– Sauf pour un seul. Vous aviez su prendre mon cœur à jamais. Mais, doutant de toutes les femmes, vous avez douté de moi. Vous n'avez même pas voulu envisager que j'avais entrepris ce voyage fou et contre la volonté du roi, uniquement pour vous retrouver. Vous avez mis mon imprudence à me lancer dans des pérégrinations dangereuses au compte d'un caprice d'étourdie, quelque peu insensée, voire stupidement avide d'aller surveiller les bénéfices que pouvait lui rapporter sa charge de consul de Candie.

– Comment aurais-je pu imaginer une telle preuve d'amour de la part d'une femme ?

– Voilà en effet où le bât vous blessait, malgré votre science d'aimer apprise des troubadours. Vous aviez encore beaucoup à apprendre, messire. Ne saviez-vous pas que vous étiez tout pour moi depuis Toulouse ?...

– Il faut croire que le temps m'avait manqué pour le savoir, pour m'en convaincre. La passion est si fugace. La fidélité si incongrue. L'amour, l'essence de l'amour si peu captable. Et sa réalisation de chaque jour, de toute une vie, si peu compatible avec nos existences exposées aux mille coups de la mondanité pour les puissants, ou de la survie pour les miséreux et les pourchassés. Ce que vous étiez pour moi, unique parmi les autres femmes, c'est de vous avoir perdue qui me l'a appris, c'est qu'on vous ait arrachée à moi qui me l'a révélé. Les troubadours n'ont pas tout dit. Ils laissent seulement entendre que l'essentiel est inexprimable.

« Voilà ce que m'ont enseigné l'obscurité des geôles et les errances du bannissement qui effaçait mon existence passée et me privait à jamais de votre présence.

– N'empêche que vous vous êtes très bien passé de moi à voguer d'île en île et de palais fleuris en cours ottomanes...

– Je confesse que ce fut un long périple plein de détours et de révoltes. Je reconnais qu'au début je ne pensais pas mettre si longtemps à guérir, et surtout à admettre un jour que je ne guérirais jamais, jamais de cette brûlure d'amour que vous m'aviez infligée. À quel moment l'ai-je compris ? À plusieurs reprises, la vérité s'est imposée. Est-ce quand Mezzo-Morte, en Alger, m'imposa le dilemme ? Me livrer le lieu de votre captivité, à condition que je cessasse d'être son rival en Méditerranée ?... ou plus tard, lorsqu'à Meknès il me fallut envisager votre mort et la séparation définitive d'avec vous, même en rêve ?...

« Alors je sus que ce qui était pire que tous les doutes, c'était de ne plus vous revoir jamais. « Quelle femme, mon ami !... » me disait Moulay Ismaël, partagé entre la fureur, l'admiration, le regret aussi. Nous étions là deux maîtres, deux potentats des pays de Barbarie et du Levant, et planait sur nous le fantôme d'une femme-esclave aux yeux inoubliables, morte sur les chemins du désert. Parfois, nous nous regardions et nous savions que nous n'y croyions pas tout à fait à cette mort. « Allah est grand », me disait-il. Nous refusions le verdict parce que nous nous sentions très faibles et très atteints.

Angélique l'écoutait avidement et se retenait de sourire tant cette vision de Joffrey et de Moulay Ismaël accablés lui paraissait plaisante.

Alors ils riaient et s'embrassaient encore, frappés d'un intense sentiment de triomphe à se voir aujourd'hui dans les bras l'un de l'autre, comblés de joies et de bienfaits, d'enfants, de richesses, de réussites, entourés de compagnons dévoués, loin du théâtre de ces événements tragiques évoqués, au point que le décor austère du grand fleuve du nord, ses rives lointaines aux monts âpres couronnés de noires forêts, ses eaux troubles et tourmentées aux profondeurs effrayantes, son escorte de lourds nuages en escadre monumentale, traînant des rideaux de pluie ou s'enfuyant sous le souffle du vent, tout ce qui créait autour d'eux un décor si contraire à celui brûlant et coloré de la Méditerranée leur paraissait amical, rassurant, et les confortait dans leurs certitudes présentes de trouver l'un en l'autre, l'un par l'autre, l'heure du rêve atteint et du bonheur sans fin.

Chapitre 8

Angélique aurait souhaité que ce voyage durât toujours. ce qui était une façon de proclamer qu'elle en goûtait chaque instant. La navigation sur le Saint-Laurent isolait. Pour les navires qui arrivaient et que l'on croisait, ce n'était plus l'étendue vide de la mer, mais non plus l'abord d'un rivage. On y vivait quelques jours, ou semaines, hors du temps. On se saluait parfois de loin. Les uns avaient hâte d'arriver, au moins à Tadoussac où commençait l'aventure canadienne, les autres, d'entreprendre la traversée, dont les vraies péripéties ne commenceraient qu'au-delà de Terre-Neuve.

En attendant, il y avait quand même des tempêtes, des possibilités de naufrage, les arrivants pouvaient encore mourir de scorbut dans les cales, et les partants, décider de rester au pays.

C'était une promenade qui prenait chaque jour de l'ampleur. Tout voyageur qui y était passé une fois, retrouvait des souvenirs. On naviguait entre deux mondes. Le passé, l'avenir. Et l'on s'étonnait de tout ce qui pouvait se passer sur ce fleuve, pourtant si vaste que les embarcations semblaient y errer sans but et dont les rives demeuraient le plus souvent invisibles l'une à l'autre.

À bord, Angélique dormait d'un sommeil profond et bienheureux. Le balancement de la navigation, la moiteur des nuits souvent brumeuses qui étouffait les bruits, la plongeaient dans une véritable léthargie, ce qui ne l'empêchait pas de se réveiller à plusieurs reprises au cours de la nuit, ne serait-ce que pour se ressouvenir de la joie d'être en vie dont certaines périodes de paix nous rendent plus conscients, et de pouvoir se rendormir contre lui.

Ce matin-là en s'éveillant, elle sentit que le navire était à l'ancre, malgré le jour depuis longtemps levé. Une odeur de feux de bois, celle de foyers allumés sur des plages pour y fumer du poisson, entrait par la fenêtre ouverte.

Elle se redressa sur sa couche et aperçut près d'elle, sur l'oreiller, un petit objet, un écrin de cuir fin travaillé d'or au petit fer, et en l'ouvrant, découvrit une montre du plus beau travail, malgré sa petitesse. Elle n'en avait jamais vu d'aussi raffinée. Les aiguilles représentaient deux fleurs de lys, et le boîtier d'émail bleu était constellé de fleurs d'or.

Un ruban de soie bleu permettait de la suspendre au cou. Elle avait appris que c'était la mode à Paris.

Elle se leva pour aller sur le balcon.

L'arc-en-ciel mouillait au pied d'un promontoire, dont le nez de roches sombres accrochait des lambeaux de brouillard. Le ciel était assez bas, et l'endroit ressemblait à une gravure sinistre pour drames illustrant la misère de naufragés ou de pirates abandonnés, avec de hautes falaises autour desquelles tournoyaient des oiseaux de mer bruyants de différentes espèces.

Mais pour Angélique, quel que fût le temps et le décor, tout lui paraissait agréable et opportun.

Elle rejoignit Joffrey sur le pont.

– En l'honneur de quel événement vous dois-je, ce matin, ce ravissant présent ? lui demanda-t-elle.

– Un guet-apens de sinistre mémoire. Je ne pourrais, pour ma part l'oublier, car, en ces lieux mêmes, par une nuit sombre et traîtresse, vous m'avez fait cadeau en me sauvant, du bien le plus précieux : la Vie, que nos ennemis voulaient une fois de plus me ravir. Survenue à temps et par miracle, vous avez abattu celui qui s'apprêtait à m'assassiner : le comte de Varange.

– Je me souviens : La Croix de la Mercy !

« C'était donc là ? » fit-elle en regardant avec curiosité le rivage qu'elle n'avait abordé que de nuit.

L'endroit gardait un aspect lugubre. Il y avait quand même un peu d'animation sur la grève en triangle surplombée de racines d'arbres qui perçaient les éboulements de la falaise.

Des canoës indiens attendaient rangés, à demi tirés sur le sable, et à quelques encablures une embarcation à deux mâts se balançait.

Les matelots, des Français d'Europe, étaient venus remplir leurs tonneaux à la source. Mais un peu plus loin dans la ravine, des Indiens commerçaient avec le patron du petit bâtiment. Tout le long du fleuve, la traite des fourrures battait son plein.

Ils se trouvaient à la lisière d'un pays désolé, le Labrador, aux forêts profondes et marécageuses, vomissant des écharpes de brumes qui venaient traîner à la surface du fleuve.

Misérables entre toutes étaient ces tribus de Montagnais qui hantaient les abords des rivières torrentueuses et glacées, ne se déplaçaient qu'environnées d'un nuage de petites mouches noires et tenaces, avançaient à la machette dans les taillis inextricables des sous-bois où, seule grâce, brillait parfois l'or de renoncules d'eau géantes. Rien que l'approche de ces lieux étreignait le cœur d'angoisse.

Autrefois, il y avait sur la falaise un premier comptoir et un oratoire, aujourd'hui presque abandonnés. C'était là que le comte de Varange, hanté par la vision de la Démone, avait donné rendez-vous au comte de Peyrac pour le tuer.

Angélique passa son bras sous celui de son mari. Une incroyable chance lui avait permis d'arriver à temps. S'il y avait un endroit où l'esprit des ténèbres n'avait pas prévalu contre eux, c'était bien en ce lieu. Mais l'occasion lui parut propice pour faire allusion à l'entretien qu'elle avait eu récemment avec le lieutenant de police, à Québec.

– Garreau d'Entremont continue à fouiner autour de la disparition de ce Varange. Selon les directives de la police nouvelle, il lui faut un cadavre, même s'il s'agit de celui d'un immonde suppôt de Satan.

Ils firent quelques pas le long du pont.

À son bras et sous sa protection, ses déceptions et ennuis de Québec s'évaporaient, se réduisaient à de petites escarmouches dont le développement et la solution étaient remises « aux calendes grecques » par cette longue et lente révolution des courriers qu'exigeait toute enquête. Sur le point d'en parler à son mari, elle avait atermoyé. Arrêtée par cette impression que certaines choses désagréables ou que l'on redoute prennent corps à être formulées en mots et que cela n'en valait pas la peine.