– Outtaké ?
– C'est son nom.
– Où se rendait-il ?
– À Wapassou, comme nous-mêmes. Il prétendait vouloir s'y emparer d'un jésuite, le père d'Orgeval, qui s'y trouvait. Je ne sais s'il voulait s'emparer de son fantôme ou de son esprit, puisque, si j'ai bonne mémoire, ce missionnaire est mort depuis deux ans. Là encore, nos discussions n'ont pas été faciles avec ce sauvage.
« – Tu ne sais rien, me disait-il avec mépris, lorsque j'essayais de lui démontrer que ce prêtre ne pouvait pas se trouver à Wapassou puisqu'il était mort, et, d'après ce qu'on avait dit, de sa main par surcroît.
« Par contre, j'essayais de lui faire comprendre que nous avions hâte de parvenir à notre but, car nous savions que vous vous y trouviez, Madame, mais craignions de ne pouvoir vous retrouver vivante.
« – Elle est vivante, me rétorquait-il, toujours avec un dédain suprême.
« Malgré son assurance, nous lui remontrions notre impatience de venir à votre secours, tremblant d'arriver trop tard. Cette réflexion ou notre impatience trop visible, je ne sais, faillit mettre le feu aux poudres.
« – Je suis l'ami de Ticondegora, Normand, me dit-il. Ne t'imagine pas que tu l'es plus que moi et qu'il me doit moins qu'à toi. J'ai mieux veillé sur son étoile que tu ne l'as fait...
« Nous nous sentions sur des aiguilles. Ils ne sont pas commodes, ces démons-là, et nous qui sommes accoutumés aux Abénakis baptisés de M. de Saint-Castine, nous ne savions par quel bout les prendre. Enfin, ils ont consenti à nous laisser poursuivre notre route, un peu ralentis par le poids de nos charges qui s'étaient augmentées de celles abandonnées par nos aides indiens. Les Iroquois restaient sur nos talons, ou nous précédaient. Je ne sais s'ils employèrent d'autres voies. Nous suivions le chemin habituel. Enfin, un jour, d'une hauteur, nous avons aperçu les ruines de Wapassou et, peu après... nous étions près de toi, acheva Colin d'une voix qui s'étrangla subitement.
Il lui prit la main pour masquer son émotion et essaya de rattraper le tutoiement qui lui avait échappé, ce qu'il évitait de faire en public.
– Nous allons vous ramener à Gouldsboro, Madame, vous et vos enfants. Là seulement, vous serez hors de danger. Le baron de Saint-Castine et ses Etchemins et Malécites nous défendront de tout adversaire, quel qu'il soit, en attendant le retour de M. de Peyrac auquel il a engagé sa loyauté. Ils sont de Gascogne tous les deux, et se sont promis assistance. Il nous aidera à nous défendre par la diplomatie, si nous avons affaire avec les gens de Nouvelle-France, par les armes s'il s'agit d'Iroquois. Il nous faut partir sans délai. Ici nous ne sommes pas en force, ni en sûreté. Hélas ! Madame, ici, pour Wapassou, la partie est perdue. C'est déjà beaucoup que ces terribles ennemis des Français se soient laissés convaincre de nous laisser en vie, bien que Français.
Elle l'écoutait en le regardant fixement et il se demanda d'où il lui était venue l'idée qu'elle était affaiblie, et qu'il lui faudrait peut-être – retrouvant avec douceur et déchirement sur ses traits les stigmates du désert – la porter sur son dos sur la route du retour, comme il l'avait fait jadis sur les routes du Maghreb.
Certes ce visage tant aimé portait la trace d'épreuves indicibles, mais il était évident qu'elle les avait traversées et dominées sans vouloir abandonner rien d'elle-même, ni de son énergie, ni de sa vitalité de cœur.
– Et l'homme ? répéta-t-elle.
– Quel homme ?
– Celui que vous avez aperçu de l'autre côté du lac et qui s'est enfui ?
Elle le fixait de ce regard clair qui s'agrandissait et dont s'accentuait la couleur verte, limpide et rare, dont il avait appris le pouvoir, dont il avait analysé qu'en cet instant elle vous ravissait l'âme, dans le sens plus proche encore du mot ravir, lorsqu'il signifie s'emparer, que de ravir : enchanter. Mais l'enchantement s'y mêlait aussi. Un homme sous ce regard n'avait plus aucune échappatoire.
Il détourna la tête.
– Eh bien, nous te l'avons dit ! répliqua-t-il, retrouvant le tutoiement, dans son trouble qui le livrait à elle, malgré toutes les rudes et rigides barrières que le gouverneur Colin Paturel avait voulu élever entre eux. Nous l'avons aperçu, cet homme de l'autre côté du lac, et il s'est enfui.
« Ensuite, sur nos gardes, nous avons contourné le lac que nous ne pouvions traverser, et nous sommes parvenus un peu en contrebas du fortin... Et alors...
– Et alors ?...
– Alors, à ce moment, les Iroquois débouchèrent de la forêt, vers l'ouest, Outtaké à leur tête. Je vis le chef Mohawk courir vers moi à une allure folle, le tomahawk brandi. Il me cria :
« – Celui que je cherche est là. Vous l'avez laissé échapper !...
« Je protestai avec vigueur, mais jamais je ne fus si près d'avoir le crâne fendu, sans avoir eu seulement le temps de porter la main à la crosse de mon pistolet, ni pour mes compagnons celui d'épauler... S'il ne s'était arrêté aussi brutalement à quelques pas de moi, j'étais mort. Mais il s'arrêta. Et il tendit le doigt vers le sommet de la colline.
Levant les yeux, nous aperçûmes une Robe Noire. Un jésuite se tenait là-haut, immobile comme une apparition. Nous attendions qu'elle s'effaçât. Mais il se mit à descendre vers nous d'un pas tranquille, tandis que nous restions tous en arrêt, Blancs et sauvages également médusés, et nous demandant quelles intentions cachaient son audace. Il tenait d'une main sa croix pectorale, la présentant à nos regards, et, quand il fut proche, je vis qu'il y avait au centre du crucifix une pierre rouge qui brillait.
Le jésuite alla droit à Outtaké et lui dit :
– Me voici.
– Et ils s'en saisirent, murmura Martial.
Angélique restait pétrifiée, écoutant décroître en elle l'écho d'un coup de ce gong solennel : « Ils s'en saisirent ».
– Colin, qu'en ont-ils fait ? Qu'en ont-ils fait ?
Il détournait la tête.
Ils l'avaient emmené, raconta-t-il, vers le vallon. Puis leur chef était monté jusqu'aux ruines de Wapassou et en avait rapporté un pieu de palissade noirci. L'ayant planté en terre, ils y avaient attaché le jésuite, après l'avoir dépouillé de ses vêtements, et ils avaient entrepris de le supplicier.
Angélique sursauta et se dressa d'un bond.
– Mène-moi vers eux !
Colin la retint alors que, debout contre lui, elle vacillait.
Avec véhémence, il lui jeta toutes les paroles qui lui tournaient dans la tête depuis leur arrivée. Car il la connaissait, et il aurait souhaité maintenant qu'elle eût dormi plus longtemps.
– Je t'en supplie, Angélique ! Assez de risques ! Assez de folies ! N'avons-nous pas déjà assez obtenu du ciel en vous retrouvant toi et tes enfants, vivants !... Nous devons partir le plus tôt possible. Profiter de ce qu'ils sont... occupés.
– Laisse-moi ! Tu ne peux pas savoir. Je ne supporterai pas qu'il retombe entre leurs mains. Conduis-moi jusqu'à eux !...
– Angélique, c'est notre massacre que tu veux ? Tu sais comment ils sont avec leurs prisonniers. Leurs coutumes sont sacrées. Ils ne supporteront pas que des Blancs s'en mêlent. Et quand bien même nous essayerions... Il faudra tuer tout le monde. Nous ne sommes pas en force, te dis-je ! Nous ne pouvons intervenir...
– Vous ? Peut-être. Mais moi, si. Ils ne me font pas peur... Si je pouvais marcher seule, j'irais seule. Aide-moi. Aide-moi à marcher.
– Angélique, pour l'amour du ciel, je ne serai sûr de ta vie que lorsque je t'aurai ramenée au rivage. Quel front présenter à ton époux, si tu n'es plus en vie. Ce cauchemar m'a hanté. Tu décides de notre mort ! Pense à lui !
Elle eut une brève hésitation.
– Joffrey le ferait !
Elle s'élança soudain, oubliant de mettre ses souliers. Elle se sentait plus légère pieds nus, pour courir. Courir !...
Elle entendit Martial, le jeune huguenot de La Rochelle, crier avec désespoir.
– Pourquoi, pourquoi, Dame Angélique ?... Ce n'est qu'un jésuite... Un de nos pires ennemis...
« Ah ! Laissez-moi tranquille, avec vos pires ennemis !... » pensa-t-elle.
Mais elle n'eut pas la force de leur jeter sa riposte. Elle traversa, sans les voir, sans les saluer, une haie de personnes. Plus tard, cela lui reviendrait, le choc intérieur de distinguer l'espace désert qui n'avait cessé de les environner, soudain comblé de présences.
Le vertige la fit tituber dans le soleil brutal. Colin la rejoignit, l'entoura de son bras et la soutint dans sa marche, renonçant à la retenir.
Cette fois, elle était pieds nus sur le tapis mordoré des herbes écrasées, à peine libérées par le dégel. Elle allait dans sa pauvre vieille jupe qui l'avait accompagnée tout l'hivernage, elle avait un aspect de revenante, mais son regard ne les trompa pas. Tous, qui la virent apparaître comme sortie d'un tombeau, la reconnurent. C'était bien elle, et elle n'avait rien d'une mourante.
Colin la soutenait, mais c'était elle qui l'entraînait, se dirigeant vers ce vallon où était rassemblée la masse sombre et emplumée des Iroquois et d'où s'élevait, poussés vers eux par un vent serein, l'odeur de fumée et un bourdonnement incessant de tambour.
Sur un signe de Colin, plusieurs des hommes de Gouldsboro, dont le grand Siriki, leur emboîtèrent le pas, tenant leurs mousquets, tandis que d'autres allaient se poster aux alentours du fortin et sur sa plate-forme, prêts à toute éventualité. Mais personne ne voulait rentrer à l'intérieur et le groupe, avec les enfants dans les bras, resta de loin à regarder.
– Tu ne peux pas comprendre, Colin, murmurait Angélique tout en avançant. Pas deux fois ! Pas trois fois !... Je ne peux pas laisser faire ça.
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