Parfois l'enfant s'arrêtait. Une crainte s'emparait d'elle.
– Crois-tu qu'elle est morte ? demanda-t-elle un jour.
– Qui ?
– Ma mère qui m'attend à Wapassou.
Elle disait « ma mère » d'un ton possessif, mais Cantor ne s'en formalisait pas. Il niait avec force.
– Non ! Cela n'est pas possible. Elle ne peut pas mourir. Je vais t'expliquer pourquoi. Trop de forces mauvaises se sont liguées contre elle. Et sais-tu alors ce qui arrive dans ces cas-là ?...
– Non !
– Un bien imprévu naît de ce mal intense. C'est une loi, comme dans une opération de transmutation chimique.
Honorine hochait la tête. Depuis son plus jeune âge elle avait entendu discuter autour d'elle de chimie, d'alchimie, et de phénomènes scientifiques.
Elle raconta qu'une nuit d'hiver, aux Cantons iroquois, tandis qu'elle dormait, elle avait vu Angélique mourante, elle s'était élancée en hurlant : « Ma mère se meurt ! Oh ! Faites quelque chose vous autres !... » bouleversant tous les habitants de sa longue maison. On courait d'un cagibi à l'autre en s'informant de la santé de l'Indienne qui l'avait adoptée.
Elle se tut, retrouvant des souvenirs qui s'étaient effacés de sa mémoire depuis qu'elle avait été terrassée par la maladie. Puis elle reprenait ses confidences. Dans le feu rouge de la fièvre, plusieurs fois Angélique était venue la visiter. Et, persuadée que sa mère était près d'elle, elle luttait afin de pouvoir lui parler. Mais quand elle reprenait conscience, elle ne voyait que de tristes visages indiens penchés sur elle et qui secouaient la tête : « Non, ta mère n'est pas là ! » Une vieille Indienne comprit ce qu'il fallait faire pour la maintenir en vie, la petite fille blanche. Elle lui disait : « Bois ce bouillon, et quand tu te réveilleras, ta mère sera là. »
Une fois, elle s'éveilla, guérie. Elle pouvait se lever, aller à la rivière. La vieille Indienne n'était plus là, car elle était morte, et Honorine savait que sa mère n'était jamais venue. Peu après, les Français arrivèrent et se chargèrent des femmes et des enfants survivants.
Aux environs du lac du Saint-Sacrement, Cantor « les » sentit, grouillant autour de lui.
– Ne crie pas ! « Ils » sont partout !...
Il se jeta avec elle derrière un buisson que commençait de voiler d'une résille verdâtre des bourgeons poisseux. Les sous-bois, sous l'effet des premiers signes du printemps, bourgeons, feuilles timides, roulées comme des chenilles, offraient une apparence floue, embrumée, propice à tous les guets-apens.
C'était peut-être un leurre ! La forêt était vide. Non, il n'avait pas rêvé. Levant les yeux, il vit flotter, à demi dans la frange mouillée des brumes basses, une bannière fleurdelisée.
– « Ils » sont partout, derrière chaque arbre !...
Par bonheur, un visage adolescent lui apparut entre les branches, et c'était celui du jeune Ragueneau avec lequel il avait chanté Minuit, chrétiens la nuit de Noël dans la cathédrale de Québec.
Fils du docteur Ragueneau qui, avec ses dix enfants, portait chaque été sa dîme d'un bouquet de fleurs de son jardin aux religieuses de l'Hôtel-Dieu, il avait été engagé parce qu'il jouait du fifre et du tambour.
Précédant l'armée, le roulement des tambours semait l'effroi dans les cœurs iroquois.
L'armée franco-indienne – cent vingt soldats de la métropole, quatre cents réguliers canadiens, et autant d'Indiens des missions, assurant l'avance et les flancs-gardes – suivait l'habituelle piste qui conduisait aux Mohawks et aux Oneidas. « Cette piste était tortueuse, brisée partout, coupée de trous et d'à-pics, traversée par quantité de torrents... »
Pour atteindre le Nord du Maine, Cantor devait traverser cette armée dans sa largeur, comme un fleuve. Le jeune Ragueneau jeta sur ses épaules un dolman blanc cassé, uniforme du célèbre régiment de Carignou. Ainsi vêtu, mêlé à la troupe, et traînant derrière lui son sauvageon aveugle, il s'y mêla plusieurs jours, profita des bivouacs où l'on faisait bonne chère, garnit son havresac d'anguilles fumées, de pemmican et rations de pain.
Puis il s'écarta de la longue coulée guerrière qui se glissait inexorablement vers le sud à la recherche des survivants des Cinq-Nations, quitte à buter contre les premiers habitants des frontières de Nouvelle-Angleterre et à y cueillir scalps et captifs pour se dédommager d'une inutile poursuite.
Continuant vers l'est, ils traversèrent un pays désert, sans hommes, sans bêtes, sans pistes. Ils pénétraient dans le Maine, le vrai Maine, inextricable, où, plusieurs fois par jour, il fallait, pour effectuer quelque avance, descendre au fond des gorges, trouver un gué dans le bouillonnement des torrents ou des chutes d'eau, remonter de l'autre côté la falaise abrupte.
Malgré son habileté et son flair, Cantor se surprenait à tourner en rond parmi les branches d'arbres cassées, à hésiter entre les traces de pistes indigènes, souvent désaffectées, et qui ne menaient nulle part. Les bosquets de Versailles lui avaient fait perdre le sens de ces fourrés-là, songeait-il avec dépit.
Mais les cours d'eau devenaient navigables. Une petite tribu d'Indiens nomades, qui émergeaient de l'hiver comme autant de sarments desséchés, achevait au bord d'une rivière de coudre des canots d'écorce et de les vernir de la résine du sapin baumier.
Les nuits étaient glacées, mais le soleil chaud durant la journée. Les Indiens avaient recueilli la sève sucrée de l'érable, et ils reprenaient des forces à en boire.
Avec les Indiens, le frère et la sœur descendirent la rivière, traversèrent des lacs, franchirent, le canot sur la tête, les saults qui, de marche en marche, les amenaient vers d'autres lacs ou vallées sillonnées de rivières où des wigwams se groupaient, rassemblant les rescapés du froid. Ils amenaient leurs fourrures et discutaient de la direction à prendre pour aller à la traite : soit vers les Français, soit vers les Anglais.
Cantor acheta un canot, et tous deux pagayant continuaient leur randonnée vers l'Est.
Un jour, entre deux nuages d'une journée un peu hivernale, ils aperçurent le sommet encore couvert de neige du mont Kathadin.
Wapassou n'était pas loin.
C'était la dernière étape, par une matinée légère. Encore une heure, deux heures de marche...
Il l'entendit derrière lui pousser des gémissements de chiot et se retourna.
– Fatiguée ?
Il s'étonnait car elle ne s'était jamais plainte des longues marches qu'il lui imposait.
– Elle m'a pris mes boîtes à trésors ! se mit a pleurer Honorine.
Sur le moment, il ne savait de qui elle parlait. C'était si loin déjà : le navire, la poursuite, le coup de grâce, la fin de la Démone. C'était comme si elle n'avait jamais existé ! Il s'étonnait même en pensant qu'il avait vécu à la Cour de France. Il était redevenu un adolescent du Nouveau Monde.
– Elle m'a tout pris, même la dent de cachalot de cosse de châtaigne, et le coquillage que tu m'avais donné...
– Que dis-tu ?
La maladie lui avait laissé une faiblesse dans la gorge et quand elle pleurnichait, elle devenait inintelligible.
– Même la bague de mon père, et la lettre de ma mère, continuait sur un ton d'homélie Honorine dont l'approche de Wapassou devait réveiller les souvenirs.
– C'est peut-être cela qui l'a affaiblie, murmura-t-il songeur.
Ce fut le tour d'Honorine d'essayer de comprendre et d'interroger.
– Que dis-tu ?
– La bague de ton père et la lettre de ta mère, ils lui ont sauté au visage, comprends-tu ? Et après, elle était comme paralysée. Comprends-tu ?
Elle hocha gravement la tête. Et, dans cette pensée, Honorine puiserait consolation pour ses trésors perdus.
Ils l'avaient mordue l'Empoisonneuse, et c'était bien fait !...
– Nous arrivons !... pensa-t-il.
Mais ce n'était plus sous le coup, comme précédemment, d'une impatience enfantine, laquelle pourtant, contenait dans son exultation la même vaste impression de victoire, d'achèvement, d'élargissement infini qu'il venait d'éprouver au moment où il murmura ces mots : « Nous arrivons ! » et où il sentit qu'il englobait tous les siens dans un mouvement nouveau.
La porte s'ouvrait où ils pénétreraient tous ensemble. Tout était immense et lumineux.
« Pour tant de félicité, un jour, dans une abbaye, je chanterai Ta Gloire !... »
L'instant d'après, il était redevenu un jeune coureur de bois, tenant par la main sa sauvageonne de sœur, et contemplant d'un œil déconcerté et vaguement anxieux déjà, l'emplacement de Wapassou qui, de ce belvédère, aurait dû, pensa-t-il aussitôt, lui apparaître plus peuplé et plus animé, en tout cas plus bâti.
On lui avait fait, par lettres, maints récits détaillés, non seulement sur la construction et les aménagements du grand fort, mais sur les habitations entourées de jardins qui avaient essaimé au-delà de la palissade. On lui avait décrit des pacages couverts de troupeaux, les champs labourés, les prairies asséchées, aménagées pour les chevaux.
Il reconnaissait le cadre et ne voyait qu'étendues désertes..., frottées de verdure nouvelle, mais désertes.
Il s'avança encore et découvrit des ruines noircies.
Il ne put empêcher sa main de se crisper autour de celle d'Honorine.
– Qu'y a-t-il, Cantor ? demanda-t-elle.
– Rien, répondit-il, se félicitant qu'elle ne pût distinguer ce spectacle de désolation. Nous arrivons ! Nous allons bientôt apercevoir... la maison.
– Que s'est-il passé ? Où sont-ils tous ?...
Son père, sa mère, les petits jumeaux ! Les Jonas, les Malaprade, les artisans, les soldats ! Son cœur cognait fort dans sa poitrine. C'étaient des coups si douloureux que cela l'empêchait de penser au-delà de ces deux questions taraudantes qui sonnaient dans sa tête à chaque coup.
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