moment d'un départ, s'il ne voulait pas être du voyage, ou de se glisser dans les bagages ou à bord des navires s'il était dans son goût d'y participer.

Cette fois, pour une raison obscure, le voyage vers Montréal ne l'avait pas inspiré et il avait préféré attendre le retour d'Angélique sur la grève de Gouldsboro, théâtre de ses premiers exploits.

– M'a-t-il suivie, ou précède-t-il des visiteurs ? s'inquiéta Abigaël.

Par la porte du hangar, elles voyaient les matelots du vaisseau anglais se regrouper, regardant vers le sentier, et semblant relâcher leur guet, jusqu'alors farouche.

Cette fois montait vers l'esplanade un groupe dont la vue pouvait faire augurer que tout était rentré dans l'ordre en l'établissement de Gouldsboro.

Aux côtés de Joffrey de Peyrac et de Colin Paturel, on reconnaissait le joyeux corsaire dunkerquois Vaneireck montant allègrement. Il ôta son chapeau et l'agita dès qu'il distingua les silhouettes féminines au sommet de la falaise.