Par la suite, on avait pris l'habitude d'y reléguer pour une nuit les voyageurs de passage qu'on ne voulait pas recevoir chez l'habitant ou à l'intérieur du bourg. Dans une communauté à la situation précaire et isolée, il fallait se montrer prudent.
Gouldsboro, ce n'était plus, comme au début, une grande famille où tout le monde se connaissait et se surveillait, ce n'était pas encore une ville avec ses lois, ses gardes, ses institutions, ses fonctionnaires, où l'individu anonyme, suspect, se trouve emprisonné, dès les premiers pas, par le corset de la discipline urbaine, ce qui morcelle ses nuisances. De l'inconnu, de l'étranger, de celui qu'on ne connaît point et qui se mêle aux autres, ce qu'on craignait, c'était les vols dont on ne pourrait jamais trouver le coupable, les querelles d'ivrognes dont les causes demeuraient obscures, mais où les membres de la population risquaient d'être impliqués. Et pardessus tout : l'incendie, allumé par négligence ou malveillance, et qui pourrait anéantir le labeur de plusieurs années en une seule nuit.
Comme Angélique arrivait au sommet, découvrant d'un seul coup le panorama où dansaient sous les coups du vent, les couleurs mêlées du ciel et de la mer, de la forêt et des plages et des rocs, elle crut voir briller dans les herbes un éclair d'azur, et un homme vêtu d'une redingote de satin bleu barbeau et coiffé d'un chapeau galonné aux plumes agitées, se trouva subitement devant elle, tenant dans chaque main des pistolets de marine, braqués dans sa direction.
Il lui barrait l'accès du terre-plein où se trouvait la cabane, appuyée à l'ombre des premiers arbres de la forêt.
– Halte, n'avancez pas plus loin, jeta-t-il en anglais. Quelles sont vos intentions ?
Interloquée, Angélique se demanda si, à tous ces désordres, ne venait pas s'ajouter celui impromptu de ce débarquement de Bostoniens ou de pirates anglais qu'elle redoutait et qui se seraient approchés de Gouldsboro par voie de terre. Puis elle crut comprendre.
– Je viens pour visiter mes amies de Salem, Ruth Summers et Nômie Shiperhall, dont on m'a dit qu'elles étaient logées ici.
– Leur voulez-vous du mal ?
– Certes non !
– Vous n'allez pas profiter de ce que je vous cède le passage pour les insulter et leur causer dommage et dois ?...
– Qu'imaginez-vous là ? Ce sont des amies, vous dis-je. Je suis Madame de Peyrac, épouse du seigneur de Gouldsboro...
– Well ! Je vous reconnais, convint le jeune officier anglais, en s'effaçant pour laisser libre le sentier. Je vous ai vue l'an dernier, Milady. Vous reveniez de Salem où vous aviez donné le jour à deux enfants jumeaux.
*****
À l'instant où Angélique parvenait à l'esplanade, elle vit surgir d'un hangar édifié près de la cabane les deux silhouettes noires de ses amies. Elles se jetèrent dans les bras les unes des autres. Angélique comprit qu'elle avait craint de ne jamais les revoir.
Sachant leur situation précaire parmi les puritains de Salem, elle avait souvent tremblé pour leurs vies. Elle n'en croyait pas ses yeux de les retrouver là, dans leurs manteaux à capuche allemande, dont le tissu lui parut un peu plus usé et rapiécé, avec la lettre A rouge, en gros tissu toujours cousue à la place du cœur. Était-ce la clarté de ce jour de soleil qui jetait une lumière crue, accentuant les couleurs et les ombres, qui lui fit remarquer sur le beau visage de Ruth de minuscules griffures de rides au coin des paupières, un teint plus pâle, et autour des yeux bleus de Nômie, un cerne mauve plus creusé ?...
Sa main posée sur leurs épaules surprit la courbure d'un dos trop maigre qui s'était accentuée, elle devina l'ossature d'un poignet trop frêle, et cela les rendait plus terrestres et révélait ce qu'elles étaient, les pauvres magiciennes : deux jeunes femmes miséreuses, solitaires, repoussées de partout. Et par tous.
Tout en les embrassant, elle se répandait en protestations et regrets pour le mauvais accueil qu'elles avaient reçu, se désolant de n'avoir pas été présente... Et déjà s'effaçaient à ses yeux ces marques de fragilité humaine qu'elle avait cru discerner et qu'elle ne voyait plus dans le rayonnement de leurs doux sourires et de leurs prunelles d'un bleu séraphique.
– Que dis-tu, ma sœur ? Mais nous sommes fort bien logées et dans un endroit merveilleux. L'eau de la source est si bonne.
Nômie alla vers le hangar et revint avec une cruche et un gobelet.
– Bois, ma sœur. La chaleur est forte et le vent dessèche les lèvres.
Angélique but, trouva l'eau délicieuse et s'aperçut qu'elle était assoiffée.
Angélique regarda autour d'elle.
C'était bien l'endroit d'où elle avait reconnu le décor de Gouldsboro, tel qu'en la vision de la Mère Madeleine, mis en place pour l'arrivée de la Démone. Là aussi, elle s'était confessée au Père de Vernon quelques heures avant sa mort dramatique.
– La croix ne vous gêne pas ? demanda-t-elle, sachant que les quakers répudiaient les objets de culte, source d'idolâtrie.
– Why ? La croix est symbole pour tous. La force qui s'élance vers le haut. La force verticale et horizontale, la force de la Terre qui résiste. C'est au point de rencontre que tout se passe, là où fut le cœur percé d'une lance...
D'emblée elles retrouvaient leur langage et le ton de leurs entretiens de Salem. Leur entente à toutes trois se renouait sans effort. Elles firent quelques pas en se donnant le bras. L'herbe rase avançait assez loin le long du promontoire, avec un cortège d'épi-lobes mauves et de pavots qui descendaient le long des failles jusqu'aux plages au pied des falaises.
Il fallait prendre garde, à marée haute. La mer s'engouffrait dans ces échancrures étroites, parfois une lame plus forte se heurtait au fond en cul-de-sac, bondissait et se libérait en un gigantesque geyser d'écume, que l'on voyait à des hauteurs surprenantes et qui pouvait, en se retirant, entraîner des promeneurs imprudents, trop avancés sur les bords. Pour le moins on risquait d'être mouillé copieusement.
Ce qui leur arriva par deux fois.
– La mer est mauvaise aujourd'hui.
Et elles se reculèrent tandis qu'éclatait une nouvelle gerbe écumeuse qui retomba comme déçue de les voir s'éloigner.
– Ô mer furieuse et tendre !... dit Ruth Summers. Depuis que nous sommes là, elle nous tient compagnie. Nous nous sommes assises pour la contempler voyant à travers elle la face du Tout-Puissant et l'amitié d'une nature qui ne veut pas de mal en nous...
En revenant vers le petit campement, Angélique revit l'officier en redingote bleue et à l'autre extrémité du plateau deux silhouettes portant des bonnets de laine, vêtues de chausses courtes aux genoux à la mode des marins anglais, qui tenaient des mousquets.
– Mais qui sont donc ces hommes ? L'un d'eux m'a barré le passage à mon arrivée, prétendant connaître mes intentions à votre égard avant de me laisser vous approcher.
– Ils se sont déclarés nos gardiens. Ils appartiennent à l'équipage du navire qui nous a amenées de Salem. Vous souvenez-vous l'an dernier quand nous avons quitté Gouldsboro, le capitaine d'un navire anglais nous avait prises à son bord, un homme de Londres, dont le bâtiment est armé par un des favoris du roi. C'est dire que c'est un capitaine qui a de grands moyens pour traiter ses affaires autour du globe. Il s'est montré avec nous franc, courtois, comme certains qui viennent d'Angleterre, un peu dédaigneux pour les colons d'Amérique et, comme tout anglican, moqueur à l'égard des puritains qui dirigent le Massachusetts, qui pourtant ont fort bien gouverné la Grande-Bretagne lorsqu'elle se déclara sans roi. Tel quel il est vrai, dans sa redingote rouge et avec toutes ses plumes, il n'était point fait pour plaire à nos édiles de Salem. Lesquelles, à ce premier retour, nous attendaient au port avec des gardes. Notre capitaine s'est montré soupçonneux de l'accueil qu'on nous ménageait au pilori, et comme l'on parlait de nous conduire, il intervint.
« Je ne sais ce qu'il leur raconta. Il invoqua, je crois, votre époux qui nous avait recommandées à lui, promit de leur acheter de la morue et de leur rapporter de la coutellerie. Sans leur faire payer de taxes. Et tandis qu'il faisait remplir ses tonneaux de pommes nouvellement récoltées, il nous escorta jusqu'à notre demeure, qui heureusement n'avait pas été incendiée, promit en nous quittant qu'il reviendrait l'année suivante et s'informerait de notre santé. Il tint promesse. Dès sa venue à Salem cette année, il proposa de nous emmener à Gouldsboro, quitte à repasser plus tard nous reprendre avant son retour pour l'Europe. Et le gouverneur, qui n'est pas commode pourtant, a accédé à sa proposition sans difficultés à condition de nous ramener cette fois encore.
– Et ici, votre compatriote et défenseur a dû à nouveau vous protéger.
– Ces gens de mer sont toujours sur le qui-vive. Un rien leur fait mettre la main à la crosse de leurs pistolets. Ils ne se voient partout qu'ennemis. Je leur ai assuré qu'il n'y avait pas ici à craindre pour nos vies, mais le capitaine en accord avec votre gouverneur Mister Colin...
Elle prononçait Coline.
– ...a préféré nous donner des gardes pour la nuit. Nous ne voulions pas repartir, aussitôt, car nous sentions que vous n'alliez pas tarder à arriver...
– Voyez comme les êtres sont déconcertants, fit Ruth d'un ton confidentiel. Les habitants nous ont fait mauvais visage, mais il y a déjà deux ou trois personnes du village qui se sont glissées jusqu'ici pour nous demander un remède ou des soins...
C'était sans doute l'un de ces visiteurs qu'Angélique avait aperçu descendant le chemin et essayant de se dissimuler dans les herbes, tandis qu'elle montait en sens inverse.
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