Angélique, n'ayant plus à se préoccuper de tout, dormait d'un sommeil plus réparateur. Il montait sur la plate-forme pour flairer les changements de temps, pour se prouver, pensait-elle, que l'hiver relâchait son étreinte.
Il neigea d'abondance et les portes et fenêtres furent à nouveau bloquées. Mais cette neige elle-même était signe de redoux.
Le gel, si redoutable, marquait un recul.
Ils déblayaient avec constance l'entrée du tunnel qui ne débouchait que sur l'univers clos, blanc et gris de la neige doucereuse et envahissante. Cependant, Angélique ne la haïssait pas. Elle préférait cette neige, penchée sur eux comme pour les envelopper et les cacher dans son giron, au cercle sans fin d'un univers sans vie ou au sifflement des tempêtes. Cette neige les avait sauvés à l'automne.
Que l'hiver était long ! Pourtant, chaque jour marquait une avance.
Si elle se représentait l'état dans lequel avait été déposé sur le seuil celui qui, avec beaucoup de soin et de vigilance, aujourd'hui l'aidait, elle ne pouvait que se féliciter de la marche du temps.
Ce matin-là, elle était assise à côté de la cheminée et roulait des bandes de charpie qu'elle avait auparavant lessivées dans l'eau bouillante additionnée de cendres. De ces bandes, elle avait fait un abondant usage, mais désormais elle pouvait aligner les petits rouleaux de toile blanche et les ranger en réserve dans son coffre de pharmacie en souhaitant de n'avoir plus à s'en servir d'ici longtemps.
Soudain, le père d'Orgeval apparut devant elle, vêtu de sa soutane noire.
À sa vue, elle resta stupéfaite.
Il était tel qu'elle l'avait imaginé autrefois, lorsqu'il était leur ennemi inconnu, et qu'elle appréhendait sans cesse de le voir se dresser devant elle, accusateur et implacable, et à plusieurs reprises, hantée par cette image, elle avait cru le voir surgir, silhouette noire, le confondant avec d'autres. Soit, une fois sur le Pénobscot, à l'orée d'un bois – mais ce n'était pas lui, c'était le Père de Vernon. Soit dans la petite maison de Ville-d'Avray au pied de l'escalier, un soir à Québec – et c'était simplement Joffrey, son époux, qui rentrait tardivement vêtu de son caban noir. Ou bien, dans la pénombre de la maison des jésuites, toujours à Québec, l'apparition inopinée de l'un d'eux l'avait fait tressaillir, mais elle avait reconnu une fois de plus, le père de Guérande. Et ainsi, beaucoup d'autres fois, pour une silhouette entr'aperçue, elle avait pensé :
« Cette fois, c'est lui !... Voici l'heure du combat. »
Mais toujours, s'abritant derrière d'autres porte-parole, il s'était dérobé.
Et maintenant voici qu'il était là, la main posée sur sa poitrine tenant l'extrémité du crucifix où brillait le rubis, mince, délié, presque élégant dans sa robe noire, dont la large ceinture serrant sa taille amaigrie lui conférait une silhouette quasi féminine, avec une allure espagnole, à l'imitation du grand Ignace de Loyola, par le haut col aux revers blancs arrondis.
Simultanément, elle pensa : « Qu'il est beau ! » puis « D'où tient-il cette soutane ! ». Enfin, avec une frayeur panique, « Il va partir ! ».
Mais, sans lui laisser le temps d'ouvrir la bouche, il la priait de ne point s'émouvoir et de ne pas interrompre sa tâche. Il souhaitait simplement lui parler.
Puis, devinant sa crainte, il affirma que cela ne remettait pas en cause sa présence auprès d'eux. Il resterait à leurs côtés jusqu'au retour du printemps, jusqu'à ce qu'il puisse lui-même les remettre entre les mains de leurs amis.
Il y avait seulement deux ou trois points encore qu'il tenait à éclaircir entre eux.
Tout d'abord, il parla de son ami le plus cher, Claude de Lomé-nie-Chambord.
Lentement, comme avec piété, il évoqua leur amitié, et cette forme d'amour qui avait existé entre eux, subtile, exquise et déchirante, amour du cœur accepté, amour charnel refusé et qui faisait que pour chacun l'autre avait été le symbole du feu qui brûle au cœur de tous les êtres, issu du même foyer unique de l'Amour essentiel, et à travers lequel ils avaient pu aimer de passion et de tendresse le reste de l'humanité. Mais forme inachevée parce qu'interdite par la dure Bible, laquelle devait, dans les temps premiers, donner la primauté à la procréation.
Amour sublimé donc puisqu'ils n'avaient pas eu d'autres choix, qu'ils avaient vécu depuis leur jeunesse et durant les longues années dans cette incomplétude, mais qui leur avait permis de suivre dans la joie, et souvent dans la paix du cœur, les chemins ardus de dévouement et de sacrifices de leurs vocations.
– Et encore, dit-il, poursuivant un discours qu'il avait dû se répéter à lui-même, que j'en sois venu à me demander aujourd'hui s'il n'eût pas mieux valu pour la gloire de Dieu que nous ne soyons séparés en rien, car j'ai appris que rien n'est plus créateur et victorieux que l'amour sincère, je reconnais que ce pur et tendre amour que je gardais pour mon frère d'élection m'a préservé du poids de la solitude et de l'aridité du cœur et a comblé longtemps mon être affectif, laissant en paix mes sens qui ne se voulaient pas concernés.
« On nous apprend dans notre noviciat à dominer en les sublimant ces désirs impérieux. J'y étais maître.
Elle l'écoutait attentivement, tout en continuant de rouler ses bandes puisqu'il l'en avait priée, mais plus lentement, donnant sans le vouloir une douceur rituelle à ces gestes simples des besognes quotidiennes qui bercent la vie.
Lorsqu'il parla de l'ardeur du sentiment qui l'avait uni au comte de Loménie-Chambord, elle pensa à Ruth et Nômie et son cœur se réjouit d'entendre ce prêtre en lévite noire accorder à leur amour interdit une sorte d'absolution indirecte. Pourtant, c'était bien le père Sébastien d'Orgeval qui était devant elle.
Elle fut peu à peu envahie par une rassurante conviction, qu'en cette heure, elle, lui, ils pouvaient tout se dire.
Ils étaient seuls au monde.
Dans un monde détruit, désert, inaccessible.
Nul ne pouvait entendre leurs propos, nul ne pouvait les recueillir pour les travestir et en faire des armes de mort.
Ils n'avaient pas à craindre de n'être pas compris. Ni d'égarer, ni de tromper, ni de blesser, ni de décevoir, ni de se faire des ennemis qui détruiraient leurs vies et celles des êtres qui leur étaient chers.
La folie de Babel s'agitait au-delà des frontières visibles.
Pour eux, ils étaient seuls sans autre témoin que le Créateur.
Il reprit la parole en disant qu'il devait revenir à ce jour d'automne, au lac de Moxie. Ce jour où, dans une rupture de tout l'être, il venait de comprendre que l'Amour, et l'amour charnel aussi, pouvait être le chemin du sacré. Conséquence de la révélation. L'effondrement de sa vie tout entière, le démantèlement des cadres qui le soutenaient.
– Alors je sus que l'Amour était un don de Dieu, et que j'avais été coupable, grandement coupable de l'avoir méconnu.
« J'en voulus à mon corps d'être impliqué dans cette révélation. Sensations de transport et d'envol jamais éprouvées. Sur le moment, j'en bénis Dieu. Mais c'était trop. Je m'évanouis. Je revins à moi pénétré de confusion, d'effroi aussi. Je cherchai à reprendre pied dans mon univers familier. L'idée de la Démone annoncée me traversa l'esprit et j'eus peine à retenir un cri de victoire.
« J'avais trouvé la parade.
« C'est ainsi. Je ne voulus pas reconnaître la Lumière. Elle me blessait dans toutes les défenses que j'avais édifiées pour me préserver contre ce que je haïssais et qui me terrifiait le plus : l'amour que je confondais avec concupiscence, l'Amour, notion méconnue et qui venait me frapper de son éclair, qui venait de me révéler l'envers caché de son mystère et de m'apprendre que la force d'un tel sentiment pouvait donner à tout individu la sensation d'exister sur Terre, et qui est tout pour vous.
« Ce que j'avais entrevu était trop fou... Je me suis entêté. Peut-être parce que je ne voyais pas comment matérialiser la révélation. Renoncer à mes amis les meilleurs, les décevoir... On me montrait du doigt en disant : « Il est devenu fou... » La Femme, l'Amour, la Liberté de la conscience... Il était trop tard pour moi. Mon corps était façonné, raide, forgé au pouvoir sur les êtres, à la guerre, à la puissance... Tout quitter... Pour une vérité entrevue... Sans rien espérer en échange.
« Circonstance aggravante, j'avais entr'aperçu les chevaux des hommes dans le sous-bois, une caravane. J'avais deviné qui était mon apparition... Donc, tout rentrait dans l'ordre. Je pouvais continuer ma guerre. Oui, vous le voyez, je me cherche des excuses. Mais cela ne change rien. Je n'en ai pas.
« J'ai su le jour où je cessai d'avoir la conscience pure vis-à-vis de mes actes. Lorsque, enfant, je partais massacrer les protestants avec ma grande épée, j'étais terrifié, mais si convaincu de servir Dieu que Dieu me pardonnera ces crimes-là.
« Nous naissons aveugles, entourés de brouillards, effrayés par des monstres dont nous mettons des années à comprendre qu'ils ne sont que des épouvantails de paille et de bois mort.
« Mais lorsque l'on voit clair, c'est alors que commence la faute.
« Je suis criminel d'avoir continué à vivre en donnant à ce que j'entreprenais les apparences d'actions vertueuses qui cachaient en réalité toutes les folies d'un sentiment amoureux.
« Cet amour, je l'appelais haine afin de pouvoir me trouver des raisons d'y songer. Je parlais de campagne de guerre, de croisades, afin de justifier l'obsession de mes pensées.
« Tous les projets de défaites, de capture, de vengeance, de persécutions que je fomentais contre vous, c'était sous l'aiguillon d'une attirance à laquelle je refusais de donner un nom. Je croyais vouloir abattre, détruire, effacer, avilir ce qui ne méritait pas de triompher et j'étais hanté par une seule chose : l'approcher.
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