« Je croyais que c'était pour pourfendre les ennemis de Dieu, pour accomplir ma mission...

« Lorsque je montai à l'assaut de Newchewanick, près de Brunswick-Falls, je vous savais là, dans ce hameau de puritains sur la colline, je criai : « Amenez-la-moi ! » J'étais certain de toucher au but. Je vibrais, et je ne savais pas de quelle impatience... Qu'attendais-je de cet instant où elle serait devant moi, vaincue, prisonnière ?...

« Mais elle ne vint pas... Et Piksarett s'envola avec vous !... Ne riez pas !... Je commençais à comprendre que le duel avait plus d'importance que je ne voulais lui en attribuer, que je n'étais pas seul à décider de ce duel... et de son issue.

« Fou, j'ai voulu votre mort pour extirper ce qui me rongeait, croyant qu'ensuite je retrouverais mon âme.

Puis il parla de la rancune et de la jalousie dévorante qu'il avait éprouvées envers l'autre, l'homme à qui elle appartenait, l'homme qui la possédait, et qui, par l'effet d'une injustice intolérable, était aussi aimé d'elle.

Cet aveu était plus difficile car il commençait à bien connaître Angélique et il savait que, si elle pouvait accueillir d'un front serein l'annonce qu'il avait voulu sa mort, elle était plus sensible lorsqu'il s'agissait de celui qu'elle adorait.

Non, assura-t-il, lui son époux, son amant, son amour, il n'avait pas voulu le tuer. Il aurait voulu l'écarter. Il aurait voulu qu'il démérite. Il aurait voulu voir abaisser sa superbe, briser son insolente aptitude à vivre.

– Ne croyez pas que la vie lui a toujours été facile, essaya-t-elle de protester.

– Il savait tout, trancha-t-il, et je ne pouvais le souffrir...

Comme il était bienheureux, avait-il pensé souvent, cet homme dont elle était si éperdument amoureuse, et qui n'avait rejeté ni la chair, ni l'amour, et ne s'était jamais embarrassé des lois. Athée, libertin, foulant au pied tous les préceptes, bafouant l'Église et ses institutions – son procès n'a-t-il pas été provoqué sur les plaintes de l'évêque de Toulouse ?

– Je voyais qu'en échange de tant de transgressions effectuées avec désinvolture et sans se soucier du scandale, il avait couronné cette existence coupable par la découverte des joies les plus hautes et les plus enivrantes. Non seulement il avait découvert l'Amour, le vrai, celui qui se relie à l'extase divine, mais il avait été payé de retour. S'étant acquis la plus belle des femmes, il en avait été aimé. Il fut celui désigné pour la combler, la transporter, la ravir, l'enseigner.

« Méritait-il tant, ce gentilhomme d'aventures, ce comte de Peyrac ? Je le maudissais. Pourquoi lui et pas moi ?...

« Je me pris à l'envier d'être sans moralité, sans attaches, sans servitude et vassalité d'aucune sorte envers quiconque... Et pourtant, je le sentais juste, parmi les justes. J'avais peur de comprendre. C'était lui qui avait raison. Lui qui marchait dans la Voie de la Vérité parce qu'il marchait dans la voie de sa vérité. Cela aussi, je devais le regarder en face.

« C'est une chose terrible que de découvrir l'erreur accomplie et l'ampleur des pièges dans lesquels on est tombé. Mieux vaut rester aveugle que de comprendre que la lumière de la Vérité ne vous est pas accordée selon vos mérites, mais selon le Plan. Mieux vaut continuer de se croire parmi les élus.

– Et maintenant, qu'en pensez-vous ?

– Que Dieu accueille toutes les voies qui exaltent Sa grandeur et célèbrent Sa bonté. Je suis apaisé et assuré de moi-même, bien que perdu pour les miens à jamais. Voilà ce que je voulais vous avouer, pour que le passé ne laisse plus subsister d'équivoques et d'amertumes entre nous. Il fallait débarrasser ces événements de la duperie des apparences : Je ne combattais pas pour Dieu, et vous n'étiez pas ses ennemis.

« Tout s'est passé ailleurs, là où s'ouvrent les nouveaux regards et où se préparent les bouleversements des générations. Mais... tout est si lent sur Terre...

Il se tut.

– Pourquoi l'avoir revêtue aujourd'hui ?

– Pour des aveux difficiles, une armure est parfois nécessaire.

– Père d'Orgeval, il m'arrive de me demander si votre erreur initiale n'a pas été, plutôt que d'entrer chez les Jésuites, de ne pas vous être présenté à la troupe de M. Molière. N'êtes-vous pas un peu comédien de nature ?

– Je l'ai toujours été... Au collège, j'ai joué tous les grands rôles des héros de l'Antiquité. Car vous n'ignorez pas que l'éducation des Jésuites attache beaucoup d'importance au théâtre. Il faut avoir le goût de la déclamation et de la tragédie pour prêcher. Et ce n'est pas de vivre chez les Indiens qui sont des comédiens nés qui aurait pu m'en guérir.

Angélique avait fini de rouler ses bandes, elle les avait posées soigneusement l'une près de l'autre, sur l'escabeau voisin.

Il vit qu'il l'avait rendue nerveuse. Mais qu'elle ne parlerait pas. Car, en effet, tout était impondérable et il n'y avait eu que trop de mots.

Les mains sur les genoux, elle le regardait.

Un léger sourire jouait au coin de ses lèvres.

Il lui trouva une grâce infinie et ferma les yeux.

Elle dit cependant, au bout d'un long silence méditatif :

– Puis-je vous poser une question ?

Et comme il acquiesçait d'un signe de tête :

– D'où tenez-vous cette soutane en parfait état ? Je croyais avoir découpé en lanières celle que vous aviez sur vous à votre arrivée !

– Celle-ci, je l'ai empruntée aux missionnaires de Saint-Joseph.

Chapitre 68

Par la suite, il remisa soigneusement la soutane « empruntée », et replaça le crucifix sur l'auvent de la cheminée de la chambre d'Angélique. Parfois, elle le vit lire dans un missel qu'il avait dû aussi rapporter de la mission.

Désormais, lorsqu'ils parlaient entre eux, ce serait comme il l'avait dit, dans un climat de confiance et de familiarité nouvelles. Elle pouvait l'entretenir de Joffrey. Il l'écoutait avidement. Elle s'apercevait qu'elle n'avait jamais eu l'occasion de parler de lui et de son amour, même avec Abigaël.

Le froid restait vif et il ne cessait d'apporter de lourdes nuées fouettées de neige, qui tombaient comme des cataractes, ou tourbillonnaient avec agitation, contraignant à se renfermer dans les murs, montant par degrés vers les déchaînements ordonnés de la tempête, aux attelages menés par un seul vent qui connaissait ses routes et n'avait qu'un seul but : Ravager la Terre jusqu'à l'os.

Sifflements, râles, hurlements.

Vieille harmonie, un peu lassante, un peu usée. Familière compagnie qu'ils écoutaient, rassemblés à nouveau dans l'unique chambre, auprès d'un seul feu à entretenir avec des sentiments mitigés de sympathie et de crainte pour ce qui bramait au-dessus de leurs têtes, car, s'ils discernaient un imperceptible fléchissement dans les violences de l'ouragan, ils savaient qu'ils n'étaient pas encore à l'abri d'un réveil de ses forces en une crise ultime, au cours de laquelle il détruirait tout, comme chez les vieux tyrans fous.

Les périodes de journées plus tièdes surgissaient entre deux tempêtes. Mais lorsqu'on parlait de tiédeur, c'était encore fort relatif. Durant les brèves sorties qu'ils s'autorisaient, en vain s'efforçaient-ils de percevoir ce bruit ténu, ce bruit des eaux qui recommencent à murmurer dans les profondeurs des bois. En vain se tournaient-ils vers les arbres les plus proches pour y entendre l'appel flûte, grinçant, de l'oiseau qu'on ne voit jamais, mais que l'on nomme « l'oiseau du printemps » et qui aurait préfiguré pour eux la colombe de l'Arche.

Oppressés par l'éternel silence, l'impassibilité d'un paysage où se lisait encore la mort de toutes choses, ils parlaient des villes lointaines qu'ils reverraient un jour, la ville, refuge des hommes.

Les hommes ont bien raison de construire des cités. Leur instinct grégaire les pousse à mettre en commun tous les biens et services dont ils ont besoin pour soutenir cette vie chétive qu'un croûton de pain et un voisin charitable peuvent sauver de la mort.

Qui n'a pas connu le désert blanc de l'hiver en des contrées incivilisées, seul peut se plaindre des villes.

Sébastien d'Orgeval l'encourageait à faire des projets dans le sens d'un retour vers l'Europe.

– Ce déplacement et ce changement ne vous couperont pas pour autant des liens que vous avez établis avec le Nouveau Monde. M. de Peyrac s'entend aussi bien que les Nouveaux-Anglais à sillonner les mers de ses navires et ne sera pas en peine de garder un pied dans chaque port, de New York à Québec, de même qu'il en a toujours fait dans le reste du monde.

À son avis, le destin des colonies ne se résoudrait pas par le seul fait de ceux qui s'y trouvaient. Aucune issue, hors le cercle déjà devenu infernal des guerres, des campagnes de représailles, des massacres perpétrés de part et d'autres, sans discernement de victimes, Indiens ou Blancs, Anglais ou Français, ou leurs partisans.

– La boussole est là-bas, disait-il. Versailles gouverne les destinées de ces peuples jusqu'au fin fond des vallées les plus inconnues et les moins visitées.

« De menues expéditions de fourmis grignotent les espaces. M. de la Salle ne va pas tarder à aller planter l'étendard du roi de France chez les Illinois, et qui sait ? Jusqu'au golfe du Mexique, s'il parvient à descendre le fleuve Mississipi, le Père des Eaux, jusqu'à son embouchure. Les Espagnols ne réagiront pas.

– Et la Nouvelle-Angleterre se trouvera encerclée.

– Vous voyez que c'est de Versailles que se décident les partages, et les guerres qui en découlent. Si votre époux n'avait pu accompagner M. de Frontenac, les intrigues fomentées contre celui-ci auraient mené notre meilleur gouverneur à la Bastille. Il faut faire plus pour lui encore. Il faut qu'il revienne en Canada. Car le nouveau gouverneur est un fou. Et ce qui est pire, un fou imbécile.