Puis, tout à coup, la traversant comme un éclair, une explication qui la fit pâlir, l'idée que la Démone, ressuscitée, avait débarqué... En effet, dans ce cas, l'aspect étrange de Gouldsboro se comprenait. Ce qui pesait sur Gouldsboro, c'était un maléfice ! Et la terreur !

Chapitre 11

La quille de la chaloupe heurta le sable contre le rivage qui s'élevait assez brusquement vers les premiers terre-pleins où l'on rangeait les marchandises, hors de l'atteinte des hautes marées.

La chaloupe avait dérivé. Joffrey de Peyrac, d'un signe, avait fait changer de direction, et ils abordaient vers l'extrémité du port, plutôt que près du môle tout neuf qui s'avançait sur pilotis assez avant dans la rade. La longue digue de bois menait à la grande auberge de Mme Carrère, dite Auberge-sous-le-fort où les voyageurs de toutes nations ne manquaient pas de commencer par aller boire une pinte de vin français à leur arrivée. Mais aujourd'hui, elle aussi semblait vide, portes et fenêtres barricadées, et le comte de Peyrac, se méfiant de toutes ces demeures aveugles, sourdes et muettes, préféra mettre pied à terre en un point plus éloigné.

Peut-être aussi son œil d'aigle avait-il repéré de ce côté-là des silhouettes qui, tout en se cachant à demi des regards de la grand-place, semblaient s'être groupées pour les attendre.

Angélique acceptant l'aide de deux matelots pour gagner le rivage sans avoir à mouiller ses jolis souliers à la mode de Paris qu'elle avait voulu revêtir afin de faire honneur, bien en vain semblait-il, à ses amis de Gouldsboro, foula le sable humide et, relevant les yeux, les vit devant elle, immenses et noires, qui les attendaient.

Dans sa livrée couleur de feu, le « vieux » Siriki se détachant de l'ombre d'une barque échouée s'avança, suivi de sa femme, la belle Peuhl Akashi qui n'avait rien perdu de sa démarche souveraine malgré les caraco et jupons dont elle avait dû affubler sa nudité sculpturale de Noire soudanaise. Mais l'expression farouche de ses traits avait fait place à celle de fierté et de douceur que seule la maternité peut donner aux reines de Saba.

Elle tenait entre ses bras une ravissante poupée couleur d'ébène qui fixait sur les arrivants de grands yeux écarquillés.

Le fils aîné d'Akashi, l'enfant des savanes africaines, avec lequel elle avait été vendue aux négriers, un garçon d'environ dix ans, aux jambes courtes, à la tête énorme, qu'on appelait « le petit sorcier », les suivait, et il y avait dans le sourire éclatant de ces quatre personnages, y compris de celui du bébé qui n'avait pas encore de dents mais duquel émanait une heureuse et paisible innocence, le même rayonnement de joie émerveillée, une si naïve et franche satisfaction d'être au monde et de retrouver des amis, que l'inquiétude éprouvée par Angélique se déchira comme un écran sombre dont les lambeaux claquèrent au vent de façon dérisoire.

Très digne, après s'être incliné, Siriki désigna d'un geste solennel le bébé.

– Je suis heureux d'avoir l'honneur de vous présenter ma fille nouvelle-née Zoé, annonça-t-il, avec une jubilation qu'il ne cherchait pas à dissimuler.

La jeune Zoé avait à peine deux mois. Elle était remarquablement éveillée sous son bonnet à bavolets qui dissimulait l'étoupe noire de ses courts cheveux serrés, entre le miroitement de petits anneaux d'or que l'on avait déjà glissés à ses minuscules oreilles. Ses yeux pleins de hardiesse et d'affection pour le monde alentour séduirent. Une merveille !

Siriki expliqua qu'il lui avait donné le nom de Zoé qui en grec signifie la Vie, et, plus encore, l'essence même de la Vie.

Il avait des lettres, le vieux Siriki.

– Voici une heureuse nouvelle !... dit Peyrac.

– Mais où sont les autres ? demanda Angélique lorsqu'on se fut congratulé. Comment se fait-il que vous soyez seuls à nous accueillir, Siriki ?...

– N'a-t-on pas entendu notre salut d'arrivée ? interrogea le comte. Je n'aperçois même pas le gouverneur, M. Paturel. Que se passe-t-il donc à Gouldsboro ?

– Le vent du diable a soufflé, répondit le vieux Siriki en levant la main en un grand geste biblique qui fit s'épanouir sur l'horizon gris-bleu de la mer sa paume ouverte couleur de rose fanée. Et certains se sont enfuis. Et d'autres se sont enfermés. Mais ne craignez rien. Ceux qui se sont enfuis reviendront et ceux qui se sont enfermés sortiront...

– Quand cela ?

– Quand la peur les quittera... Quand les raisons de leur peur seront écartées.

Le « petit sorcier » en silence tendit un doigt vers l'extrémité de la plage et ils se tournèrent dans la direction qu'il indiquait.

– Ah ! Voici M. Paturel !

Colin arrivait à grands pas, avec par instants un geste qui cette fois voulait exprimer plus sa contrariété ou sa consternation que sa joie.

– Tout va mal, jeta-t-il de loin. J'ai bien entendu vos coups de canon, mais j'étais à la Crique Bleue et le temps de revenir par terre...

Tandis qu'il s'approchait, on avait pu remarquer son expression soucieuse et il n'eut même pas pour Angélique l'habituel et rapide regard de ses prunelles bleues qu'elle voyait s'éclairer et s'adoucir à sa vue, traversées de cet éclair d'admiration, hommage à sa beauté, qui, pour ne pas s'exprimer autrement, ne laisse jamais insensible un cœur de femme.

– Le Sans peur de M. Vanereick est arrivé ce matin, et j'ai dû le piloter jusqu'au lieu de son ancrage... Si j'avais été averti de votre retour plus tôt... J'ai craint des manifestations de ces mauvaises têtes... Mais je constate, Dieu soit loué, que tout est calme !

– Oh ! Pour être calme, c'est calme ! fit Angélique. Beaucoup trop calme ! Colin pour l'amour du ciel, informez-nous... Que se passe-t-il ? Quel drame a eu lieu ?

– Avez-vous eu à vous plaindre des matelots étrangers que je vois sur la plage ? demanda Peyrac.

– Que nenni ! Leur navire a relâché hier. Ce sont des Anglais d'Angleterre. Ce n'est pas la première fois qu'ils font escale chez nous avant de regagner l'Europe. Ils nous apportaient des marchandises de Londres et de Nouvelle-Angleterre.

– Est-ce alors la venue de M. Vanereick qui a causé des troubles ?

– Heu !... Oui et non.

– Colin, vous voulez me cacher quelque chose ! s'exclama Angélique qui avait l'impression qu'il ne se décidait pas à parler devant elle.

– Madame, soyez assurée que je ne vous cèlerai rien. J'en fais promesse. Mais auparavant, permettez-moi de m'entretenir seul à seul avec M. de Peyrac.

Les deux hommes s'éloignèrent de quelques pas et se parlèrent en tournant à demi le dos. Colin s'exprimait avec véhémence. Il avait un air embarrassé qui ne lui était pas coutumier car l'on ne voyait pas bien ce qui pouvait embarrasser un Colin Paturel, plus connu jadis dans les Caraïbes sous le nom de Barbe d'Or-le-Sanglant, et au Maroc, sous celui de roi des Esclaves du bagne de Meknès, dit Colin-le-crucifié, Colin-le-Normand qui avait pataugé dans le sang, le crime et les trahisons sous tous les cieux du monde. Batailles, boulets, assauts de pirates couteau entre les dents, lui faisaient à peine plisser les paupières en une très légère mimique ennuyée.

Or, son front de cuir tanné se creusait de profonds sillons, tandis qu'à mi-voix il mettait le comte de Peyrac au courant d'une situation qui lui paraissait aussi obscure que compliquée. De façon paradoxale, Angélique commença à se rassurer.

– Une histoire de « bonnes femmes » je parie, se dit-elle, car, malgré son sang-froid et sa sagesse, Colin était de cette race d'hommes qui préfèrent un franc combat au sabre d'abordage que devoir affronter des criailleries féminines.

La Démone ?... Non !... Siriki ne se montrerait pas si enjoué et serein.

Elle reporta son attention sur Akashi et ses enfants. Mais ils continuaient de sourire, baignant dans l'euphorie la plus parfaite, en ce jour qui leur permettait de présenter aux seigneurs de Gouldsboro ce trésor dont ils étaient dépositaires, la petite Zoé aux prunelles égyptiennes, d'agate blanche, avec un iris brillant comme un diamant noir.

Joffrey de Peyrac revenait vers elle souriant à demi, lui aussi.

– Rien de grave, ma chérie. L'humeur de ces dames qui a entraîné beaucoup de tracas pour notre ami Paturel, malgré une nouvelle qui a tout pour vous réjouir.

Le navire anglais, venant de Salem, avait amené à son bord leurs deux amies Ruth et Nômie, celles qu'on appelait les « quakeresses magiciennes » et aux talents desquelles ils devaient la vie de leurs deux derniers enfants : Raimon-Roger et Gloriandre. Ces jumeaux, nés prématurément à Salem, étaient sur le point de mourir lorsqu'elles s'étaient présentées à la maison de Lady Cranmer où Angélique venait d'accoucher, et, par leur science, les avaient ramenés à la vie4.

À l'annonce que ces deux amies auxquelles elle devait tant se trouvaient à Gouldsboro, Angélique bondit de joie.

– Où sont-elles ?

Puis voyant l'expression de Colin, elle suspendit son élan et attendit la suite.

Colin expliquait qu'en l'absence du comte et de la comtesse qui, le premier séjour, les avaient présentées et patronnées, la venue des deux étranges personnes néo-anglaises avait provoqué comme une brutale réaction épidermique sur la population de Gouldsboro, mélange de panique et d'intolérance, et peu s'en est fallu que les deux jeunes femmes du Massachusetts apparaissant sur la plage dans leurs mantes noires au capuchon pointu, ne fussent lynchées. « Les sorcières ! Les sorcières !... »

À leur vue, un regain de solidarité nationale avait paru souder en un seul bloc les habitants de Gouldsboro, papistes et huguenots se souvenant que, pour les Français, l'ennemi héréditaire restait avant tout l'Anglais. Faux prétexte. Mais prétexte que tous les habitants donnèrent à l'unanimité pour refuser d'ouvrir leurs maisons aux deux femmes de Salem ; et le commandant, ainsi que l'équipage du navire londonien qui les avait amenées, en prirent ombrage, se croyant insultés comme sujets de Sa Majesté britannique et commencèrent à se colleter avec les plus forcenés. Il fallut calmer les esprits, assurer le commandant qu'il pouvait, comme d'habitude, prendre de l'eau douce et embarquer des vivres, acheter ou troquer des marchandises : fourrures, vins français, etc.