Elle évoqua la Cour. Il avait parlé, non sans raison d'une jungle dangereuse, et qui, mieux qu'elle, pouvait en être conscient ? Pourtant, en ces jours où toute vision se parait d'un voile de clémence, c'était la beauté de Versailles qui lui apparaissait, de préférence aux intrigues sordides qui circulaient dans les entrailles du Palais.
C'était le culte que le roi rendait à la Beauté, à toutes les formes de l'Art qui, aux yeux d'Angélique, absolvait Louis XIV.
La Cour était une jungle, mais aussi le Temple de la Beauté.
– Et pourtant, dit Angélique, il est plus difficile de revenir avec confiance sur un rivage où l'on a pâti que d'y faire ses premières armes.
Mais elle sentait en elle des forces vives prêtes à s'élancer. Maintenant que Joffrey avait pris contact avec le roi, rempli sa mission diplomatique, elle aurait voulu être près de lui, ne pas le laisser seul au milieu de cette faune disparate et vaine, dont l'espèce lui était si contraire. À deux, tout serait plus facile et surtout plus distrayant. À deux, ils pourraient goûter les charmes de Versailles et ce qu'il y avait d'excellent, et que si peu appréciaient dans le commerce avec le Souverain.
Lorsqu'elle revenait de ces rêveries, la pesanteur du silence et la rudesse du décor qu'elle retrouvait étaient dures à surmonter. Elle craignait encore un dernier et sournois coup du sort.
Franchiraient-ils un jour la sombre porte de l'hiver ?
Au-dehors, une planète déserte et figée.
– Peut-on imaginer que quelque part existent des palais où l'on danse, où l'on se gave de musiques célestes, où l'on fait bombance de pâtés si géants qu'un enfant déguisé en Amour peut s'y cacher pour surgir aux applaudissements d'une cour emperlée, enrubannée, ivre de tous les plaisirs, qu'il existe des banquets où l'on peut déguster, en les tenant à deux mains, d'énormes et délicieux fruits choisis, cueillis aux jardins du roi ?
– Oui, l'on peut l'imaginer, disait-il, et l'on peut en remercier les dieux. C'est l'honneur de notre étoile Terre de maintenir ainsi sans relâche, en quelques points, feu, paix et richesse. Si la vie partout s'éteignait, si partout était misère, partout alors ce serait vraiment la fin du monde.
« Quelle reconnaissance ne devons-nous pas avoir nous autres, perdus dans notre géhenne, envers ceux qui, en ce moment, dansent, envers ceux qui rient, envers ceux qui, comme le Roi, continuent à chercher et à créer toutes les formes de Beauté pour ravir les yeux et les esprits.
« Car cela signifie que le feu continue de pétiller, ne serait-ce qu'en un seul âtre de ce monde, et qu'il y a espoir pour nous de venir un jour nous y asseoir aussi, vivants, parmi ceux qui tendent leurs mains à ces flammes revigorantes et partager avec eux le festin. Tout est permis à l'espérance si l'on sait qu'en un seul point le feu demeure.
« Certes, le flot de boue, crimes et turpitudes, qui nous emporte, est puissant. Mais le flot d'or et de pierreries des splendeurs de la vie, lave incandescente échappée au volcan divin, qui charrie nos extases et nos enivrements, nos joies et nos ardeurs, a aussi sa puissance irrésistible. C'est à lui que nous devons allumer nos rêves et nos ambitions.
On aurait dit qu'un aspect de l'esprit de Joffrey passait en lui. De plus en plus, elle croyait l'entendre lorsque le jésuite s'exprimait. Car elle sentait que les mots qu'il employait, les théories qu'il énonçait, étaient celles-là mêmes, parmi les multitudes de pensées qui bouillonnaient en la cervelle géniale du seigneur d'Aquitaine, que Joffrey n'aurait pas hésité à lancer et développer avec brio et fougue aux cours anciennes de l'Art d'aimer. Avec cette différence que le Troubadour du Languedoc, qui avait perdu sa voix sur le parvis de Notre-Dame lorsqu'on l'y avait traîné la corde au cou, répugnait aujourd'hui à exposer à voix haute le fond de sa pensée. Il avait appris à se taire. Mais ce qu'il énonçait par sa conduite avait causé des bouleversements plus importants que des discours.
Son cœur s'élançait vers Joffrey. Elle pensait tout bas :
« Je te comprends, mon amour. Nous nous retrouverons dans la paix et nous parlerons ensemble. »
À plusieurs reprises, le père d'Orgeval répéta qu'il souhaitait que M. de Peyrac ne perdît pas ses forces à s'inquiéter sur le sort de sa famille.
– Je suis là pour veiller sur vous.
L'important, c'était le roi. Et en circonvenant celui-ci, M. de Peyrac ferait plus pour le bien des peuples et des continents qu'en essayant de se porter, lui, au secours des siens.
Elle lui affirmait qu'elle avait toujours vu Joffrey se consacrer à une tâche sans se laisser distraire dans le moment par rien d'autre, et surtout pas par de fausses alarmes.
– Peut-être même pas assez, ajouta-t-elle avec une pointe de reproche.
Son intense pouvoir de concentration n'était pas sans donner à des cœurs jaloux une impression de mise à l'écart et elle n'avait jamais été sans inquiétude lorsque son intérêt, par exemple, se portait sur la gent féminine.
Pour l'instant, c'était le roi. Tout serait mené magistralement, Sebastien d'Orgeval pouvait en être convaincu.
Elle s'amusait lorsque ce dernier insistait sur le fait que M. de Peyrac devait aussi préparer avec le plus grand soin leur installation au Royaume de France.
– Vous ne devez avoir à souffrir d'aucun inconfort ! Vous devez pouvoir profiter de tous les agréments que votre fortune vous permet et que la capitale et le royaume mettent à votre disposition. Il vous faudra une nombreuse domesticité, dévouée, efficace, pas de tracas domestiques, carrosses, beaux attelages. Aux murs de vos hôtels et de vos résidences campagnardes, de beaux tableaux, de riches tapisseries, des meubles, des objets à aimer, la soie, le velours pour vous vêtir, des bijoux pour vous parer.
– Rassurez-vous, lui disait-elle, mon cher directeur de conscience. Si mon époux souhaite mon retour en Europe et décide de m'y attendre, tout sera prêt et rien ne manquera. Pas un bibelot, pas une parure, rien de ce qui peut me rendre le goût de l'existence et m'aider à trouver l'oubli de ce que j'ai perdu.
Quatorzième partie
La fin de l'hiver
Chapitre 69
Elle le surprit à examiner les armes. bien entretenues, enveloppées de chiffons gras, elles n'avaient pas souffert. Il y avait abondance de munitions.
La fin de l'hiver, c'était le retour des hommes. Il gardait le souvenir de ce qu'il avait surpris à la mission Saint-Joseph. Dès que le dégel serait amorcé et que rivières, fleuves et lacs auraient été dégagés des glaces, M. de Gorrestat et son armée reprendraient campagne contre les Iroquois.
– Ils sont à pied d'œuvre et en place. Ils encercleront les bourgades et les brûleront. Il se peut que ce soit la fin de l'Iroquoisie. Mais je les connais. Outtaké s'échappera encore. Il emmènera avec lui tous les survivants. En vain, les poursuivra-t-on ! Car ils auront disparu de la surface de la Terre.
– Que voulez-vous dire ?
– Disparu ! répéta-t-il avec un geste de la main qui effaçait. Je veux dire qu'ils seront rendus invisibles.
Et comme elle attendait la suite, intriguée, il consentit à en dire un peu plus.
– Je ne veux pas dire qu'ils seront morts. Ils reparaîtront.
– Je ne nie pas le merveilleux en bien des phénomènes, mais en celui-ci, je pense qu'il doit y avoir une explication matérielle que vous allez me donner. Soit, père d'Orgeval, n'a-t-on pas dit que vous aussi voliez dans les airs !... et pouviez vous rendre invisible. Cependant...
Mais il sourit à peine, plongé en de profondes réflexions.
– J'ai mon idée là-dessus, et vous avez raison. Dès que leurs poursuivants se seront retirés, il resurgiront à la surface de la terre et... non loin d'ici.
Il connaissait par cœur tous les secrets de l'immense région de rocs et de broussailles de forêts sauvages creusées de lacs, striées de failles profondes, infranchissables sur des lieues, boursouflées de montagnes en vagues successives qui en barraient l'accès, qu'on appelait selon les bannières, le Maine ou l'Acadie, inextricables, incivilisables, qui ne pouvaient s'ouvrir que pour quelques fous sautant les rapides, ou connaissant les verrous secrets des précipices, ou l'entrelacs mystérieux de pistes anciennes, d'une ligne de crêtes à l'autre.
C'était de la folie d'y avoir amené des chevaux. C'était de l'utopie de la part de M. de Peyrac, lançait-il parfois avec dérision, d'avoir envisagé que l'on pourrait un jour y tracer des routes, qu'on parviendrait un jour à joindre le nord et le sud, l'Atlantique et le Saint-Laurent, en le traversant.
Les deux tiers de la France. Un désert. Les peuples nomades eux-mêmes ne s'y groupaient pas. Car c'était un pan de désert impénétrable, une araignée, oui, une araignée et la complication et l'engluement de sa toile, hiver comme été. Il fallait être Canadien ou Abénakis pour s'y risquer, ou alors appartenir à un parti de guerre iroquois en expédition vers les côtes.
– Par où passeront-ils ?
– Je crois le savoir.
Mais il ne disait rien de plus.
– Alors, si vous êtes persuadé qu'ils vont surgir et non loin, il faut fuir, mon père.
Il opposa à son insistance un visage soudain morne.
– Pour quelle vie ?... Pour quelle existence ? Pour quelle œuvre ?
– Votre vie.
– Elle ne m'intéresse plus... Elle ne peut me promettre qu'errance et solitude. Je ne me sens pas fait pour être ermite. L'anachorète le plus isolé appartient, jusque dans sa solitude, à une communauté choisie par lui. Ceux qui, comme lui, ont entendu l'appel du désert, qui professent le goût de la même austérité, et surtout des mêmes disciplines mystiques. L'ermite se relie à ses frères d'espèce, prie le même Dieu, médite sur les mêmes vérités. J'en ai pris conscience au cours de nos conversations. Il n'y a plus de communauté pour moi.
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