Le plus important des censitaires de la région était ce Tancrède Beaujard, ami d'enfance du vieux Loubette. Il vint les visiter à bord, et évoqua les souvenirs des « premiers », lorsque le navire de la compagnie, n'étant pas parvenu cet été-là sous Québec, Champlain avait dû remettre la survie de ces quelques colons à la charité des sauvages, et comment lui-même, âgé de dix ans, et sa sœur Élisabeth et ledit Loubette qui en avait onze, avaient été « placés » pour l'hiver chez les Montagnais du coin, ce qui leur laissait le meilleur souvenir de leur vie.

Le fleuve s'élargissait toujours. Le dragon ne cessait d'ouvrir sa gueule immense, bâillait et crachait des îles avant de rejoindre la mer.

Chapitre 9

Après être passé au large de la seigneurie de Mont-Louis, aux environs de la rivière Matane, l'un des quatre cours d'eau descendant des Monts Chikchoks, un vaisseau qui leur apparut comme de la Marine royale sortit de la brume du rivage et sans doute de l'embouchure de la rivière où il se cachait, et après avoir louvoyé, leur expédia des signaux de détresse.

Non sans prudence, Joffrey de Peyrac fit réduire les voilures et détacha, à leur rencontre, un de ses yachts, agile et prompt à la manœuvre. Le vent était si bon que c'était dommage de ralentir la course, et de ne pas laisser une partie des bâtiments parmi les plus lourds, L'arc-en-ciel par exemple, continuer sur leur lancée. Mais le comte préférait appliquer la règle d'or des Hollandais, gens de mer et de commerce s'il en fut, et qui liaient la réussite de leurs expéditions autour du globe au principe qu'une flotte devait toujours rester groupée.

On manœuvra à grands cris, les matelots s'élançant dans les haubans, courant le long des vergues en maudissant l'importun.

Le commandant de celui-ci fut ramené peu après à bord de L'arc-en-ciel, et c'était bien un officier de la Marine royale, car il portait le justaucorps bleu à parements rouges, l'écharpe de satin blanc, la culotte noire, les bas de soie cramoisie et un feutre noir à plumes, uniforme imposé par le ministre Colbert, non point tant pour obliger les officiers de la Marine du roi à se bien vêtir, que pour réduire le flot de passementeries, de broderies, de ruches et d'aiguillettes dont ils se couvraient. La réforme n'avait pas été sans soulever un tollé général. Comment dans une bataille sans toutes ces fanfreluches, franges d'or et plumes, les gens d'équipage reconnaîtraient-ils « leur » capitaine et différencieraient-ils les officiers entre eux ? D'où la nouvelle décision de donner un sens aux divers galons auxquels personne ne voulait renoncer : d'or ou d'argent au nombre de un à quatre, ils allaient indiquer la fonction ou le grade.

Les souliers étaient restés à talons rouges et à revers, la chemise à manchettes et col ou jabot de dentelle. À la rigueur la couleur de la culotte était laissée à la fantaisie ainsi que celle des plumes du chapeau, leur nombre et leur hauteur.

Le nouveau venu ne se privait pas d'outrepasser les limites.

La main sur le pommeau de son épée, il se nomma : Le marquis François d'Estrée de Miremont.

– J'ai reconnu votre pavillon, Monsieur, dit-il en s'inclinant très bas et balayant le plancher du panache de plumes de son tricorne galonné et j'ai béni l'opportunité de votre arrivée. Et maintenant, je vous vois et je continue à être rempli d'aise, non seulement parce que je sais que votre rencontre va me tirer d'un mauvais pas, mais aussi parce que va se trouver satisfaite la curiosité que bien des récits vous concernant ainsi que...

D'un plus grand salut encore il plongea en direction d'Angélique.

– ...votre épouse aussi célèbre par ses vertus, ses exploits que sa beauté a éveillés en moi, mais aussi je pourrais l'assurer dans l'esprit de mon état-major et de mon équipage jusqu'au dernier des mousses.

Et comme Joffrey de Peyrac, sans se laisser émouvoir par ces déclarations flatteuses, demeurait de bois attendant la suite, l'officier s'étonna :

– Vous ne me demandez pas, Monsieur, en quel lieu j'ai pu ouïr ces discours vous concernant et de quelle bouche fort réputée je les tiens ?

– Je m'en doute, Monsieur. À votre langage et à vos manières, je devine que vous les tenez de la Cour.

– Gagné ! Je ne parierai pas avec vous, Monsieur. J'y perdrais trop de plumes,, Mais vous ne vous êtes pas inquiété de savoir de quelle bouche sont tombés ces propos.

Jouant le jeu avec un sourire, car il ne servait à rien de vouloir distraire un courtisan de ses tournures habituelles, Peyrac répondit.

– Suis-je présomptueux en avançant que les bouches furent nombreuses car je sais le ramage qui s'autorise autour de Sa Majesté. Mais s'il ne me faut parler qu'au singulier, j'oserai nommer M. de Vivonne, votre amiral.

– Perdu et gagné, Monsieur ! Vous avez voulu vous montrer trop modeste. Pour moi, je voulais parler de Sa Majesté elle-même. Cependant, il est vrai que M. de Vivonne s'intéresse aussi beaucoup à vous, ce qui est de son devoir, tout ce qui se trouve au-delà des mers relevant de sa juridiction.

On ne savait si son regard appuyé signifiait qu'il connaissait le secret de l'escapade de Vivonne en Nouvelle-France, ou s'il voulait seulement rappeler que le haut titre du frère de Madame de Montespan lui donnait tout pouvoir en ce qui concernait les colonies. Ces mimiques variées pleines de sous-entendus et d'allusions constituaient le langage hermétique et codé de la noblesse courtisane dans l'entourage du roi et c'était tout un art que de savoir le manier et l'interpréter.

Durant ces préliminaires, les navires allaient et venaient, serraient et déployaient leurs voiles pour essayer de faire du surplace, et résistaient difficilement à la brise soufflant de terre.

– M. d'Estrée de Miremont, dit Peyrac, vous n'avez pas été sans remarquer que je descendais le fleuve et que j'avais le vent pour moi. Le temps me presse de profiter de l'aubaine. Veuillez me dire sans plus d'ambages en quoi je puis vous obliger. Avez-vous subi quelques avaries ? Manquez-vous de pilote-côtier pour la remontée du Saint-Laurent, connaissez-vous des difficultés du fait de ce vent qui m'est propice, mais peut vous empêcher dans votre route vers Québec ?

– Québec ? Je ne vais pas à Québec. Qu'irais-je faire à Québec ?

Il eut un geste vers l'amont qui signifiait combien peu il faisait cas de ces croquants du fond des terres, occupés à leurs moissons.

C'était un incident fâcheux qui l'avait fait engager, bien malgré lui dans l'embouchure du Saint-Laurent. Il entreprit le récit de son voyage et de ses mécomptes. Il était parti deux mois plus tôt du port de Brest, à la pointe de la Bretagne, le cœur et l'esprit habités d'un but bien précis qui lui faisait poser le doigt sur l'extrême pointe septentrionale de la mappemonde, là où tous les cartographes se contentaient d'ébaucher de vagues contours d'îles et presqu'îles indécises d'un blanc virginal, car nul n'aurait osé y suggérer la présence de verdure, ou seulement de terre.

En un mot comme en cent, M. d'Estrée faisait partie de ces « fous des glaces » qui n'hésitaient pas à aller faire chatoyer leurs beaux uniformes de la marine royale française sous la lumière polaire du Grand Nord. Ils étaient plus nombreux qu'on le croyait, ceux qui n'hésitaient pas à s'avancer dans le translucide rayonnement d'un soleil qui traverse l'horizon comme une énorme rose et qui jamais ne se couche, flairant à la poupe d'un vaisseau craquant comme une coque de noix menacée, le sûr chemin du chenal bleu de l'eau entre ces murailles géantes, à pic, étincelantes comme des falaises de diamants, des glaces flottantes qui les escortaient, il était de ceux qui parvenaient à découvrir, à atteindre contre toute raison cette sorte d'Eldorado des rivages polaires desquels on attendait on ne sait quelles richesses.

Au début, ç'avait été l'espérance de trouver la mer de Chine afin de raccourcir la route des épices. Plus tard, celle de trouver de l'or ! Plus tard enfin, on avait été récompensé par le pactole des fourrures précieuses recherchées toujours plus haut dans les toundras inaccessibles. Et pour beaucoup, ces expéditions démentes, c'était pour rien, sinon le désir sur cette terre donnée aux hommes d'aller plus loin rencontrer des êtres inconnus, survivant sur des radeaux de glace, des animaux, des paysages jamais vus, des phénomènes jamais contemplés.

Les « fous de glaces », explorateurs des pôles, étaient parmi les navigateurs du monde entier une race à part, et qui avaient pour les horizons stériles et gelés une passion quasi voluptueuse qui leur faisait paraître la mort par gel, famine ou scorbut, douce et des meilleures.

Malgré son langage précieux et ses jeux de manchettes de dentelles qu'il était capable autant qu'un autre d'effectuer devant le roi, M. d'Estrée se révéla être de cette race-là.

Or, donc, en ces jours mêmes, il revenait de la Baie d'Hudson, où depuis soixante ans, drapeaux français, anglais, croix dressées et jusqu'à un canon danois oublié, attestaient des incursions que les hardis amoureux du Grand Nord n'avaient cessé d'y opérer. Pour lui, pas de problèmes, aucune avarie. Le temps parfait, bien qu'à la mi-juillet, là-bas, il y flottât encore des îlots paresseux de glaces, taillés en monstres biscornus : tourelles, chapiteaux aux pointes vert émeraude ou bleu turquoise.

Mais, sitôt pris pied aux rivages spongieux, encensés de nuages de mouches noires, minuscules, avides et sanguinaires, quel marché de fourrures avait-il fait ! Quelle animation, mes amis !

De la forêt aux arbres nains, les indiens Odjibways et Nipissing, qui se souvenaient de la grande chaudière pleine de marchandises, suspendue à un arbre par Button, pour les sauvages errants, surgissaient. De son marché, M. d'Estrée rapportait pour deux cent cinquante mille livres de fourrures de toute beauté. Moins de castors, mais du renard argenté, loutres noires, martres, visons, zibelines.