« Était-ce le moment de venir me faire comprendre que j'ai perdu votre amitié ? Comme si cela pouvait m'être indifférent ! C'est bien méconnaître l'attachement que je porte à mes amis et qui fait, hélas, ma faiblesse. Vous me traitez de femme politique ou de femme calculatrice, légère, que sais-je ! Non. Je ne suis qu'une femme, vous dis-je... et vous devriez être indigné de voir une amie comme moi qui vous ai soigné, sauvé, et qui ai eu la sottise d'avoir pour vous une préférence, quelques faiblesses parce que je vous trouvais charmant, de me voir, dis-je, traitée avec tant de hargne, de haine, oui...

Il l'interrompit en lui saisissant la main et en la baisant avec passion.

– C'est vrai, vous avez raison, pardonnez-moi !

C'était cette versatilité si peu dans le caractère de leur ami de Katarunk qui la tourmentait.

– Pardonnez-moi ! Pardonnez-moi mille fois ! Je vous en supplie. Ma conduite n'a pas d'excuses. Je sais, je n'ai jamais douté. Je sais que vous êtes du côté de la bonté...

– Ce qui voudrait dire que, malgré ses vertus, votre saint martyr, notre adversaire, ne s'est pas privé de manquer de charité dans ses entreprises contre nous ? Vous le reconnaissez ?

Elle aurait voulu qu'il se prononçât, qu'il se décidât à regarder la situation en face, qu'il fît un choix. C'était d'osciller, de douter qui le détruisait.

– C'est vrai, fit-il... Et pourtant, si, il y avait en lui de la bonté...

– Assez, coupa-t-elle. Vous me décevez parce que vous ne voulez pas échapper à vos tourments.

Et voyant qu'il portait la main à son gilet, elle crut qu'il voulait encore lui lire une lettre du Père d'Orgeval.

– Assez, vous dis-je. Je ne veux plus entendre parler de cet homme.

– Ce n'est pas cela !

Il la suivit tandis qu'elle reprenait le chemin de la plage pour regagner le bord de L'arc-en-ciel, et il lui prit le bras en riant presque.

– Vous vous trompez sur mon compte, vous aussi, Madame. Sachez qu'à Montréal, j'ai été visiter votre petite Honorine à la Congrégation de Notre-Dame, et que je vous amène une lettre de Marguerite Bourgeoys vous donnant des détails sur la petite demoiselle !...

Angélique sursauta, faillit l'embrasser, lui reprocha vivement d'avoir attendu jusqu'à cet instant pour lui transmettre cette bonne nouvelle.

Il se frappa la poitrine, reconnut que la fatigue et la précipitation du voyage lui avaient causé comme un engourdissement de mémoire, au point qu'il avait commencé par oublier le message dont il était porteur. De toute façon, cela lui serait revenu. Il ne serait pas parti sans lui avoir remis ce pli, leur avoir parlé de l'enfant. Elle ne le crut qu'à demi. Elle le soupçonnait d'avoir voulu l'éprouver, la faire souffrir, lui refusant une joie pour se venger d'elle, venger « l'autre »... Cela lui ressemblait si peu... Son état hypocondriaque était beaucoup plus grave qu'elle ne croyait. Elle ne s'étonna pas d'apprendre que c'était Marguerite Bourgeoys qui avait fait chercher le chevalier, aux Sulpiciens, sous le prétexte de lui faire porter une lettre donnant des nouvelles d'Honorine de Peyrac à ses parents avant que ceux-ci n'eussent quitté la Nouvelle-France. D'autorité, elle l'avait décidé à se lancer à leur poursuite.

Elle n'avait pas eu tort puisque, non sans peine, l'on vit reparaître en ces dernières heures, l'ancien Loménie, à l'expression aimable et décidée, qui leur parla comme lui seul savait le faire, de ses entretiens avec la jeune Honorine, leur remit en sus du pli de la directrice, une page d'écriture de la petite écolière, couverte de grands A appliqués, mais bien tournés et proprement alignés qu'Angélique plia dans son corsage comme une lettre d'amour.

L'heure de la séparation approchant, le comte de Peyrac, qui s'était éclipsé, apporta à son tour une missive qu'il venait de rédiger pour Honorine, un grand pli scellé d'un grand cachet rouge, en demandant au chevalier d'avoir la bonté d'aller lui-même en lire la teneur à leur fille lorsqu'il aurait regagné Montréal. Il y joignit une bague qu'il retira de son doigt, et qu'il envoyait à l'enfant afin qu'elle la portât sur elle en « signe de reconnaissance ».

– Qu'elle sache que nous restons proches d'elle.

Angélique, prise de court, ajouta quelques mots et confia également un long message verbal pour Marguerite Bourgeoys, quelques babioles pour Honorine.

Le chevalier demandait qu'on lui pardonnât encore d'avoir été un commensal bien piètre. La blessure qu'il avait reçue au début de la campagne vers Cataracoui l'avait affaibli car il avait perdu beaucoup de sang. Il avait souvent comme un vide dans la tête. Et c'était peut-être vrai.

Au dernier moment, il parut s'aviser encore d'un oubli, mais c'était par plaisanterie afin de leur ménager une surprise.

Il fit apporter et déposer devant eux, sur la table, une grande boîte carrée d'écorces cousues à la façon indienne.

Le couvercle soulevé révéla un assemblage de petites figurines de bois, aux vifs coloris, que le chevalier commença de dresser, en rang, l'un près de l'autre, maintenue chacune en équilibre par un léger piédestal d'écorces.

Il avait appris, dit-il, que le frère Luc, du couvent des Récollets, sur la rivière Saint-Charles, avant d'entrer en religion, avait travaillé à sculpter et peindre des régiments miniatures pour des jouets d'enfants, et le chevalier de Malte avait décidé de lui passer commande de quelques soldats de bois à offrir en signe de joyeux événement au jeune Raimon-Roger de Peyrac.

– Pour votre nouveau fils, dit-il, tourné vers Angélique et Joffrey.

Le franciscain et lui avaient choisi d'illustrer quelques-uns des corps de la « Maison du Roi », dont les uniformes avaient suscité l'admiration des gens de Québec lorsqu'une vingtaine des gardes des compagnies françaises y avaient paru pour escorter M. de La Vandrie, conseiller d'État au Conseil des Affaires et Dépêches, envoyé certaine année comme messager exceptionnel du roi. L'année suivante, le conseiller d'État ayant renouvelé son voyage, car les affaires de pelleteries qu'il avait commencé de traiter en Canada valaient bien l'inconfort de quelques semaines de navigation, Loménie n'avait pas hésité à se documenter auprès de lui, ainsi qu'auprès d'un des « anspessades » ou brigadiers, commandant les membres de l'escorte, sur les détails des uniformes, et la variété des différentes compagnies, qui représentaient « la Maison du Roi », la prestigieuse création militaire d'hommes d'élite constituée au cours des siècles par les rois de France et dont le renom faisait trembler l'ennemi sur les champs de bataille.

La variété et la minutie d'exécution des figurines souleva l'admiration générale. On se les passa de mains en mains.

Preuve touchante, s'il en avait fallu, de l'affection en laquelle, le comte de Loménie-Chambord tenait ses amis de Wapassou, malgré leur statut d'indépendants un peu trop liés aux hérétiques français ou anglais.

Durant l'hiver, le comte de Loménie n'avait pas manqué de venir apporter son aide à l'enluminure des petits personnages que taillait et peignait le frère Luc assisté d'un des fils du sculpteur-greffier Le Basseur.

– Notre nouveau fils n'a pas encore effectué ses premiers pas, dit Peyrac, mais je peux vous affirmer qu'il est déjà en âge d'apprécier un aussi beau présent et qu'il s'amusera ainsi que sa sœurette à les contempler et à les disposer, sinon pour la bataille, au moins pour le plaisir de la revue.

M. de Loménie reconnaissait qu'il avait passé de sublimes heures d'hiver, dans le calme couvent des Récollets, avec le frère Luc et son aide, à mettre au point leur petite armée, chacun tenant tour à tour la gouge ou le pinceau, et se réjouissant à l'avance du plaisir qu'aurait un petit garçon à les aligner et à les faire manœuvrer.

Au moins, Outtaké, le chef iroquois, en commençant par expédier le Père de Marville et son triste message au Sud, en Nouvelle-Angleterre, avait gagné une année de répit au pauvre chevalier.

Clémente, la saison des glaces qui, près de sept à neuf mois privait la province de Canada de tout courrier, l'avait tenu dans l'ignorance d'un deuil qui l'avait frappé plus que prévu. Encore qu'il aurait dû, depuis longtemps, s'y préparer.

« Vous voyez, nous sommes toujours vos amis et vous ne nous avez pas reniés », lui disaient les yeux d'Angélique tandis qu'il descendait l'échelle de corde jusqu'à la chaloupe qui allait le conduire vers un petit navire de trente tonneaux sur lequel il avait retenu le passage pour remonter jusqu'à Québec.

Il sourit. Il souriait toujours en continuant de leur adresser de loin des signes d'adieu.

Mais Angélique le regardant s'éloigner, le cœur serré, devinait, qu'une fois hors de leur présence, il serait repris par ses scrupules, ses regrets, sinon ses remords lancinants, creusant en lui le sillon d'un chagrin profond qui était presque un chagrin d'amour. Double chagrin d'amour, inspiré par une femme vivante et un ami mort. Ne pouvant servir l'un sans trahir l'autre, ne pouvant choisir l'un sans renier l'autre, ne pouvant défendre l'un sans causer la perte de l'autre, ne pouvant, les aimant, à la fois d'une égale et différente passion, les arracher de son cœur et de sa vie, malgré les prières, la discipline, les méditations, les macérations, les confessions, ne pouvant bannir de sa pensée et de son être, ni le jésuite martyr, l'ami bien-aimé de toujours dont il sentait la présence proche, le suppliant tout bas de le réhabiliter et de poursuivre son œuvre de salut pour la gloire de Dieu et de la France, ni elle, la femme, la féminine incarnation de tout ce qui lui était interdit, l'amie aussi, celle à laquelle il ne savait quel titre donner, mais dont l'image se présentait sans cesse à lui, dont la plus furtive évocation, son nom prononcé, un rire évoquant le sien, un parfum, avaient le pouvoir de le ravir jusqu'aux larmes d'émotion, jusqu'au bienfait de la joie éperdue, de la tendresse et de la reconnaissance, le chevalier de Loménie ne cesserait plus d'être déchiré, écartelé entre deux attachements, deux devoirs, deux engagements.