Un autre grondement s'éleva, mais cette fois, Hiyatgou, qui ne s'était pas fait trop d'illusions, connaissant son adversaire, sut discerner que l'approbation allait aux paroles d'Outtaké.
– Soit ! Rends-le-lui, cria-t-il avec rage. Mais il ne sera pas dit que je n'en aurai rien !
Sa manœuvre fut trop prompte.
D'un bond, il sautait sur le prisonnier, toujours debout contre le poteau du supplice. Empoignant sa chevelure, il incisait d'une lame aiguisée le haut du front et tirait. Un cri sortant de toutes les bouches souligna son acte imprévu et cruel.
Hiyatgou, triomphant, s'écarta.
Insensible à l'indignation et à la colère qu'il provoquait, il se mit à pousser des hurlements de dérision, coupés d'imitation de cantiques chrétiens. Et, balançant son trophée comme un encensoir ou un goupillon, il aspergeait l'herbe de sang autour de lui.
Le jésuite restait debout. De son crâne scalpé, le sang coulait sur son visage en mille ruisselets aveuglants. Un guerrier le poussa en avant à l'épaule, mais malgré la bourrade, il ne tombait toujours pas.
Quand, à deux, le prenant par les bras, ils l'arrachèrent du poteau, il y laissa de l'échine aux reins des lambeaux de chair collés.
Ce fut ce corps sanglant qu'on traîna et qu'on vint jeter aux pieds d'Angélique.
Elle s'agenouilla, s'inclinant, jusqu'à l'entourer de ses bras et avoir son visage tout près du sien.
Cette fois, c'en était fait de lui.
Il ne reviendrait plus d'entre les morts.
La vie s'était éteinte sur la face sanglante, car les paupières s'étaient closes sur le regard encore brillant, aveuglé par une soudaine pluie de sang.
Angélique détacha son mouchoir de cou et essaya, très doucement, d'étancher le sang. Elle appela à mi-voix :
– Père ! Père d'Orgeval ! Mon ami !
Sa voix à elle, femme lointaine et terrestre, pouvait-elle le rejoindre dans les zones d'enfer... ou de paradis où il errait déjà ? Souhaitait-il l'entendre ? Il souleva les paupières. Son œil demeuré bleu la perçut et une joie y parut. Il la voyait, mais il s'éloignait comme sur un navire vers les rives de l'éternelle Joie, et elle sentit qu'elle demeurait, elle, pesante, agenouillée sur un sol dur souillé de sang, dans l'obscurité de la Terre. Alors il eut une étincelle moqueuse, puis une expression grave et impérieuse et elle crut entendre son adjuration, qu'il lui avait répétée si souvent :
« Vivez ! Vivez pour votre triomphe et pour notre lumière... Vivez pour ne pas rendre vain mon sacrifice. »
Son regard se ternit. Elle y lut encore une supplique ardente, triste et presque humble d'un homme qui ne se croyait pas digne, mais qui, à l'heure dernière, aspirait au mérite, l'ardent vœu d'un cœur qui vint en Nouvelle-France pour le salut des Sauvages et qui les avait tant aimés.
La dernière exigence de sa vocation.
Il l'en suppliait, elle, qui allait disposer de son cadavre. Comprendrait-elle ? Mais elle comprenait tout. Elle était si près de lui. Ils avaient suivi ensemble des sentiers peu communs, exploré le dédale des mystères de l'Amour, et des multiples apparences sous lesquelles se dissimule sa flamme.
– Oui, je vous le promets, fit-elle à mi-voix, et bien que de prendre cette décision lui fit mal, je vous rendrai à eux, je vous rendrai aux Iroquois. Et ils mangeront votre cœur... Et vous demeurerez parmi eux... à jamais.
Durant cette scène, les deux chefs avaient poursuivi leur querelle, continuant à se défier, tout d'abord par l'insulte, puis se livrant au ballet de la lutte, tournant l'un autour de l'autre, la hache et le tomahawk brandis, Outtaké, fou de rage d'avoir vu sa suprématie et son droit de clémence mis en cause, et sa parole trahie par le geste de son rival, lequel ne cessant de rappeler que les arrêts qui statuaient du sort d'un prisonnier devaient être pris au Conseil, et que le chef des Onondagas avait priorité sur celui des Mohawks...
Ivres d'un chagrin qu'ils n'arrivaient pas à définir, plus encore que d'eau-de-vie dont ces chefs usaient peu, cette querelle en paroles et menaces fut sanglante.
Finalement, il fut décidé qu'Outtaké et l'autre se battraient en duel iroquois, avec la hache et le tomahawk.
Ce fut donc un combat très court et très serré, avec des passes et des cabrioles magistrales et qui se termina résolument par la victoire, pour ainsi dire, des deux chefs, aussi forts l'un que l'autre, ne parvenant pas à se porter des coups suffisamment mortels pour se mettre l'un ou l'autre hors de cause.
Plus tard, la dispute reprit quand la question se posa de savoir si le cœur du jésuite serait mangé rôti ou cru, et là-dessus la palabre s'éleva à des degrés de discussion qui n'avaient pas de limites, et la lutte entre ces derniers survivants des Cinq-Nations faillit rebondir et tourner en bataille, mais la chose se régla par l'éloquence d'Outtaké.
– Je suis fils de la Paix. J'enterre la hache de guerre en même temps que je dévore ce cœur. Il nous le faut manger palpitant encore, parce qu'il doit nous communiquer sa force surhumaine et sacrée.
– Mais il est empoisonné, rétorquait l'autre. Pour ne pas prendre son venin en même temps que sa force, il doit être rôti.
– Non ! Il n'en est pas ainsi. Le cœur d'Hatskon-Ontsi n'a plus de poison. Ce cœur est pur. Ce cœur est purifié. La femme blanche s'en est portée garante en le réclamant, en nous le rendant.
Cette fois, Outtaké fut le plus rapide. Le plus rapide à ouvrir la poitrine du mort, et en arracher le cœur tant contesté. Frappés de respect, les autres firent silence.
Le jour s'achevait. Le ciel devenait rouge au couchant. Dans la lueur pourpre, Outtaké éleva, au bout des doigts, ce cœur tant contesté, perlé de sang vermeil :
– Le voici. Nous allons nous nourrir de ce cœur purifié, nous recevrons les conseils de ce cœur qui nous a porté la haine et qui nous aimait. Nous pourrons marcher vers la recherche de la paix. La paix pour nos villages, la paix pour nos cantons qui renaîtront puisque nous n'avons pas été exterminés tous. Il nous inspirera. Il nous apportera la connaissance de ces Français indomptables qui nous emmêlent l'esprit et trompent nos cœurs, et il nous guidera pour savoir ce que nous devons attendre d'eux, la confiance que nous devons leur accorder pour leur survivance et pour la nôtre.
Alors, comme la lune, aux cornes aussi effilées qu'un poignard, basculait dans le ciel d'un bleu printanier, les chefs des Cinq-Nations iroquoises survivantes, étreints à la fois d'une peine et d'un espoir immenses, partagèrent entre eux et dévorèrent le cœur de leur ennemi Hatskon-Ontsi, le jésuite deux fois mort et plusieurs fois martyr.
Dès que les chefs iroquois eurent repris des mains d'Angélique le corps du père d'Orgeval, Colin Paturel enleva la jeune femme dans ses bras et la porta jusqu'au fort, sans y avoir grand mal. Elle était si légère, immatérielle.
La hâte de l'arracher aux folies mortelles qui hantaient ces parages le taraudait. La journée était trop avancée pour qu'on pût organiser un départ. Il faudrait demeurer jusqu'au lendemain.
Avec les grands coups de vent du soir, s'approchait une nuit glacée et, dans le fortin, des mains diligentes avaient allumé des feux dans tous les âtres. La joyeuse ambiance qu'y avait connu la recrue de Peyrac lors du premier hivernage avec ses mineurs, ses soldats, ses artisans, ses ouvriers, étrangers de toutes nations et aventuriers de toutes sortes, se recréait. On camperait dans le vieil abri pour la nuit, sous la garde de sentinelles relayées toutes les deux heures, et qui ne cesseraient de surveiller les bois, les lointains, les alentours et plus assidûment le vallon où pétillaient les feux des Iroquois d'où arrivait, par bouffées, le bourdonnement lugubre de leurs chants et de leurs tambours.
Les enfants, comblés de gâteries, avaient mangé et dormaient déjà dans l'ancienne chambre des Jonas, veillés par des paires d'yeux jaloux et attendris, attentifs à ne pas les quitter du regard un seul instant. Biens précieux qu'on avait cru perdus, trésors qu'il fallait maintenant ramener en vie jusqu'aux rivages.
Ils dormaient en serrant dans leurs bras les jouets apportés pour eux de Gouldsboro.
Colin porta Angélique dans la chambre du fond, et la déposa sur ce grand lit où ils l'avaient trouvée endormie.
Elle demanda qu'on la laissât pleurer seule.
Mais Colin resta près d'elle, et quand il voyait la houle de ses sanglots s'apaiser, il disait quelques mots faisant allusion à la paix qu'elle trouverait parmi eux à Gouldsboro, au retour proche du comte qui ne saurait tarder. Ces mots ne lui parvenaient pas, seulement le son d'une voix différente qui avait rompu la nuit éternelle des jours de l'hiver.
Elle soulevait ses paupières douloureuses et se voyait seule sur le radeau de la survie. Elle voyait Colin assis près d'elle, penché, l'inquiétude et la tendresse de son regard clair, familier.
Soudain, enfin, la pendule du temps avait sonné. Un coup. Et ce fut la fin des jours sans fin.
Les portes de glace s'étaient rompues. Des hommes avaient surgi.
Elle pouvait croire que rien ne s'était passé. Ou peu de choses. Rien que quelque chose de très simple et de très naturel dans la vie des hommes. Quelques mois d'hiver à franchir.
« Tout prend fin !... tout recommence », disait-il.
Elle aurait pu croire qu'elle l'avait rêvé. Un fantôme l'accompagnant de sa force pour l'aider à parvenir à l'autre bout du tunnel. Elle aurait pu croire qu'il n'avait pas existé, s'il n'y avait pas eu ce crucifix, toujours là, qu'elle apercevait avec sa petite étincelle rouge qui s'allumait aux lueurs du feu.
– Colin, ne m'as-tu pas dit que lorsque le jésuite est venu vers vous, il avait au cou son crucifix qu'il présentait ?...
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