Outtaké éleva le bras avec solennité, comme pour réclamer du ciel l'inspiration et, des personnes présentes, la plus scrupuleuse attention.

– Et maintenant, je vais te dire ce que je sais d'elle, Nuée Rouge, par voyance.

Il ferma les yeux et se prit à sourire.

– Elle arrive ! murmura-t-il. Elle vient vers nous ! Ne te hâte pas de quitter ces lieux, Kawa, car ton enfant se dirige vers le lac d'Argent pour t'y retrouver. Elle est accompagnée... d'un ange !...

Il s'esclaffa derechef, comme s'il avait été le témoin d'une cocasse plaisanterie.

– Ah ! Tu m'écoutes à présent, et sans dormir cette fois !...

Il riait de plus belle, soutenu par l'hilarité de ses guerriers. Ce fut sur ces éclats de franche gaieté suscitée une fois de plus par les expressions interloquées des Blancs, et leurs difficultés à ajouter foi aux révélations si sûres des songes, que les Iroquois s'éloignèrent et se séparèrent de celle qu'ils ne reverraient, sans doute, jamais plus.

Abasourdie par ce qu'Outtaké venait de lui dire, Angélique réalisa trop tard qu'ils s'étaient éclipsés. Et lorsqu'elle voulut au moins faire revenir Outtaké pour lui demander plus de renseignements et prendre mieux congé de lui, on ne trouva plus trace du chef Mohawk, ni de ses compagnons.

– Par grâce, rattrapez-le, supplia-t-elle.

Outtaké n'avait-il pas dit d'Honorine : « Je la voyais tous les jours » ?... Elle aurait voulu le questionner sur sa petite fille perdue au cœur de la si grande Amérique.

Et puis, elle s'avisait qu'à aucun moment elle n'avait songé à le remercier pour les sachets de nourriture qu'il lui avait fait parvenir par l'intermédiaire du jésuite.

– Rattrapez-les !

Mais on ne rattrape pas des Iroquois qui sont repartis à la recherche des fragments errants de leurs tribus afin de les ramener dans la vallée des Ancêtres, et à la recherche de leurs ennemis afin de les exterminer.

Ils s'étaient fondus à travers le vaste paysage de monts, de bois et de gouffres, aux pistes invisibles et intracées.

Et à vrai dire, personne ne se sentait vraiment très empressé de vouloir les rattraper.

Chapitre 74

Cantor tira le canot sur la petite grève, dans un recoin de la rivière, puis, le hissant sur sa tête, le porta jusqu'à un abri de rochers où il le dissimula sous les branches.

– Nous n'irons pas plus loin par l'eau, dit-il. Nous devons aller à pied. Mais si nous marchons bien, nous pourrons être à Wapassou un peu après midi.

L'enfant indien qui l'accompagnait opina de son panache rouge de cheveux hérissés, et se mit en marche docilement derrière lui. Cantor le retenait par un lien à son poignet car l'enfant était à demi aveugle, et au début de leur voyage, à plusieurs reprises, il avait failli le perdre en traversant des forêts trop broussailleuses.

– D'où sortez-vous ce sauvageon ? lui avait demandé l'apothicaire de Fort-Orange, cette nuit-là où, après mille dangers traversés, ils avaient pu dormir à l'abri des remparts de la petite ville anglo-flamande, sur le haut Hudson.

Il avait répondu que c'était un orphelin iroquois, échappé aux massacres et aux épidémies qui avaient accablé la vallée des Mohawks, et qu'il avait recueilli.

Il était difficile d'avouer à ce brave Hollandais qui, très charitable, avait procuré de la pommade pour soigner les yeux du petit « maquas », qu'il s'agissait de sa demi-sœur Honorine de Peyrac.

Honorine, enfin, avait été retrouvée par lui dans un camp de réfugiés du lac Ontario, parmi les femmes et les enfants iroquois que les Français avaient rassemblés là sous la protection des Sulpiciens de Quinte.

M. de Gorrestat, l'intraitable et borné gouverneur dont la Nouvelle-France se trouvait affublé – provisoirement, disait-on, mais c'était comme un cauchemar – n'avait pas attendu la complète fonte des neiges pour lancer à nouveau ses armées contre les Cantons iroquois.

C'est ainsi que Cantor qui, lui aussi, dès les premiers signes du dégel s'était mis en route, non sans encourir le risque d'affronter les dernières et redoutables tempêtes du rigoureux hiver, n'avait trouvé, lorsqu'il se rapprocha des régions où il voulait se mettre en quête de sa jeune sœur, que des bourgades ravagées par les combats, fumant encore des incendies. Il s'affola, se demandant, si elle n'était pas morte, de quel côté s'enquérir.

On disait que les Iroquois avaient « disparu de la surface de la Terre... »

Un contingent des plus braves et des principaux « capitaines » de ces Nations, parmi lesquels l'insaisissable Outtaké, s'était évaporé au moment d'une bataille décisive, et les « voyageurs » et « coureurs de bois » les soupçonnaient de s'être dérobés à la poursuite des Français et de leurs alliés indiens, en plongeant dans les labyrinthes souterrains de grottes dont le long réseau se déroulait invisible sur plusieurs dizaines de miles. Mais nul Blanc n'y avait jamais pénétré. Et la légende courait que l'obscurité y était si profonde qu'un séjour trop prolongé dans ces ténèbres faisait perdre la vue.

Cantor s'occupait des survivants, surtout des femmes et des enfants, parmi lesquels il lui restait un espoir d'obtenir un renseignement sur la fillette Honorine.

Il n'oublierait jamais sa joie, mêlée d'effroi et de compassion, lorsqu'il l'avait enfin rencontrée, un soir, à la lueur des feux, lorsqu'il l'avait tenue dans ses bras, un petit gibier graisseux, maigre à faire peur. Effroi parce qu'il avait failli ne pas la reconnaître sous sa défroque de garçonnet et l'avait tout d'abord repoussée ; alors elle s'était sauvée, et il avait dû parcourir tout ce camp, en lançant leur appel de jadis :

« Honn !... Honn !... »

Compassion, en la découvrant défigurée par les marques de la variole, dont l'épidémie avait commencé par décimer les populations iroquoises, déjà durant l'hiver.

Ne disait-on pas que c'était M. de Gorrestat qui avait eu l'idée de faire introduire des couvertures de traite ayant enveloppé des varioleux parmi les ennemis dont il voulait la perte ?...

Mais l'on disait tant de choses ! Les fléaux s'abattaient sur ces pays sauvages comme l'ouragan. On aurait dit que les intentions avaient des possibilités d'incarnation et de rapidité anormales. Elles se réalisaient plus vite que la pensée. Et d'autre part, l'immobilité de la mort aussi avait pouvoir démesuré de figer toute vie, subitement, sur des centaines et des milliers de lieux, l'emprise du froid interdisant tout mouvement, tout déplacement des êtres pour des mois sur la surface d'un continent.

« Maudit hiver ! » songeait Cantor tandis que, d'un pas alerte, il suivait la ligne de crête des monts hérissés dont la piste mal tracée les menait vers Wapassou.

En Europe, qui pouvait concevoir la puissance du dieu farouche de l'hiver qui les pétrifiait tous, là où il les surprenait ? Et malheur à celui qui cherchait à lui tenir tête. De justesse, les deux frères Lemoyne, qui avaient voulu poursuivre vers la grande mission des jésuites, au Sault-Sainte-Marie, n'avaient pu revenir vers les Objibways sans « s'écarter », que grâce à un feu que Cantor avait fait allumer pour eux, entre deux tempêtes.

Maudit hiver ! Trop précoce, trop long, trop rude, qui ne lui avait pas permis de sauver à temps Honorine. Mais l'aurait-il pu ? Car l'hiver est implacable et les aurait rattrapés n'importe où tous les deux, quand même inexorablement et peut-être loin de tout abri, dans le no man's land du désert blanc.

À Quinte, la tenant dans ses bras, il avait songé :

« Qu'importe ! tu es vivante ! Notre mère te guérira ! »

Bien sa chance, pauvrette ! Elle qui, déjà, n'était pas très adroite, maintenant elle se cognait dans tout, tombait, s'égarait. Elle en abusait, s'était-il dit, retrouvant ses ronchonnements de frère aîné. Il avait dû la porter sur son dos, et avait fini par l'attacher à lui par une ficelle, tandis que, par les fondrières du dégel, la traversée des bourgades iroquoises brûlées, pillées et encombrées de cadavres, le danger des lacs et des rivières dont la glace cédait sous leurs pas, ils entreprenaient le long voyage de retour vers Wapassou.

À Orange, où ils s'étaient offert une nuit de repos sous le confort des couettes hollandaises, Cantor s'était interrogé.

Si l'Hudson avait été dégagé de ses glaces, il eût trouvé plus sûr de continuer son voyage en descendant vers New-York. Puis d'escale en escale, ils seraient remontés sur Gouldsboro. Le périple aurait exigé plusieurs mois.

Mieux valait continuer vers l'est par la sauvagerie des bois.

Il était comme sa sœur. Il éprouvait l'impatience de rentrer à la maison. De rentrer au plus vite chez lui, chez eux. Et la maison, chez eux, c'était Wapassou. C'était le visage et les yeux de leur mère, ses bras ouverts, sa joie de les avoir là, qu'ils ne cessaient d'imaginer, c'était la présence de leur père, son sourire, rare mais si chaleureux, si complice, si entraînant qu'on était prêt à conquérir le monde pour en être digne, en recevoir l'approbation, c'était leurs amis, les Espagnols, les Jonas, c'était le petit frère et la petite sœur qu'il ne connaissait pas, mais dont Honorine ne cessait de lui parler. Elle se demandait comment des bébés de cet âge avaient pu accomplir autant de prouesses dans leurs courtes vies.

Il se retournait, et la regardait marcher derrière lui avec un profond sentiment de bonheur.

Il avait envie de lui dire qu'elle ressemblait à un porc-épic décoiffé, mais il se retenait. Elle était si fière d'être habillée en garçon iroquois.

– Outtaké a dit que j'étais digne d'être un guerrier, et puisqu'il y avait des garçons qu'on autorisait à s'habiller en femmes quand ils ne se sentaient pas de goût pour porter les armes, il n'y avait pas de raison de m'empêcher de m'habiller en garçon puisque je tirais bien à l'arc... C'était bien fait pour ces idiotes de femmes qui voulaient que j'aille ramasser du bois ou chercher l'animal tué par le chasseur, sous prétexte que j'étais une fille.