Angélique sentit passer en elle ce même souffle lumineux qui transfigurait toute peine.

Un enfant indien courait vers elle, les bras ouverts, en trébuchant et elle ne sut quelle prescience la fit s'élancer vers lui, courant aussi les bras tendus. Ce fut comme une vague d'amour à son sommet qui déferlait, résumant tous les transports, passions et espérances de son être.

– Honorine !

Elle enleva la forme frêle, si légère, et la tenant dans ses bras, crut mourir de bonheur.

Ni l'aspect rebutant de son visage et de ses vêtements, ni son déguisement de garçonnet, ni son cimier de cheveux rouges collés de résine, ne l'avaient trompée.

Elle aurait reconnu, sous n'importe quel masque, l'étincelle des petits yeux d'Honorine...

– Je savais que tu viendrais... Ô toi indomptable ! Tu as réalisé tes rêves, à ce que je vois ?...

Et elle riait, en tournant follement avec l'enfant contre son cœur.

– Un guerrier iroquois ! Un guerrier iroquois ! Venez tous, voyez la merveille... Un guerrier iroquois nous est revenu !...

Dans le brouhaha qui suivit, une voix s'écria :

– Seigneur Dieu ! Elle a eu « la picotte » !

Une autre voix, nouvelle et presque inconnue, répliqua :

– Oui, mais elle est vivante et notre mère la guérira.

Cette voix et ces paroles détournèrent l'attention d'Angélique qui avait ressenti un choc glacé en entendant le mot terrible : la « picotte » !... La variole !...

– Cantor !... Cantor !... Mais... D'où viens-tu ?

– De Versailles, répondit Cantor très mondain, mais après un petit détour par Québec, Montréal et l'Ontario.

– Il est venu me chercher aux Iroquois, dit Honorine très fière.

Angélique la posa à terre pour tendre les mains vers le visage de Cantor, mais ce fut lui qui la serra dans ses bras.

Elle sentit sa force déterminée, farouche. C'était un homme. Elle devina tout. La rencontre qui l'avait poussé à s'embarquer, la poursuite qu'il avait menée, le geste qu'il avait accompli...

Sur ces entrefaites, deux ou trois hommes dévoués, qui n'étaient pas au courant, revinrent en criant :

– Nous avons trouvé les enfants ! On peut partir.

Et tout le monde éclata de rire dans un besoin de détente. On pouvait partir...

– As-tu vu ton père ?

Cantor ouvrit de grands yeux. Il ignorait que le comte de Peyrac s'était rendu en France. Leurs navires s'étaient croisés sur l'océan.

Angélique comprit que, si l'avenir qui les attendait était chargé d'inconnu, il l'était également d'un monceau de récits à se faire mutuellement et qui auraient de quoi occuper les heures de nombreuses veillées ou celles des traversées.

Leur vie n'était pas ruinée, leur œuvre n'était pas effacée. Wapassou resterait une riche et superbe moisson de souvenirs et de bonheurs.

C'était sur un seuil nouveau qu'elle se tenait maintenant, avec Honorine contre elle, et, devant elle, assez contents d'eux mais prêts au départ, les trois marmousets, barbouillés de suie pour avoir essayé d'explorer les ruines, et tenant au poing les bouquets des premières fleurs cueillies.

Les images se précipitaient. L'avenir inconnu se comblait déjà. Et tout d'abord, dans leur marche de retour vers le sud, il faudrait profiter de la disparition des neiges pour joindre les postes et les mines inaccessibles et s'informer des survivants de l'hiver... ou des attaques de l'automne.

La perte des biens, ce n'était rien.

La seule chose qu'elle n'accepterait pas, c'est qu'il y ait d'autres victimes.

Des victimes innocentes, qui auraient été immolées à la malignité d'une Ambroisine.

Elle exigeait qu'il n'y ait plus de victimes. C'était ainsi. Elle le voulait. Il n'y aurait pas de victimes.

On retrouverait les Jonas, les Malaprade et leurs enfants, et les Wallons, et les « lollards » anglais , et les Suisses, les Espagnols...

Et l'on pourrait boire et trinquer joyeusement, à la santé de tous, sur les rivages de Gouldsboro, avant de cingler vers l'Europe sur un beau navire, en un voyage qui ne connaîtrait pas de tempêtes, vers un roi assagi, des amis fidèles, impatients de la revoir, un époux plein d'attente, à la faveur assurée, dans les bras duquel elle se jetterait en se promettant, une fois de plus, de ne jamais s'en séparer.

Quant à Honorine ?... Elle reprit l'enfant dans ses bras pour avoir son visage à la hauteur du sien, et l'examiner.

Sa vue menacée ? Il était temps encore. Elle se faisait fort de soigner ses paupières, puis d'augmenter l'acuité de sa vision atteinte par l'affreuse maladie. La peau de son visage, sa peau fine d'enfant, criblée de cicatrices ? Ce serait plus long ! Ou peut-être court ?... Cela dépendait des moyens employés. Elle trouverait, elle réussirait. Ce dont elle était sûre, c'est qu'elle obtiendrait que les traces du malheur et de la malédiction qui l'avaient accablée dès sa naissance s'effacent du visage de l'enfant bien-aimée.

Le monde ne manquait pas de forces miraculeuses : mains guérisseuses, thaumaturges, fontaines ou fleuves sacrés dépositaires du courant divin, lieux consacrés, touchés par Sa Puissance...

« J'irai, je parcourrai le monde s'il le faut et une fois de plus, une fois encore, tu seras sauvée, mon enfant... »

Elle l'étreignit avec passion, comme elle aurait serré contre elle sa vie nouvelle.

– Il n'y aura plus de victimes ! C'est ainsi ! Je le sens ! Nous les retrouverons tous, nos amis perdus !... Et toi, tu seras belle ! Et tu seras heureuse !...

« Après tout !... » pensa-t-elle, défiant de ses prunelles vertes la lumière du printemps. « Après tout !... le ciel me doit bien ça !... »

FIN

1 Cf. « Angélique et le Nouveau Monde ».

2 Cf. « Angélique et le complot des ombres ».

3 Cf. « Indomptable Angélique ».

4 Cf. « Angélique et la route de l'espoir ».

5 Cf. « Angélique se révolte ».

6 Cf. « Angélique et son amour »