Par la suite, chacun se renferma chez soi, comme Achille sous sa tente. Le gouverneur désavoué aurait voulu mettre à la disposition des amies de M. et Mme de Peyrac le confort de sa demeure personnelle, mais la chose s'avéra impossible. Il comprit que les deux visiteuses ne pourraient mettre le nez dehors et se promener à travers l'établissement sans provoquer une émeute, car chacun les guettait à travers les vantaux et les interstices ménagés pour les armes en cas d'attaque. Il les avait donc fait conduire hors de l'agglomération par le chemin de la falaise, qui menait au Camp Champlain où étaient installés les réfugiés anglais.
– Je suis soulagée !... Leurs compatriotes ont pu les accueillir...
– Que non pas ! soupira Colin.
Là aussi les choses tournaient mal. Si les Anglais réunis au Camp Champlain avaient réussi à s'entendre bon an, mal an, entre leurs différentes sectes, et si l'on ne pratiquait aucune ségrégation, même envers Cromley, l'Écossais qui était catholique et qu'ils considéraient comme leur chef de clan, une même crainte sacrée avait saisi et rassemblé en un groupe serré les Anglais à la vue des « sorcières », car il est écrit dans la Bible : « Tu tueras le sorcier, tu ne lui permettras pas de vivre... »
L'Ancien et le Nouveau Testament s'étant ligués contre elles, Ruth et Nômie avaient dû se contenter d'un abri à mi-chemin sur la falaise, en un lieu près d'une source où il y avait une cabane et une croix plantée.
– Je n'ai pu mieux faire pour elles, dit Colin désolé. Croyez, Madame, que je le regrette !
Le temps lui avait manqué pour remettre ses ouailles dans le droit chemin.
L'arrivée du Dunkerquois Vanereik qui se donnait comme corsaire du roi de France, mais que tous, des mers chaudes des Caraïbes aux mers froides de Terre-Neuve, considéraient comme un parfait pirate, avait ajouté à la perturbation. Ce Vanereik, nul ne l'ignorait, était un ami très cher de Joffrey de Peyrac, un frère de la côte pour lui. À ce titre, il venait chaque année relâcher, soit sur la côte Est à Tidmagouche, soit à Gouldsboro. Lui, à son dernier passage avait provoqué des remous, la présence de sa chère Inès dont on le croyait séparé mais qui avait retrouvé sur le Sans peur sa place de maîtresse triomphante, présence aggravée par celles de deux ou trois autres beautés aux yeux sombres, au teint plus ou moins bistré et aux cheveux de nuit, qui dansaient leurs endiablées danses espagnoles le soir près des feux sur la plage, au clair de lune, mieux que personne.
Les membres du Conseil de Gouldsboro étaient sortis de chez eux pour s'opposer également à ce débarquement.
« Nous ne lui accorderons pas, cette fois, l'entrée du port, avaient-ils décidé, ce scandale annuel a assez duré. »
Ils crièrent qu'ils soupçonnaient Colin de vouloir faire ouvrir un lupanar dans leurs murs. Cela ne suffisait pas qu'on leur imposât des « sorcières ».
Colin avait paré au plus pressé, en sortant le chébec de la rade et en se portant au-devant du Dunkerquois pour le guider jusqu'à une autre crique de mouillage, aux environs, la crique Bleue.
– C'est alors que nous avons entendu vos salves de bienvenue. On ne vous imaginait pas sur le chemin du retour. Je gage que s'ils vous avaient su si proches, les bouillants pharisiens se seraient montrés plus accommodants.
– « Quand le chat n'est pas là, les souris dansent », fit Angélique. Et quand ils n'ont pas crainte de me voir leur faire rentrer leurs imprécations dans la gorge, les justes et les parfaits s'en donnent à cœur joie de se laisser aller à une sainte colère !... Quelle engeance ! Ils n'ignorent pas cependant qu'il m'est plus sensible de voir maltraiter mes amis que moi-même. Il n'y aura eu que ceux-ci pour ne pas nous désavouer, dit-elle en se tournant vers Siriki et sa petite famille. Et ce n'était pourtant pas eux qui encouraient le moins en se portant au-devant de nous.
Siriki reconnut que cela ne leur avait pas été facile de « s'échapper ».
– Quand ils avaient entendu le canon de L'arc-en-ciel tonner, Sarah Manigault m'avait interdit de me présenter au-devant de vous. Il y avait un mot d'ordre pour une manifestation par absence que tout le monde devait respecter. Mais nous avons réussi, mon épouse et moi, à sortir par les communs.
– Décidément, ils sont incorrigibles ! Il n'y a aucune logique en eux, seulement des passions partisanes. Quelle folie s'est donc emparée d'eux ?
– Le vent du diable a soufflé ! répéta Siriki avec une énigmatique componction.
Colin Paturel convint qu'une chaleur pesante n'avait cessé de régner durant ce mois d'août, et le vent qui brassait la lourde humidité mettait les nerfs à vif, n'apportait que fatigue et aucun soulagement. On en était seulement étourdi, égaré. Le ciel sans nuages trompait sur la clémence du temps. Sitôt franchie la barre d'écueils qui défendait la rade, on trouvait une mer crêtée de blanc qui rendait la navigation difficile et la pêche mauvaise.
Tout en parlant et s'expliquant, leur groupe avait traversé la longueur de la plage et était parvenu aux abords de l'Auberge-sous-le-fort.
– Entrons ! proposa Colin. Un verre de bon accueil s'impose qui nous rassérénera.
Mais Angélique refusa.
– Je suis trop en colère et je ne veux pas risquer de me trouver devant les dames de Gouldsboro réunies à me faire leurs mines pincées... Ce ne serait pas la première fois et elles ont bien de la constance de s'imaginer qu'un jour je me rendrai à leurs raisons vertueuses et cesserai de réclamer justice et charité comme bon me semble et pour qui me convient.
Elle avait hâte de courir retrouver les deux pauvres visiteuses anglaises répudiées afin de leur faire oublier, par son empressement, l'accueil hostile qu'on leur avait fait en leur domaine de la Baie Française.
Elle se rendit tout d'abord au fort où l'on apportait ses coffres et bagages. Joffrey la rejoignit alors qu'elle brossait vigoureusement ses cheveux devant un miroir déjà posé sur la console.
Malgré l'humeur versatile de la population, elle était toujours contente de retrouver Gouldsboro, dit-elle.
Elle se demandait parfois pourquoi elle y aimait toutes choses et chacun. Car, sous un prétexte ou sous un autre, toujours la tragédie les y attendait.
Mais un jour, elle se fâcherait.
– Et vous, mon seigneur et maître, cessez de rire de mes déboires. Je sais que je suis stupide, mais je ne veux pas de votre commisération ni que vous vous moquiez de ma constante naïveté qui me pousse à croire que l'être humain peut s'amender et préférer l'harmonie et le bonheur quotidien aux querelles.
– Je ne ris pas, dit Peyrac, et je n'aurais garde de me moquer.
Il l'entoura de ses bras et l'embrassa avec fougue.
– C'est vous qui avez raison, mon amour. C'est vous qui êtes un trésor sans prix et les hommes qui sont fous et déraisonnables. Comme des enfants impuissants et furieux, ils se vengent de ce que la vie, mère exigeante, ne leur permet pas d'être seuls au monde, et d'imposer à tous leurs convictions personnelles, souvent, également fous et déraisonnables, parce que figés dans des règles immuables.
« Ils se vengent de ce que, par votre présence seule, vous leur rappeliez leurs inconséquences. Je leur en voudrais de leur conduite si je ne savais pas que, dans le fond, ils nous sont attachés, que, vous surtout, ils vous adorent. Je ne ris pas, je souris seulement à la pensée de la nouvelle joute qui se prépare entre vos huguenots de La Rochelle, et vous, leur égérie de prédilection dont je ne crois pas qu'ils pourraient se passer. Le spectacle sera de choix et je vous approuve mille fois. Mais ce sont là conflits d'âmes et de cœurs et que vous savez résoudre. Pour ma part, je dois m'occuper de mes pirates, les uns repentis mais coupables d'inhospitalité, les autres également offensés comme notre brave Vanereick. La tâche m'en incombe. Et portez à nos sœurs magiciennes mon salut.
Il lui baisa la main, et elle prit le chemin de la falaise.
Soit ! Gouldsboro était désert !... Et après ?
Tant pis pour eux s'ils préféraient s'enfermer chez eux, et se priver d'une fête... Cette fois ils n'avaient pas lésiné dans leur action commune, destinée à signifier leur réprobation !
*****
Toute à la joie de revoir ses « anges » de Salem, elle commença d'oublier sa déconvenue. Elle veilla à prendre une expression calme et enjouée tout en s'avançant à travers les ruelles et les sentiers qui sinuaient entre les barrières des jardinets autour des maisons. Des yeux suivaient sa progression.
Mais la consigne de silence et de désertion fut bien tenue. Elle ne rencontra âme qui vive.
Pourtant, gravissant le chemin sablonneux entre les herbes déjà hautes, elle eut la nette impression que quelqu'un, qui descendait dans sa direction, s'était précipitamment retranché derrière les buissons.
Elle passa sans chercher à savoir quel était celui qui avait osé transgresser les prescriptions des Manigault, Berne et consorts en sortant de chez lui, et tremblait d'être reconnu. Elle connaissait l'endroit vers lequel on avait relégué les visiteuses de Salem et par moments, tout en grimpant, il lui arrivait d'apercevoir la croix dressée sur la transparence du ciel.
De là-haut, on avait la vue la plus belle sur le port, l'établissement, la rade et les lointains parsemés d'îles. Elle s'y était souvent promenée. Au début, elle y venait méditer, consciente de la fragilité de ces quelques « maisons de bois clair » qui commençaient à s'édifier, sous la protection d'un fort de bois primitif.
Le jésuite Louis-Paul Maraîcher de Vernon, lors de sa visite, mal vu par les huguenots, avait été cantonné là et, autant qu'elle s'en souvenait, c'était lui qui avait planté cette croix, et construit une cabane pour y loger avec son petit aide, Abbial Neals, l'enfant suédois abandonné, qu'il avait recueilli sur les quais de New York. Il avait également édifié un autel rudimentaire afin de célébrer la messe, un confessionnal de quelques planches pour y recevoir les catholiques de l'endroit, c'est-à-dire les Indiens baptisés et les Blancs de Gouldsboro et de Pentagouët.
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