Après une suprême hésitation, il eut un geste qui consentait. Il comprenait qu'il ne serait pas habile de la contrarier. Sa réputation à la cour et celle de son époux ne cessaient de grandir. Leurs deux fils, nantis de charges brillantes, retenaient l'attention du souverain. Et puis, après tout, se répéta-t-il après un dernier regard sur les lointains du fleuve, on n'était pas ici dans les couloirs de Versailles, de Saint-Germain ou du Palais-Royal !
Il pouvait se permettre de faire plaisir à une jolie femme qui lui laissait entendre qu'elle s'en souviendrait lorsqu'à son tour elle se retrouverait en faveur près du roi.
– Eh bien ! Laissez-moi vous dire que s'ils vous ont parlé de la disgrâce de la belle Athénaïs, vos épistoliers retardent, lui dit-il. Lorsque je quittai le port de Brest, étant passé par Paris pour prendre mes ordres auprès du ministre des Colonies, je sus que Mme de Montespan, votre amie, était revenue à Versailles plus triomphante que jamais. Il est vrai que son règne a connu quelques éclipses. Son trône est ébranlé. Elle faisait au roi des scènes atroces. Et ce n'est pas la première disgrâce qu'elle dut encourir. Elle a été exilée à Saint-Germain plusieurs mois, il y a trois ou quatre ans. Mais, voyez cette merveille ! Elle revint, et le roi lui fit, coup sur coup, deux enfants qu'il s'apprête à reconnaître comme princes du sang.
– Vos renseignements ne me surprennent pas. Le roi n'a jamais pu se passer d'elle ! Sa beauté et son entrain le subjuguent !...
– C'est plus que cela et vous vous en doutez ! Votre question tout à l'heure à propos de la devineresse était pertinente. Sans médire de la beauté de Mme de Montespan, sans méjuger du pouvoir qu'elle a sur le roi par les effets d'une liaison de plus de treize années, il est certain que l'or qu'elle a laissé dans l'escarcelle des sorcières lui fut d'un grand secours.
Angélique lui vota un sourire entendu.
– La Mauvoisin pratique donc toujours ? fit-elle en baissant la voix.
– Plus que jamais. Tout Paris se rend chez elle, les plus grands noms du Royaume... Depuis que le branle a été donné par Mme de Montespan, son officine ne désemplit pas. Quant à Athénaïs, vous la connaissez, je le vois. Alors que pensez-vous ?... A-t-elle jamais laissé une autre femme prendre sa place auprès du roi ?... Non ! Et cela ne sera jamais. La nouvelle favorite ne va pas tarder à y passer comme les autres.
– Madame de Maintenon ! s'écria Angélique, déjà pleine d'inquiétude pour la pauvre Françoise d'Aubigné, son amie de jadis, qui pourtant était celle aussi d'Athénaïs.
Mais en effet, pour celle-ci, déchaînée par la passion et la crainte de perdre le roi, aucun lien d'amitié ne devait plus compter.
Le courtisan haussa les épaules.
– Vous n'y êtes pas. Je parle de la nouvelle favorite, Mlle de Scoraille, une jolie blonde de dix-huit ans. Notre Sire frustré est à l'âge où l'on se rabat sur des jeunesses...
– Pourtant, l'on m'avait dit que Mme de Maintenon...
– Je ne mésestime pas la faveur dont la gouvernante des enfants bâtards du roi continue à être l'objet. Il l'a faite marquise, ce qui n'est pas rien. Mais que peut-elle faire dans ces embrouilles ?... Elle se contente de rassembler sous ses ailes les petits enfants qui ont été remis à sa garde et de les soustraire à l'influence de leur terrible mère qui a d'autres « chats à fouetter ». Plaire au roi et abattre ses rivales occupe tout son temps. Les pires mixtures entrent au Palais. L'an dernier on a vu le roi fort malade et ce n'était pas l'effet d'une fièvre quarte. Mme de Montespan a laissé entendre qu'elle n'était pas étrangère à ces malaises, disant qu'elle préférait se priver des faveurs du roi indisposé, plutôt que de le voir les porter à d'autres.
– S'il en est ainsi, M. d'Estrée, sachant ce que vous savez, ne pensez-vous pas qu'il est de votre devoir de faire prévenir Sa Majesté... d'une façon ou d'une autre ?
– Êtes-vous folle ? fit-il en lui jetant un regard moqueur, si ce que je sais, si ce que nous savons tous, chacun à part soi, venait au jour, il y aurait menace pour quelques-uns de se « faire tirer par quatre chevaux... ».
Sa réflexion éveillait un sinistre écho.
Il faisait allusion au supplice réservé aux régicides uniquement. Et étaient considérés comme régicides ceux qui avaient formé le projet d'attenter à la vie du roi, même si le projet échouait.
La condamnation était alors d'avoir chacun des quatre membres, bras et jambes, attachés à l'arrière d'un cheval. Lesquels quatre chevaux tirant dans des directions opposées écartelaient le supplicié jusqu'à ce que chaque animal emportât avec lui un lambeau du corps démantelé.
– Que dites-vous, murmura Angélique horrifiée. Madame de Montespan irait-elle jusqu'à chercher à empoisonner le roi ?...
– Je n'ai rien dit, protesta l'officier de la Marine royale en se détournant vivement.
Il paraissait regretter ses bavardages. Mais voyant son air d'attente passionnée, il ne put se retenir d'ajouter :
– Ne parlons pas de poison mortel, parlons seulement de poudres aphrodisiaques que la favorite en titre mêle à la nourriture du roi pour reconquérir celui-ci. Et d'ailleurs, elle a réussi, je vous l'ai dit. Mais le résultat va plus loin qu'elle ne l'avait exigé. Ces médecines qu'il absorbe à son insu expliquent la fringale de chair fraîche dont a été saisie Sa Majesté, ce qui désole évidemment Mme de Maintenon, que pourtant il ne délaisse pas, aimant chaque soir converser avec elle, passant par son appartement pour faire sa partie de billard, mais elle se refuse à lui. Alors vous comprenez... c'est un vrai défilé : Mme de Louvigny, Mme de Rochefort-Théobon... On dit qu'il fait feu de tout bois si je peux m'exprimer ainsi : suivantes de la reine, femmes de chambre, il y a longtemps que l'une des filles de Mme de Montespan avait coutume de la remplacer auprès de lui en ses jours d'incommodités, une certaine Desœillet, et l'on dit qu'elle en a eu de lui un enfant. Mais pour la nouvelle favorite qui est fort jolie et touchante, il semble qu'aient joué auprès du roi d'autres charmes. Il n'y aurait pas eu, dit-on, que sa seule blondeur et jeunesse pour l'attirer... Enfin ceux qui le connaissent bien et ne sont pas nouveaux venus à la Cour prétendent qu'un détail a joué pour retenir sur elle l'attention du monarque.
– Lequel ?
– Son prénom.
– Quel est-il ?
– Angélique !...
Il lui adressa une petite grimace complice, puis éclata de rire en rejetant la tête en arrière, et à ce rire firent écho les cris aigres des goélands, des « fous de Bassan », des mouettes et sternes qui hantaient les rives proches et passèrent au-dessus d'eux avec des froissements et claquements d'ailes qui semblaient s'indigner.
Quel était ce rire grinçant et insultant de l'homme perçant ces solitudes irisées ?
François d'Estrée tendit soudain le bras devant lui :
– Oh ! Regardez là-bas !...
– Quoi donc ? L'Anglais ?...
– Non ! Là-bas !... Ces couleurs qui tremblent.
Elle suivit la direction qu'il lui désignait vers le Ponant et vit se déployer au-dessus des ombres devinées dans le brouillard, de promontoires et de montagnes aux lointains moutonnements, des draperies d'un rose incertain, qui se doublèrent d'un vert d'algues vives traversées de soleil, puis d'un ourlet d'or en galonnade. Cela fondit alors qu'ils avaient à peine réussi à happer la vision. Mais il y eut encore un subit clignotement au milieu d'un cercle d'un blanc incandescent, comme le clin d'œil d'une brillante étoile, qu'un dieu facétieux leur envoyait de l'éther inaccessible.
– Une aurore boréale ! fit le comte d'Estrée, la voix tremblante d'émotion. Dieu, que c'est beau ! C'est plus que rare en cette saison. C'est un signe ! Le froid descend déjà. Les glaces vont se refermer. L'Anglais ferait bien de se hâter sinon il sera obligé d'hiverner à Fort-Rupert et j'ai tout brûlé de leurs habitations.
Il riait encore, mais d'un autre rire, et les lumières dispersées d'un soleil invisible mettaient sur son visage débarrassé des poudres et des fards, tanné par les brûlures du froid, le reflet d'une enfantine ardeur.
– Pourvu qu'il ait renoncé à m'épingler à la sortie des détroits.
Il regagna son bord pour être prêt à toute éventualité.
*****
Après avoir dépassé Anticosti, la grande île longue de près de trois cents miles uniquement peuplée d'ours blancs et d'oiseaux, le danger parut écarté de voir surgir un navire anglais en embuscade. M. d'Estrée vint de nouveau à bord accompagné de son garde-étendard, faire ses adieux et prodiguer ses remerciements.
– Puisque nul désagrément n'en a résulté, permettez-moi de me féliciter de ce contretemps qui m'a donné l'immense avantage de faire la connaissance de personnages célèbres, et fort en Cour, malgré leur éloignement du Soleil. Il n'est de jour où l'on n'entende évoquer à Versailles, soit celle qui a laissé la réputation d'une des plus belles femmes du Royaume, soit celui qui semble donner à nos établissements d'Amérique un nouvel essor et une sécurité qui leur a longtemps fait défaut. Il est vrai que vous avez là-bas comme ambassadeurs deux jeunes seigneurs, vos fils, qui ont su s'attacher la faveur de Sa Majesté.
Jusqu'alors, il n'avait pas fait allusion qu'il eût rencontré Florimond et Cantor. Il se défendit de les bien connaître. C'était des bavardages de Cour. Il s'y était intéressé en apprenant que ces jouvenceaux, nantis de hautes charges par Sa Majesté, venaient d'Amérique. Maintenant, il les situait mieux.
Il remit à Angélique, en gage de reconnaissance pour l'aide apportée, un petit flacon d'un certain prix dont il s'excusa que le modèle en fût un peu trop courant, de ceux qui allaient porter le renom de la France dans les capitales lointaines aussi bien chez le Grand Mogol que dans les grandes villes espagnoles du Nouveau Monde. Aussi, sans vouloir la persuader que ce flacon de vermeil n'existait qu'en un seul échantillon conçu pour elle seule, dans son inspiration originale, voulait-il quand même lui laisser un souvenir, gage de son admiration sans limite.
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