Ses pieds ne touchaient pas terre. C'était la seule force de Colin qui la soutenait et la portait de l'avant, d'où sa sensation qu'elle avait de faire du surplace, comme dans les mauvais rêves où une force contraire vous cloue au sol.

Et devant elle, les longues, longues et lointaines montagnes des Appalaches se déroulaient sur un ciel pâle, avec des coulées plus vertes dans les vallées.

Une vierge et superbe nature s'était réveillée, et si farouche et si tendre que les ruines noircies de Wapassou au revers de la grande prairie, dominant le lac, à la corne du bois, semblaient belles.

On entendait se rapprocher le bruit des tambours. L'odeur de feu et de chair brûlée se faisait plus intense et c'est vers cela que tendait son effort. Son cerveau était comme vide... une prière y grelottait :

« Mon Dieu, faites que... faites que... je n'arrive pas trop tard !... Le wampum... je n'ai plus le wampum... »

Là-bas !... Le cœur de l'Amérique qui rôtit sa propre chair, la dévore pour survivre.

Elle aurait voulu courir, et entraîner Colin.

– Je t'en prie, ne te détruis pas, suppliait-il. Vois, tu es faible. Tu vas tomber.

Il craignait maintenant, pour l'avoir sentie si fragile en son corps amaigri, qu'elle ne succombât à cette crise de force surhumaine.

Mais elle ne l'écoutait pas. Son cœur à elle aussi brûlait... De révolte et de détresse. De révolte et de détresse impuissantes... jusqu'à la fin des temps.

Colin ne pouvait pas savoir. C'était trop long à raconter... C'était impossible à raconter... Mais il lui fallait parvenir là-bas.

Enfin, elle y parvint !

Et elle le vit aussitôt.

Une silhouette de chair nue, maigre et misérable, attachée au poteau parmi les danses syncopées de quelques « jongleurs », et les fumées des braises à ses pieds, un homme blanc environné du ballet horrifiant des haches incandescentes qui faisaient grésiller la peau de ses cuisses sur laquelle elles passaient et repassaient, des couteaux qui lentement, savamment, découpaient de petites lanières sur sa poitrine.

Elle ne vit d'abord que cela, et dut s'arrêter pour retenir le cri qui lui venait aux lèvres et reprendre souffle.

Trop tard !... Elle arrivait trop tard !...

Mais en regardant à nouveau en direction du supplicié, elle vit qu'il avait la tête droite et les yeux tournés vers le ciel.

Son silence n'était pas celui de la mort, mais celui de l'héroïsme.

Tout devint différent. Tout reprit sa place. Elle put s'avancer à nouveau, rapide, pleine d'énergie et d'espérance.

– Outtaké ! Outtakéwatha ! Donne-moi sa vie !

Elle allait seule, lançant son appel d'une voix haute et claire.

– Outtaké ! Outtaké ! Donne-moi sa vie !...

Il tourna vers elle sa face, le dieu rouge, le dieu tutélaire de l'Amérique, et parmi les taches bariolées de ses peintures de guerre, son regard était fiévreux. Son cimier dressé et ses pendants d'oreilles frémissaient. Il se rapprocha de quelques pas, tandis qu'elle faisait halte. Il ne paraissait pas surpris de la voir là, mais son expression demeura menaçante. Un long silence s'établit.

– Jusqu'à quand me demanderas-tu des vies ? jeta-t-il enfin, avec humeur. Je t'ai donné la tienne et celle de tes enfants. N'est-ce pas assez ?... Jusqu'à quand t'acharneras-tu à sauver ceux qui te rejettent ou ceux qui veulent ta perte ? Que t'importe ce jésuite ? Pourquoi veux-tu sauver sa vie ? C'était ton ennemi. Je te l'ai envoyé pour que tu l'achèves. Je te l'ai envoyé pour que tu l'achèves, insista-t-il en s'animant, de tes ongles, à la manière des femmes. Et tu ne l'as pas fait. Je te méprise. Tu as contrevenu aux lois de la justice.

– Je n'ai pas à obéir à tes lois. Je viens d'une autre contrée, et j'ai un autre Dieu pour me juger. Tu le sais fort bien, toi qui as traversé l'océan, Outtaké, dieu des nuages...

Outtaké se mit à aller et venir, s'adressant avec emphase aux troupes iroquoises, massées sur la pente herbeuse, dans un mélange de dialecte mohawk et de français, qu'il parlait fort bien, quoique avec cet accent criard qui venait de la prononciation de gorge sans presque de mouvement des lèvres.

– Vous l'entendez ?... C'est moi qui la comble de bienfaits et c'est elle qui me dicte des ordres.

Il continua de se démener avec une mimique qui signifiait qu'il étouffait d'indignation, et des gestes de dérision exprimant que toute sa raison était dépassée par l'inconscience des êtres, et surtout des Blancs, et surtout des femmes !...

Puis se figeant subitement, son expression changea et devint d'une gravité solennelle. Sa face matachiée parut se changer en pierre, ses yeux de jais immobiles dans leurs orbites étirées, lancèrent d'étranges éclairs.

Il tendit le bras vers Angélique d'un geste lent et hiératique, qui demeura raidi comme celui d'une statue.

Les mots qui tombèrent de sa bouche eurent comme une résonance éternelle.

– Regardez ! Voici une femme folle au service d'un dieu fou. Et cela est de valeur.,. Elle est folle mais elle est fidèle à son dieu, qui a dit cette parole insensée : « Pardonnez à vos ennemis. » Une femme aussi folle que son dieu : la voici. Elle, au moins, son cœur est droit et elle va son chemin sans bifurquer. Elle a sauvé l'Anglais malade et l'Iroquois blessé, le pirate français abattu, et la Robe Noire mourante. Et elle vient crier : « Rends-lui la vie ! Rends-lui la vie... »

Sa pose changea quelque peu, les mouvements de son bras se firent à la fois accusateurs et lyriques.

– Oui, tu es bien cela... Tu ne dévies pas de ta route, Kawa, étoile fixe, et que pouvons-nous contre l'étoile qui est placée au centre du ciel et montre toujours la même direction ?... La suivre ! Dans la nuit de nos âmes, dans la nuit de nos cœurs... Ah ! Tu brilles, et tu nous égares pourtant...

– Je ne vous égare pas.

– Si !... tu m'as trompé. Je te l'ai envoyé pour que tu l'achèves.

– Non ! Tu savais que je ne l'achèverais pas... La preuve en est, c'est que tu lui as dit, avant de l'envoyer : « Je reviendrai te chercher et je dévorerai ton cœur. »

Le chef des Mohawks se permit un bref éclat de rire.

– Je voulais savoir que tu étais bien cela, l'étoile fixe.

– Donc, tu savais que je l'épargnerais. Alors, cesse de finasser avec moi, Outtaké. Tu m'as donné sa vie une fois. Tu peux bien la donner une seconde fois.

Le chef des Cinq-Nations se remit à aller et venir de long en large comme un fauve.

– Bien ! Je te donnerai sa vie ! Je ne veux pas que tu sois bafouée pour avoir respecté les préceptes fous de ton Dieu fou, déclara-t-il.

Sur un signe de lui, un jeune guerrier s'avança et trancha les liens qui retenaient le prisonnier. Mais, malgré ses liens rompus, il resta debout, immobile.

Voyait-il encore ceux qui s'agitaient autour de lui sur cette Terre ?

Cependant, l'ordre d'Outtaké de le délivrer, et sa mise à exécution qui avait suivi, avaient provoqué la colère de ceux qui participaient au supplice, et qui, installés autour du foyer, préparaient avec l'application et le sérieux d'ouvriers consciencieux leurs outils à faire souffrir.

L'un d'eux nommé Hiyatgou se précipita dans l'arène. S'il était difficile de suivre son discours débité dans son dialecte volubile, sa fureur visible et ses gestes outranciers le rendaient explicite.

Comme ses associés présents, il n'admettait pas de se voir frustré d'une noble et difficile tâche, celle de faire mourir à petit feu un ennemi honni – et à peine le supplice était-il commencé qu'on le leur retirait des mains – tâche pour laquelle il était reconnu, lui Hiyatgou, fort et habile et dont l'exécution lui procurait intenses sensations, fierté et satisfaction. S'y ajoutait celle de la vengeance ayant trouvé enfin l'objet sur lequel assouvir ce brûlant sentiment de revanche qui, sans l'éteindre complètement, ni effacer le deuil dont l'ombre couvrirait à jamais l'esprit d'Hiyatgou, au souvenir de ses enfants, de sa femme, de ses guerriers, morts sur les remparts de sa ville de Onondagua ou dans les flammes de ces longues maisons incendiées, mettrait un baume apaisant sur ses ressentiments les plus vifs, sachant qu'il offrait aux mannes des siens disparus la douleur multipliée de celui qui avait causé, par ses enseignements fanatiques, ses appels à la guerre contre l'Iroquois qu'entendaient si volontiers ces traîtres de Hurons et ces putois d'Algonquins, ennemis héréditaires, et qui, pour tous ces crimes, ne tarderaient pas à payer, eux aussi qui avaient causé par ses ordres le départ des siens, si atroce et si immérité et prématuré, vers les terres de chasse du Grand Esprit. Fallait-il lui rendre la vie pour qu'il vienne les détruire encore ?

Sa tirade véhémente souleva une approbation générale de la part des Iroquois présents, qui se traduisit par un sourd grondement si profond et prolongé qu'il eût pu faire croire à l'approche de l'orage si le ciel n'avait été si pur et si bleu.

Hiyatgou, devinant qu'il tenait la situation en mains, prit à parti Outtaké, de façon plus directe.

– Il n'y a pas de chef suprême parmi nous, Outtaké. S'il y en avait un, il serait choisi parmi les Onondaguas, dont je fais partie, et non parmi les Mohawks. Tu déroges aux principes de la Ligue iroquoise. Tu n'as pas le droit de nous ôter le gibier, à nous qui avons participé à la chasse.

– Ce n'est pas un gibier mais mon ennemi, rétorqua Outtaké sans se démonter. Seul, j'ai pâti de lui, dans ma jeunesse, quand je fus enlevé et emmené de l'autre côté de l'océan pour pagayer sur les grands canots, les galères du roi de France. Et depuis mon retour, je vous ai toujours défendus de ses embûches. Le Conseil m'a mis à la tête de ce qui restait de nos peuples. Ne commence pas à l'oublier, dès que le danger s'est éloigné par l'effet de mes ruses et de mes injonctions.