– De toutes les merveilles rencontrées, Madame, vous êtes la première. Je vous décrirai au roi.

Troisième partie

La lecture du troisième septénaire

Chapitre 10

Chaque fois qu'Angélique revenait à Gouldsboro, chaque fois qu'à travers l'échappée de brumes aux frémissements nacrés, ou sur le plus rare écran bleu roi du ciel, elle voyait briller le rose suave des deux grands mamelons du Mont-Désert qui en annonçaient l'entrée, une excitation heureuse s'emparait d'elle.

Et il n'aurait servi de rien de lui représenter l'avalanche de drames et d'avanies que ces parages ne lui avaient guère ménagés et qu'elle allait peut-être trouver.

Pour elle, ils restaient empreints d'une féerie paradisiaque, celle qui l'avait ravie à l'instant même où elle perçut dans le brouillard épais traversé d'arcs-en-ciel le bruit de la chaîne d'ancre se déroulant pour immobiliser le bateau parvenu au terme de sa première longue traversée, tandis qu'elle se tenait debout sur le pont, Honorine contre elle. Au fond d'elle s'était élevé ce cri silencieux de tant de persécutés ayant échappé à la prison et à la mort et qui donne envie de tomber à genoux :

« Le Nouveau Monde !... »

Tout pouvait arriver sur cette terre nouvelle, avait-elle pensé, elle l'acceptait d'avance. Car ils étaient enfin libres et sauvés.

Chaque fois qu'elle revenait à Gouldsboro, elle revivait ce moment qu'elle avait ressenti comme l'apport d'un sang neuf qui l'avait galvanisée.

En touchant le Nouveau Monde, les pourchassés, les vaincus, retrouvaient leurs qualités d'hommes et certains pour la première fois.

En dépit de ce qu'elle avait dû endurer par la suite sur ces rivages, Angélique n'oubliait pas sa première impression de béatitude indescriptible.

À laquelle s'étaient ajoutées, les jours suivants, les joies miraculeuses de retrouver vivants ses deux fils aînés et elle n'oublierait jamais l'instant où elle avait aperçu Cantor, nu comme un jeune dieu de l'Olympe, voguant à la crête des vagues dans la grotte des Anémones en criant : « Regardez-moi, ma mère ! »

Cela rejoignait le rêve prémonitoire qu'en avait fait Florimond avant de partir pour l'Amérique avec Nathanaël de Rambourg. Elle avait cru qu'elle rêvait... ou bien qu'elle était morte. Souvent ici, tout prenait l'allure d'un rêve tant le contraste avec l'existence dans ce qu'on appelait les Vieux Pays était grand.

Donc Gouldsboro resterait à jamais le lieu des réalités qui ressemblent à des mirages, des récompenses démesurées, des bonheurs qui vous foudroient comme l'éclair.

Et ces heureuses dispositions qui lui faisaient l'âme légère et le cœur chantant éveillaient son impatience de retrouver ceux qui avaient été mêlés, pas toujours de meilleure grâce il fallait l'avouer, aux premières heures vécues sur ces rivages.

Il y avait les huguenots de La Rochelle, qu'elle et Joffrey avaient réussi à sauver de la prison et des galères, et parmi eux, sa tendre amie Abigaël mariée avec Gabriel Berne, leurs enfants Martial, Séverine et Laurier qu'elle considérait comme ses enfants adoptifs... la vieille Rébecca, leur servante, tante Anna, les Manigault, les Carière, etc.

Elle s'apprêtait aussi à revoir Colin Paturel, et ce n'était jamais sans éprouver de l'émotion, ni un franc plaisir, qu'elle ne se reprochait d'ailleurs plus. Si elle analysait le sentiment que lui inspirait la vue de leur « gouverneur », haut et massif, venant à eux de sa démarche assurée d'homme de mer habitué au tangage des navires, levant les bras en signe de bienvenue au milieu de l'agitation piaillarde des enfants qui l'escortaient toujours, elle ne trouvait que celui, si reposant, si réconfortant, de se savoir un ami qui professait à leur égard à tous deux, un attachement et un dévouement sans limite.

Lorsque Colin était près d'eux, Joffrey et elle se sentaient trois à porter le fardeau, à partager les charges. Ils savaient que la fidélité de Colin à leur égard, ne faillirait jamais.

La marée du milieu du jour les porta en eaux calmes par le chenal que seuls pouvaient franchir des pilotes entraînés. Il y eut des manœuvres avant de pouvoir mouiller l'ancre car plusieurs bâtiments de différents tonnages, voiles carguées, encombraient la rade. Dans les préparatifs de l'arrivée, Angélique ne prenait pas garde au peu d'embarcations qui convergeaient vers eux, à part des canoës indiens toujours empressés à venir tourner autour d'un nouveau bâtiment, par curiosité ou désir de vendre des fourrures et d'obtenir de l'eau-de-vie.

Ayant pris place dans la chaloupe qui les menait vers le port, ce ne fut qu'à quelques encablures, relevant les yeux et examinant en souriant le paysage familier qu'elle était si contente de revoir, qu'elle réalisa quelque chose d'insolite et qui n'était pas sans lui rappeler sa récente déconvenue, éprouvée en abordant la Québec estivale.

– Mais... il n'y a personne pour nous attendre, fit-elle en se tournant vers Joffrey.

En effet, jamais ils n'avaient vu l'emplacement de Gouldsboro aussi vide, quoique le mot personne, ne fût pas tout à fait le mot juste.

On discernait un certain mouvement de matelots, allant et venant, roulant des barriques, transportant des ballots, ou d'autres flânant avec l'indolence d'hommes d'équipage au cours d'une brève escale, mais parmi eux, personne de connu. Pas d'amples robes sombres des dames de La Rochelle, prenant place en rangs d'honneur sur la plage, ni de bonnets et collerettes blanches autour de visages cachant leur joie de les revoir sous une retenue calviniste. Pas de petits enfants accourant en galopant à travers les flaques, à grand renfort d'éclaboussures, et même aucun vol d'oiseaux pour accompagner de leurs cris, leurs appels de bienvenue, pas de miliciens en armes et uniformes, et de couples plus colorés et démonstratifs que formaient les anciens pirates de Colin, mariés à des Filles du Roy ou à de charmantes Acadiennes rencontrées sur les pourtours de la Baie Française.

Si absorbés que fussent les habitants dans leurs occupations, on n'avait jamais vu artisans, cultivateurs ou pêcheurs, commerçants, employés ou débardeurs, ne pas abandonner leurs tâches pour se porter au-devant d'eux, et les saluer pour leur retour à Gouldsboro, port-franc et colonie fondés par le comte de Peyrac et soutenus par sa fortune.

– N'avons-nous pas fait tirer du canon pour prévenir de notre arrivée ? remarqua Angélique qui s'avisa dans le même instant qu'aucune réponse n'avait été donnée du fort à cette annonce.

Elle jetait un regard interrogateur et perplexe sur le visage de son mari, mais lui-même, sans marquer beaucoup d'émoi cependant, se montrait également surpris. Ses yeux notaient vivement chaque détail inusité dans un décor dont la physionomie leur était chaque fois familière et nouvelle, car Gouldsboro ne cessait de se transformer. C'était un peu comme de retrouver le visage d'un enfant qui a grandi.

À l'examen, deux ou trois fumées paresseuses s'échappant de certaines demeures prouvaient que des habitants s'y trouvaient. Et parmi le va-et-vient des matelots étrangers sur la grand-place, ils distinguèrent un homme âgé qui avait l'air de se promener tranquillement et qui jetait un bâton à son chien pour le faire courir, image qui avait quelque chose de rassurant et semblait confirmer que Gouldsboro n'avait pas été l'objet d'une attaque comme le risque n'en était jamais tout à fait exclu.

Mais ils avaient beau regarder dans toutes les directions, et tous ceux de la chaloupe avec eux, point de Colin Paturel apparaissant avec de grands gestes, accompagné de son escorte, aucun mouvement de soldats sur les créneaux du fort, pas de joyeux adolescents détachant leurs barques et « pigouillant » de la rame pour venir au-devant d'eux.

Comme en ces jeux de verroteries orientales dont le moindre mouvement précipite les couleurs et transforme à chaque seconde le dessin, Angélique avait vu défiler dans son esprit toutes les catastrophes imaginables : les pirates sanguinaires de la Tortue française ou de la Jamaïque anglaise s'étaient emparés de Gouldsboro, les Indiens, Iroquois et Abénakis, avaient massacré la population, ou bien les Anglais du Massachusetts, Phips à leur tête, l'avaient extradée pour reprendre leur bien dans le Maine que l'Angleterre et la France se disputaient, à moins que ce ne fussent les huguenots de La Rochelle qui ne soient partis de leur plein gré pour la Nouvelle-Angleterre ou les îles des colonies anglaises comme ils en exprimaient périodiquement l'intention. Ou alors, en ce vase clos où l'on avait eu l'audace et l'imprudence d'entasser trop de spécimens humains divers, papistes et réformés, pirates et pieux bourgeois, avaient fini par s'entretuer. Ce qu'avait toujours prévu le marquis de Ville-d'Avray !...

Pourtant, la bannière bleue à l'écu d'argent du comte de Peyrac flottait toujours au sommet du fort, à côté des deux oriflammes, l'un aux armes de La Rochelle, au nom la communauté huguenote, l'autre représentant un « cœur de Marie » transpercé d'un glaive, une œuvre d'art brodée par les Ursulines de Québec, qu'Angélique et Joffrey avaient offert à Colin Paturel et ses compagnons à leur premier retour de Nouvelle-France. Au vu de ces trois oriflammes, on pouvait augurer que tout le monde se trouvait céans. Mais, peu à peu, en se rapprochant, il apparut que la plupart des maisons avaient portes et volets clos, et c'était ce qui donnait à la bourgade son aspect d'hostilité ou de demi-mort.

– J'y suis ! La maladie ! pensa Angélique atterrée. L'épidémie ! La peste ! La « picotte » peut-être...

Mais alors Colin aurait hissé le drapeau noir !... À moins que le gouverneur ne fût mort déjà !... Et de ce fait, tout le monde affolé et sans initiative.