– Il continue à en être de même à Salem, reprit Ruth. Ils crient le jour que nous sommes du Diable, et viennent le soir dans l'ombre demander un bienfait de santé qui ne peut être que de Dieu puisque c'est pour une meilleure vie...

Le hangar où on les avait logées paraissait avoir été construit récemment sur l'emplacement de l'ancienne cabane plus exiguë.

– On dirait qu'on veut transformer ce hangar en poste de traite, dit Ruth, mais je pense qu'il serait mieux d'en faire un lazaret où les malades épidémiques pourraient être soignés en dehors de leurs familles. L'air est si pur ici...

– Pourquoi ne vous êtes-vous pas présentées chez mon amie Abigaël, demanda Angélique que tourmentait la hargne de Gouldsboro. Elle vous aurait reçues et vous connaissiez le chemin de sa maison...

– Nous nous y sommes rendues. Mais sa demeure était close, barricadée. Je ne sais s'il y avait quelqu'un à l'intérieur mais personne ne s'est manifesté, ni n'a répondu à nos appels.

« Abigaël, elle-même ! » pensa Angélique soudain déprimée.

Elle continuait à regarder autour d'elle. Quelque chose manquait... ou quelqu'un !

– Où est Agar ? s'écria-t-elle. Votre petite romanichelle ?

Inquiète, elle se demandait si les dirigeants de Salem l'avaient gardée en otage pour s'assurer du retour des deux femmes ?

– Agar est morte, dit Ruth Summers.

– Ils l'ont tuée, ajouta en écho Nômie Shiperhall.

Elles s'assirent sur un banc, à l'ombre du hangar.

Le drame avait eu lieu au plus sombre de l'hiver, en ces mois où la mer d'encre allonge ses rouleaux d'écume jusqu'à l'intérieur des terres, et que l'on patauge par les rues et par les chemins, creusés des sillons des lourds chariots tirés par les bœufs, dans une boue rouge, couleur de sang corrompu, où dérapent les chevaux, où trébuchent les carrioles qu'il faut pousser de l'épaule pour les sortir de l'ornière, ces mois où l'humeur est aigre, où la crainte s'empare des esprits soumis à la méditation des soirées trop longues.

Quelle lubie avait pris la petite Agar de quitter la maison en lisière des bois où elle était à l'abri, alors qu'il pleuvait en rafales ?

Où avait-elle couru par ce temps sauvage ? De qui s'était-elle moquée, sur le chemin, l'enfant des Roms ? L'enfant rieuse ? Avait-elle été attirée par le marché dont elle aimait le mouvement ? L'arrivée d'un navire ?...

Les uns dirent qu'elle avait volé... à l'étalage un fromage ou un œuf... personne ne se mit d'accord. Les autres, qu'elle avait « induit en tentation » un respectable pasteur qui la morigénait, à moins que ce ne fût un matelot virginien – tous des convicts ! – qui lui lançait des graines de tournesol comme à un petit singe.

Là-dessus encore, personne ne s'entendait.

Avaient éclaté cris de rage, anathèmes, insultes et blasphèmes. La foule, le poing levé, armée de lourds gourdins, d'escabeaux, de manches de fouets, de tout ce qui lui tombait sous la main, s'était refermée sur ce corps dansant de jeune folle qui, même en plein hiver, faute de fleurs, aimait se parer de feuillages, couronne de lierre, bouquets d'ifs au corsage !... Point n'était besoin de tant de coups pour en venir à bout !

Ses mères adoptives ne savaient pas lesquels des citoyens de Salem étaient venus plus tard furtivement déposer le corps brisé sur la terre détrempée, à la lisière du cercle de pierres blanches...

– Elle s'enfuyait souvent les derniers temps, reconnut Ruth Summers en hochant la tête. Je crois qu'elle s'était mise à chercher, et cela avec malignité, celui ou celle à qui je devais d'avoir été emprisonnée plusieurs semaines.

Elle soupira :

– Un dur et triste hiver ! Brian Newlin est mort aussi.

– Brian Newlin ?...

– L'homme que j'avais épousé à Salem après m'être convertie au congrégationalisme. Pour être de ceux qui avaient le droit de persécuter, et non de ceux qui étaient persécutés, comme les quakers parmi lesquels j'étais née.

– De quoi est-il mort ?

La jeune femme ne répondit pas tout de suite et sur son fin visage trop pâle Angélique discernait à nouveau les stigmates des privations et d'épreuves interminables.

– Il m'apportait des livres, reconnut-elle après un silence, et c'est cela qui l'a perdu. Je trouvais ses paquets de livres au-delà du cercle de pierres : Baxter, mais aussi Erasme, qui est interdit. Des sonnets satiriques de Harvey. Tout ce que j'aimais. Moi, une femme, je n'avais pas le droit de lire. « Tu me donnes plus qu'un morceau de pain », lui dis-je un jour que je le croisai sur le chemin.

– « Je le sais », répondit-il en détournant les yeux. Nous fûmes aperçus en devisant. Ils virent que, loin de me répudier avec horreur, mon ancien époux que j'avais offensé faisait alliance avec moi.

Haïssant plus encore l'homme qui abdique de sa toute-puissance devant sa femme et surtout devant sa femme coupable, le haïssant plus encore, dis-je, que la femme elle-même, ils le condamnèrent à la pendaison pour perte de raison. Ils disaient que je lui avais mis un ver dans le cerveau. Et c'était peut-être vrai. Encore que l'amorce de sa transformation était là bien avant que je vinsse puisque déjà il lisait en cachette les poèmes de Gabriel Harvey.

Sur le chemin du supplice, ils lui posèrent toutes sortes de questions afin de prouver à la foule qu'il était insensé, et en effet cet homme taciturne parut excité et tint des propos étranges.

– Peignez vos barbes, criait-il, et tous au palais !... pour mon jugement !... ou encore, à ses juges : Ne mangez ni oignon, ni ail, car votre articulation, pour vos discours, doit être fraîche !... Craignez le poète car l'œil du poète, riboulant de délire va de la terre au ciel et du ciel à la terre...

– Moi qui vous parle Brian, lui dit John Knox Mather comme ils arrivaient à l'échafaud, j'ai beau vous écouter sur le chemin du supplice, et j'eus beau vous entendre au tribunal, moi qui suis docteur en théologie et toutes sortes d'arts et de science, je ne peux rien comprendre à vos propos. Vous êtes donc bien insensé.

Brian s'arrêta et le regarda dans les yeux avec une insolence et un dédain dont je ne l'aurais pas cru capable.

– Sachez qu'il y a plus de choses en l'Univers, Horatio, que n'en rêve votre philosophie !...

Les gens se demandaient pourquoi il avait appelé le docteur Mather : Horatio...

Il cria encore :

– Le monde est désaxé !... Sois maudit, Toi, que ce soit moi qui le doive rétablir !...

Ce n'est que plus tard qu'ils comprirent que, tout ce temps, il n'avait fait que leur citer Shakespeare. Et Ruth Summers se mit à rire, puis des larmes perlèrent à ses cils pâles de blonde anglaise.

– Quelle grande âme voici détruite, murmura-t-elle.

Angélique aurait voulu lui dire ainsi qu'à son amie :

« Restez ! Restez ! Ne retournez pas à Salem car ils finiront par vous faire périr, vous aussi. »

Elles la devançaient.

– Ne te reproche rien ! C'est notre destin ! Nous ne sommes pas venues pour rester. Nous sommes seulement venues pour t'apporter des haricots de notre champ, de ceux que tu appréciais tant en ragoût, le dimanche, arrosés de crème tiède et de jus d'érable. De la sève d'érable, nous en avons recueilli au printemps et dans notre bois derrière la maison, et nous l'avons fait cuire à notre façon pour lui donner la consistance du miel. Nous t'en apportons deux jarres. Nous t'apportons, scellé de plomb, du meilleur thé de Chine, ces feuilles qui donnent une boisson désaltérante et tonique et qui te faisait tant de bien, des remèdes en quantité pour ton apothicairerie, dont l'écorce de ces saules qui poussent au bord de l'étang où l'on fait les jugements de Dieu, et qui est souveraine contre la fièvre... Mais, trêve d'annonces alléchantes ! Nous avons plus important à faire et le temps nous est mesuré. Nous sommes surtout venues pour te relire le troisième septénaire des Tarots, celui que tu n'avais pas voulu entendre par crainte de l'avenir.

– Comment avez-vous deviné que je souhaitais aujourd'hui l'entendre ?

– Nous t'avons vue sur le fleuve, dit Nômie.

Chapitre 12

– Tu étais seule à la tête d'un navire, poursuivit la jeune anglaise de Salem, comme décrivant une image précise. Tu descendais le fleuve parmi les brumes. Dans ces limbes, des ombres de ta vie t'escortaient. Elles te suivaient et te précédaient. En ce fleuve, les ombres de ta vie aiment à se rassembler, lorsque le rideau va s'ouvrir sur un nouvel acte. Et les rôles sont redistribués à nouveau. Ainsi certaines de ces ombres qui étaient derrière toi vont venir devant en se montrant à toi. Celles qui avaient été longtemps éloignées se rapprochaient et te faisaient signe : « Nous voici, Tu nous avais oubliées. » Celles que tu étais accoutumée à considérer comme familières, s'éloignaient. Dans ce mouvement l'angoisse te prenait et tu regrettais de n'avoir pas voulu connaître le troisième septénaire, la troisième étoile qui parlait de voyage impromptu, de changement qui t'effrayait.

« Saisie de prescience devant les annonces du destin, tu regrettais de ne pouvoir te rappeler les raisons que nous t'avions données de ne point craindre d'avance, car en cette étoile, nous avons lu triomphe, succès, réussite. Nous avons lu le signe de ta victoire.

« Alors, regrettant de n'avoir pas voulu tirer le voile, tu pensais à nous...

Angélique reconnut l'état d'esprit qui était le sien lorsque, récemment, elle descendait le Saint-Laurent.

– Je me souvenais d'un Chariot qui annonçait je ne sais quel voyage dont je préférais ignorer l'éventualité. Mais c'était puéril de ma part.

« Et plus tard, il m'est revenu que vous parliez aussi de victoire.