Après avoir visité les établissements anglais de la Hudson Bay Company et entre autres Fort Rupert au fond de la poche méridionale, dite Baie James et quelque peu incendié leurs baraquements, il s'était retiré.

Mais, débouchant victorieux du Détroit de Hudson et longeant la côte dans les environs de la rivière Melville, il s'était trouvé nez à nez avec un fort impressionnant vaisseau de Sa Majesté britannique, décidé, semblait-il, à emprunter le même chemin à rebours et qui, le voyant surgir de l'endroit même où il se rendait, avait dû se douter que le renard venait de visiter le poulailler.

D'où une poursuite mouvementée à laquelle le bâtiment de M. d'Estrée, L'incomparable, n'avait pu échapper qu'en se glissant par le détroit de Belle-Isle, entre le Labrador et la pointe nord de Terre-Neuve, ce qui ne retint pas son chasseur. En définitive, le bâtiment français n'avait eu d'autre alternative que de se jeter dans l'estuaire du Saint-Laurent, territoire de Nouvelle-France où un navire anglais ne pouvait guère oser le suivre sans commettre une infraction aux traités de paix signés entre les deux royaumes.

Pour plus de sûreté, M. d'Estrée s'était engagé assez avant le long de la rive sud cherchant refuge dans l'entrée de la rivière Matane pour y jeter l'ancre. Maintenant, il souhaitait reprendre son voyage de retour vers l'Europe mais continuait de redouter qu'au sortir du terrier, l'ennemi ne l'attendît. Il avait jugé qu'il lui échapperait mieux s'il se trouvait en compagnie, d'où sa demande d'aide à M. de Peyrac.

– Monsieur, fit remarquer celui-ci, vous devez comprendre que, malgré mon désir de vous obliger, je ne peux ouvrir avec le Britannique des hostilités qui me nuiraient fort et pourraient me rendre responsable d'un conflit entre la France et l'Angleterre.

– Aussi ne vous demanderai-je pas cela, mais seulement de me permettre de mêler mon unité à votre flotte avec laquelle elle se confondra et de franchir ainsi, sous la protection de votre pavillon, le cap de Gaspé. Au-delà, je ne pense pas qu'il essaiera de me chercher noise... À supposer qu'il ait gardé assez de patience pour me guetter encore, en risquant de se faire surprendre dans nos eaux territoriales.

Joffrey de Peyrac acquiesça.

– Soit ! Je ne saurais refuser ce service à un compatriote.

Durant son récit, M. d'Estrée n'avait cessé de jeter de brefs coups d'œil sur ses interlocuteurs cherchant à deviner l'opinion que ceux-ci se formeraient de son expédition, blâme ou approbation, car il avait entendu plusieurs sons de cloche à leur sujet et c'était l'occasion de savoir s'il s'agissait vraiment d'alliés des Anglais, sympathisants de la Réforme, ou si M. de Frontenac avait raison de les présenter comme des amis sincères et un solide appui pour la Nouvelle-France.

Hors la courtoise autorisation, à lui accordée par M. de Peyrac de pouvoir se cacher parmi ses navires en tant que compatriote, il ne put rien deviner.

Joffrey de Peyrac éluda toutes discussions tendant à décider si M. d'Estrée avait eu tort ou raison d'aller un peu piller et malmener les établissements de la Compagnie de la Baie d'Hudson dont le siège était à Londres, mais qui avait été plus ou moins fondée par des Français du Canada, les premiers à atteindre par terre les rivages de ladite baie dont l'histoire promettait d'être aussi compliquée et partagée entre hégémonies française ou anglaise, que celle de la Baie Française, à l'autre bout au Sud.

Joffrey, rompu à ces controverses, ne le contrariait point, reconnaissait les faits et ne blâmait personne.

– Vous m'avez l'air de diablement connaître la région ? fit remarquer l'officier français d'un air soupçonneux car il avait pour la Baie d'Hudson et ses rivages un attachement presque amoureux.

Le comte de Peyrac sourit avec assez de détachement pour rassurer le jaloux, et dit qu'un récent voyage dans le Haut-Saguenay l'avait mené dans les parages de la Baie d'Hudson. Il ne parla pas des Iroquois qui auraient fort bien pu aller interrompre de façon sanglante le « marché » de M. d'Estrée, et non plus que ses meilleures sources, s'il les devait aux cartes, plans et descriptions que son fils aîné Florimond de Peyrac, âgé de dix-neuf ans, avait ramenés d'une expédition sur le pourtour de la célèbre Baie en compagnie du fils des Castel-Morgeat.

*****

La navigation se poursuivant de concert, M. d'Estrée fut plusieurs fois convié à dîner ou souper à bord de L'arc-en-ciel.

Dès le premier repas, Angélique ne fut pas sans remarquer l'absence au service de M. Tissot, leur maître d'hôtel. Son abstention se renouvelant à la prochaine visite du gentilhomme français, elle désira savoir s'il n'y avait que hasard dans cette coïncidence. Dans le cas contraire, elle en soupçonnait déjà les raisons. Le maître d'hôtel ne biaisa pas.

– Je dois me garder de me faire reconnaître par M. d'Estrée. Il est souvent à la cour. Sa mémoire pourrait être fidèle.

Ancien officier de la Bouche du Roi, cet homme sur le passé duquel ils savaient peu de chose, avait dû franchir les frontières du royaume et traverser les mers pour fuir le triste sort qui guette parfois le valet qui en sait « trop long ».

– À Québec, lorsque vous y fûtes avec nous, vous aviez l'occasion de revoir des personnes indésirables, et vous ne sembliez pas craindre même ce grand seigneur qui s'y cachait sous un faux nom.

– Les responsables des cuisines, des vivres et des assiettes à Versailles sont innombrables. Une véritable armée. Il se trouve que connaissant de vue M. de Vivonne pour lui avoir présenté des plats, celui-ci n'a jamais eu à me remarquer parmi mes collègues lorsque j'officiais à la table du roi.

« Par contre, M. d'Estrée était l'ami intime du seigneur auquel j'ai été entraîné à rendre quelques services dont j'ai compris, presque trop tard, qu'on aimerait me les voir oublier de façon définitive. La fortune que l'on m'avait offerte et qui m'avait tenté m'a servi à prendre la fuite. Malgré le temps écoulé je ne tiens pas à me faire reconnaître. Il n'est pas de lieu au monde où un homme qui sait ce que je sais peut se dire à l'abri.

– Je vous comprends, monsieur Tissot, tenez-vous donc à l'écart. Vos aides sont bien dressés par vous et accomplissent leur tâche au mieux. D'ici quelques jours nous passerons sous Gaspé et entrerons dans le golfe Saint-Laurent. M. d'Estrée nous quittera pour cingler vers l'Europe. De toute façon, je ne crois pas que nous ayons à redouter une attaque de l'Anglais.

Elle regarda d'un autre œil le volubile et aimable officier de la Marine royale. Derrière le « fou des glaces » pointait le courtisan. Sa campagne achevée, et son navire à l'ancre, il abandonnerait son port d'escale pour courir à Versailles retrouver des amis, des femmes influentes, des protecteurs.

Il fallait intriguer autour du trône si l'on voulait se faire donner de brillants et lucratifs commandements.

L'incident de M. Tissot qui paraissait de peu d'importance, en prenait pour Angélique du fait des songeries qui l'avaient escortée lorsqu'elle passait dans les parages de la Mercy et qu'elle évoquait l'attentat de Varange.

Qu'en était-il à la cour de ces sinistres histoires de poison ? La mode en passait-elle ? Puisque c'était une mode !...

D'après ce que lui avait dit Vivonne, le frère d'Athénaïs de Montespan qui s'étonnait de la voir considérer avec indignation, la pratique des « bouillons de onze heures » administrés aux gêneurs, vieux époux, ou rivales en amour, celle des « messes noires » sacrilèges pour obtenir richesses ou honneurs, l'achat des recettes de toutes sortes aux sorcières...

« Tout le monde le fait... » avait-il dit en la considérant avec un mépris apitoyé, comme si elle sortait de sa campagne...

Les lettres qu'elle recevait de la Cour, celles de Florimond fort détaillées sur les plaisirs, les bals, les spectacles de Versailles, ne faisaient allusion à rien. Et cela relevait d'une prudence élémentaire qui ne pouvait se permettre de seulement énoncer une phrase par écrit sur de telles abominations.

Les écrits tuent. Celui qui aurait eu la légèreté d'en faire état dans un courrier signé de sa main, risquait, si la missive était saisie, d'y laisser la vie.

Les paroles sont moins dangereuses. Elles s'envolent, se dissolvent, surtout si elles sont prononcées entre ciel et eau, sur un navire, aux antipodes déserts du Grand Nord.

Elle médita d'obtenir de M. d'Estrée quelques confidences sur ce qui se passait à la Cour en prenant garde que rien de leurs propos ne puisse être surpris par des oreilles aux aguets.

Ce qui n'empêcha pas M. d'Estrée de jeter un rapide regard alentour lorsqu'elle le prit en particulier, à la pointe du second pont, et le pria à voix couverte de lui dire la vérité en ce qui concernait la disgrâce de Mme de Montespan que divers courriers de France lui avaient annoncée récemment comme définitive.

– Je ne peux y croire ! Vous qui vivez à la Cour, Monsieur, renseignez-moi. Athénaïs de Montespan aurait-elle cessé de demander aide à sa devineresse, ou bien celle-ci s'est-elle retirée, fortune faite, privant ses riches clientes de l'aide de ses pratiques magiques ?

C'est alors que M. d'Estrée, un peu désarçonné par la question abrupte, jeta ce rapide coup d'œil craintif autour de lui, puis, ne voyant que le brouillard ensoleillé qui repoussait sans fin l'horizon, et pour tous témoins proches les oiseaux de mer passant et repassant dans les hauteurs, il parut mesurer la distance qui le séparait des dangers de Versailles et se rassurer.

– Renseignez-moi, je vous en prie, insistait Angélique. Je suis coupée de tout ici, vous le voyez bien. Vous n'avez rien à craindre de moi. Que pourrais-je faire contre vous en ces déserts de ce que vous allez me confier ?... Je n'appartiens à aucune coterie. Mais comprenez que je suis curieuse comme toute femme et m'intéresse à ce qui se passe dans le voisinage du Soleil et au destin de personnes que j'ai bien connues, et que je reverrai sans doute un jour, plus tôt qu'on ne pense. Je dois me tenir au courant. Vous devinez que ce ne peut être par les missives que je reçois. Ce n'est pas par un pli qui peut être saisi par n'importe quel espion que l'on peut trouver réponse à ces questions. Distrayez-moi, Monsieur, en me donnant quelques aperçus de ce qui se raconte sous le manteau. Je vous en saurai gré...