Plus tard, elle s'en souviendrait comme une main effleurant les cordes d'une harpe, et dont les sons lui seraient parvenus amplifiés par l'écho, et l'écho de l'écho.

Pourtant, il commença par parler en toute simplicité de sa querelle avec Hiyatgou.

– L'un de nous devrait être mort. C'est la loi. Et nous voici devant toi en vie, tous deux. Ce qui veut dire, Kawa : Il a été de ton dernier combat comme de mon combat avec Hiyatgou : pas de vainqueur, pas de vaincu. C'est le combat qui ne décide rien. Parce qu'en fait, il n'y avait pas d'ennemi et il n'y avait pas de guerre. Seulement un précipice, et un pont qui manquait pour se rejoindre. Mais la clause est secrète et il faut se cacher de ceux qui ne voient pas le pont et qui ne comprennent pas pourquoi nous l'avons franchi.

« Ticonderoga m'a fait faire des choses bien étranges dès que je l'ai vu. Il tordait mon être à l'intérieur comme une peau dans l'eau de la rivière. Il obligea ma raison à penser un peu à côté de son chemin habituel, ce qui est une douleur et un danger, mais peut mener au pont.

« Toi, tu étais l'esprit flottant de Ticonderoga. Lui se tenait à la terre, lourd du poids de sa science, et toi, tu courais en avant, légère et invisible pour me happer. Je l'ai su quand je vous ai vus à Katarunk, après le feu. Deux et unis, et d'une telle force. C'est ce qu'a dit la Robe Noire. « Unis on ne peut les abattre. Il faut les séparer ».

Où, quand, Sébastien d'Orgeval avait-il expliqué cela au chef des Cinq-Nations ?... Sans doute, jamais. Outtaké l'avait peut-être entendu en songe...

– Mais Ticonderoga n'est plus là, et toi tu vas partir. Me voici obligé de marcher encore un peu à côté de mon chemin si je ne veux pas tout perdre. Et voici pourquoi Hiyatgou est en vie... Voici pourquoi je l'ai épargné, fit-il, jetant un regard provocant au chef des Onondagas.

« Un seul mot encore que j'ai besoin d'entendre de ta bouche, Kawa. Assure-moi, assure-moi que celui qui est mort hier ne reviendra pas pour nous détruire...

– Comment peux-tu douter ? fit-elle, surprise de lire sur ses traits impassibles une réelle anxiété. Tu es averti de ces choses mieux que moi-même.

– La faim et la défaite ont affaibli la clarté de mes presciences. Autant Ticonderoga me fortifiait, autant Hatskon-Ontsi troublait et affaiblissait mes jugements.

– Tu parles au passé. Tu te donnes la réponse à toi-même, Outtaké. Il n'y a ni vaincu, ni vainqueur, disais-tu, parce qu'il n'y a jamais eu d'ennemi. Toi qui as mangé son cœur, tu sais maintenant de quel amour il vous aimait...

– Ne va-t-il pas s'employer à aider ses frères de race, les Français, contre nous ?

– Non ! Les Français n'ont pas autant besoin de lui que vous autres, Iroquois des Cinq-Nations, et c'était pour vous qu'il était venu. Je te le dis parce qu'il me l'a dit et que je le sens ainsi. Il est venu pour demeurer avec vous. Encore un peu de temps, et il se glissera parmi vous. Je sais que toi surtout, tu le sentiras toujours présent pour t'aider dans ta tâche et combattre à tes côtés.

– Veux-tu dire qu'il aura découvert la justice de notre cause et l'horrible trahison dont nos ennemis nous accablent ? interrogea le Mohawk, ses prunelles noires laissant miroiter une étincelle de joie et de triomphe.

Angélique ferma les yeux. À l'image de Wapassou détruit, l'Amérique qu'ils laissaient derrière eux lui apparaissait comme un champ de ruines, une terre brûlée, une terre qui se dévorerait elle-même jusqu'à ce que les surgeons aux racines les plus robustes réussissent à se maintenir et à dominer le chaos.

Elle n'était pas en état de jeter sur l'avenir un regard optimiste, mais devait lui répondre et lui rendre confiance.

– Il aura découvert que tu as mérité de l'avoir à tes côtés pour te soutenir et te conseiller jusqu'au bout de tes jours, répondit-elle avec fermeté, mais en soulevant ses paupières avec peine.

Ce bref instant où elle avait fermé les yeux pour réfléchir, elle avait cru qu'elle allait s'évanouir ou pour le moins s'endormir tant elle était fatiguée, mais elle savait que même blessés ou menacés comme ils l'étaient présentement, les Sauvages, et surtout son interlocuteur, étaient capables de reculer leur départ et de minimiser le danger qui les guettait, afin de poursuivre une discussion « de valeur », montrant, à présenter et réfuter les arguments de leur défense et de leurs attaques, une endurance qui pourrait les mener jusqu'au soir.

– Crois-tu vraiment, recommença Outtaké, rassemblant son souffle, pour une longue période...

Les paupières d'Angélique étaient retombées. Elle les rouvrit avec vaillance et fut surprise de voir le chef des Cinq-Nations incliné devant elle et lui présentant sur ses deux paumes une mince lanière de cuir enfilée de perles de koris blanches, noires et mauves.

– Je t'offre cette branche de porcelaines, dit-il. C'est tout ce qu'il me reste du trésor de guerre des Mohawks que les Français appellent Agniers. Garde-le en signe de mon alliance éternelle, et celui-là, ne le perds pas.

– Mais, je n'ai pas perdu le wampum des Mères des Cinq-Nations que tu m'envoyas lors de notre premier hivernage ici, protesta Angélique. Il a disparu dans l'incendie de Wapassou. Peut-être, si l'on fouillait les décombres, le retrouverait-on ?

– Les mères sont mortes qui te l'avaient envoyé, dit Outtaké d'une voix creuse, et le wampum qu'elles avaient tissé de leurs mains est enseveli sous les cendres. Ainsi vont les signes.

Il se recula de quelques pas, laissant le brin de coquillages enfilés sur les genoux d'Angélique.

– Et maintenant, j'ai à te donner des nouvelles de ta fille dont le nom est imprononçable, et que nous autres, Iroquois, nous nommons Nuée Rouge, fit-il d'un ton volontairement neutre et mesuré.

Mais son regard pétilla de malice, se réjouissant à l'avance de ce qu'il allait déclencher par ces paroles chez une aussi impulsive Française que celle qu'il avait sous les yeux et qui, si bien s'efforçait-elle de respecter les manières pondérées des Indiens, restait soumises au sang bouillonnant et anarchique de la race des visages-pâles sans éducation.

Cela ne manqua pas.

Angélique poussa une exclamation de joie, et son expression dolente fit place à l'excitation la plus éveillée du monde.

– Honorine ! Ma fille Honorine ! Tu sais quelque chose d'elle ?... Tu sais où elle est ? Ah ! Diable de Mohawk ! Pourquoi te taisais-tu ? Pourquoi ne pas me le dire aussitôt ?

– Parce qu'ensuite tu n'aurais plus rien écouté des discours que j'avais à te faire. Tu n'aurais plus apporté la moindre attention aux paroles très importantes que j'avais à te communiquer avant de te quitter, et peut-être ne plus te revoir jamais, et je tenais à m'adresser à une personne aux oreilles ouvertes. Tu n'aurais même pas remarqué, je te connais, fit-il avec un grand geste désabusé, que je t'offrais mon unique branche de porcelaines en signe d'alliance éternelle, Ô, mère que tu es ! Ô, Femme ! Femme ! Femme que tu es, car tu es trois fois femme, par la lune et par les étoiles. Il y a des femmes qui peuvent se souvenir de l'homme qu'elles furent dans un autre cycle, et trouver les mots ou attitudes qui ne choquent point la dignité de celui qui s'adresse à elle, mais toi, tu as toujours été trop femme pour t'en préoccuper...

– Parle ! s'écria Angélique, en se cramponnant des deux mains aux accoudoirs de son fauteuil.

Si elle avait eu à faire à Piksarett, elle se serait dressée pour le secouer par ses tresses d'honneur.

– Parle ! Je t'en supplie, Outtaké ! Dis-moi tout ce que tu sais d'elle, et ne me fais pas languir ou je te promets que je vais me souvenir que je fus moi aussi un guerrier qui maniait le coutelas mieux que toi-même, et qui te l'a fait comprendre un soir près de la source, et ceci n'arriva pas dans une vie antérieure.

Outtaké éclata de rire, imité par ses compagnons qui ne comprenaient qu'à demi l'allusion, mais appréciaient l'animation de la scène.

Puis, se calmant :

– Soit ! Je te dirai tout ce que je sais d'elle. Je te dirai d'abord ce que je sais d'elle de certitude.

– Où est-elle ? Est-elle vivante ? L'as-tu rencontrée ?...

Le Mohawk prit un air offusqué.

– Rencontrée ? Que dis-tu ? Mais tous les mois d'hiver elle partagea la vie d'une famille dans la longue maison de l'Ohtara du Chevreuil aux Oneiouts, et tous les jours, moi qui me rendais au Conseil de la Fédération comme chef des Cinq-Nations, je la vis et devisai avec elle, jusqu'au jour où, maudit soit-il, le nouvel Onontio de Québec mena à nouveau ses troupes jusqu'à notre vallée des Cinq-Lacs, et brûla la bourgade de Touansho malgré ses fortes palissades après un effrayant combat.

« C'est pourquoi, je ne peux répondre de certitude à ta première question : Où est-elle ?... Ni à la seconde : Est-elle vivante ?... Car, tu l'ignores peut-être, presque toute la population de cette bourgade a péri, sauf les quelques misérables que je pus entraîner avec moi et soustraire par mon habileté à la fureur vengeresse des Français et de leurs damnés Hurons, et de ces chiens d'Abénakis. Tout ce que je peux dire de certitude, c'est qu'elle ne fut pas parmi nous.

Il suspendait d'un geste le mouvement désespéré d'Angélique.

– Je sais qu'un certain nombre de femmes et d'enfants iroquois, m'a-t-on dit, ont été emmenés par les Français jusqu'aux missions de Saint-Joseph ou de Quinte près du Fort-Frontenac, mais je ne peux pas te dire de certitude si elle se trouvait parmi eux.

Voilant son visage de ses mains pour dissimuler ses traits, Angélique refusait d'envisager que l'enfant eût péri dans les flammes des villages incendiés. C'était impossible. Il fallait donc souhaiter qu'Honorine se trouvât entre les mains des Français, ses compatriotes, que ceux-ci la ramèneraient à mère Bourgeoys ou à son oncle et sa tante du Loup.