Elle lui expliqua qu'elle avait craint d'être entraînée dans les délires de la fièvre.
Étant assise, elle veillait.
Il comprit qu'elle ne savait plus depuis combien de jours il était parti, qu'elle n'avait plus trouvé de forces que pour les gestes essentiels des soins à donner aux enfants, qu'elle avait cessé d'espérer son retour... qu'elle ne tenait plus qu'en se répétant : « Ne t'endors pas... »
Elle regardait autour d'elle avec désolation.
– Excusez-moi, je n'ai pas balayé et rangé depuis longtemps. C'est une vraie porcherie.
Avec beaucoup de précautions, il l'enleva dans ses bras et la porta sur le lit.
– Je suis là maintenant. Je vous prends en charge.
Il l'étendit et la recouvrit avec soin.
– Le temps d'aller ramener à l'ordre ces petits piliers de tripot qui font des paris au jeu des osselets dans la grande salle, et je vous montrerai nos richesses. Ensuite, je vous mijoterai une soupe digne de ma tante Nenibush.
Mais elle détourna la tête en murmurant qu'elle n'avait pas faim.
En dépit de ses dénégations, elle put avaler quelques cuillerées du brouet.
Le fortin de Wapassou signait un nouveau bail avec la survivance.
Elle avait pris froid en essayant de trouver des tripes de roche et de l'écorce d'épinette pour Gloriandre. Elle en avait trouvé et avait pu faire boire une tisane à la petite qui se sentait déjà mieux.
– Femme de peu de foi, dit-il, ne m'étais-je pas engagé à vous maintenir tous en vie d'une façon ou d'une autre ? Jusqu'à mon retour, quand vous persuaderez-vous que le plus précieux de nous-même est invisible ? Vous semblez mépriser ces « pouvoirs » dont vous êtes pourtant si abondamment pourvue, et ne faire confiance qu'à vos actes. C'est là un défaut féminin, un défaut de ménagère. Le Christ l'a dénoncé en rendant visite à Marthe et Marie. Les femmes ne se sentent en paix avec leur conscience que si elles prouvent leur utilité, et apportent de façon souvent excessive la justification de leur existence.
Soit, dit-elle, elle avait eu tort de ne pas rester à l'attendre, les bras croisés, comme une lampe allumée qui veille. Ce n'était pas dans son tempérament. Et malgré ses remontrances, elle ne se corrigerait pas de si tôt.
Mais, blottie sous ses couvertures, les paupières baissées sur une martelante migraine, elle convint que c'était une des voluptés de la vie que de s'abandonner à la maladie, en rejetant toutes responsabilités sur quelqu'un d'autre.
Maintenant que le Souffle de l'Oranda avait permis au jésuite d'accomplir la randonnée du salut, le combat contre l'hiver pouvait reprendre.
Il rangea les roues de pain sur les étagères, le long des murs de la chambre et de la grande salle, là où était leur place de réserves. Et quand il n'y en aurait plus, on boulangerait. On ferait gonfler du bon pain dans le four, de ce pain qui est, par excellence, la nourriture des Français, mets vital et riche, né pourtant de si peu de choses, de l'eau, du sel, un peu de ferment et de la farine. Farine de fleur de froment, miracle des moissons, issue du grain plus précieux que de l'or. Pain, vin. Du vin, il y en avait peu à la mission. Rien que du vin de messe. Il le leur avait laissé. Par contre, il ramenait une provision d'eau-de-vie.
Et aussi de la chandelle. Mais les chandelles, on les ménagerait. Les chandelles peuvent être d'ultimes ressources pour corser de la sagamité brûlante mais parfois trop clairette vers la fin des hivernages.
On ne les allumerait que pour les fêtes. Bientôt serait la Sainte-Honorine.
– Nous ferons un gâteau en l'honneur de votre grande sœur et nous prierons pour elle.
Dans la nuit, elle l'entendit délirer. Elle ouvrit les yeux et aperçut au mur les roues de pain de la mission Saint-Joseph, rangées comme des faces bonasses qui veillaient sur elle.
Il était donc revenu ? Mais où était-il ?
En réalité, elle n'avait jamais cru qu'il reviendrait.
Elle avait subi son départ comme une mort, et cela avait plus influé sur sa santé que les privations.
Il était étendu devant la pierre de la cheminée, enroulé dans une couverture.
Encore faible, mais se sentant mieux, elle alla s'agenouiller près de lui. Il dormait d'un sommeil fébrile et marmonnait des phrases sans suite. À ce voyageur qui revenait d'avoir traversé le Tartare glacé de l'Enfer, elle n'avait offert que des plaintes et aucune hospitalité. Elle avait pourtant eu le temps de se dire qu'il avait l'air d'un spectre. C'était tout juste s'il n'était pas encore plus affreux que lorsqu'elle l'avait trouvé cousu dans son linceul de cuir. La peau blême sous la barbe hirsute, le nez bleuâtre, les yeux enfoncés dans l'ombre du capuchon, un squelette sous sa défroque gelée par sa sueur dans la course, et maintenant humide, irritant ses plaies, un revenant...
Comment avait-il pu exécuter un tel exploit, fournir un tel effort ?
Elle le réveilla doucement.
– Venez vous mettre au chaud, dans le lit. Je parie que vos blessures se sont rouvertes, et que vous n'avez pas même avalé un bol de bouillon. Ah ! Nous faisons une belle paire à nous deux !...
Mais à eux deux se relayant, ils continueraient à faire reculer la mort.
Chapitre 66
Quelques jours plus tard, il lui fit part de la mort de celle qu'entre eux ils continuaient d'appeler Ambroisine de Maudribourg. Il avait surpris la nouvelle dans les propos échangés par les deux jésuites de la mission Saint-Joseph.
L'épouse du nouveau gouverneur, en visite officielle à Montréal s'étant écartée dans sa promenade, avait été victime, à l'automne, d'une étrange agression.
– Elle est morte ! Une bête sauvage l'a dévorée.
– Ce n'est pas la première fois.
– Cette fois, c'est la bonne, murmura-t-il.
Sur cette agression, les avis de la colonie, fort secouée par les conditions horribles de cet attentat sans précédent dans les annales, demeuraient partagés. Les uns parlaient d'une bête sauvage qui l'aurait mise en pièces, les autres, d'une attaque d'un parti d'Iroquois sournoisement rôdant en cette fin d'été.
– Avez-vous des détails ? Ce n'est pas courant qu'une dame de qualité se fasse attaquer par une bête sauvage en l'île de Montréal, bien peuplée.
– Madame de Gorrestat était allée se promener à la brune, vers la pointe du Moulin, tout à l'extrémité ouest de l'île. Seule. Malgré la réputation de piété et de vertu qu'elle s'était déjà méritée, il y eut certaines mauvaises langues pour chuchoter qu'elle y avait un rendez-vous galant.
– Toujours la même ambiguïté quand on parle d'ELLE. Les uns sont innocents et veulent croire à son charme, les autres savent et se taisent et ne parlent qu'après. Elle s'est donc éloignée seule vers la pointe du Moulin. Et ensuite ?
L'ancien compagnon d'enfance d'Ambroisine eut un sourire sardonique.
– Et l'Archange était là ! Et le monstre !...
– Qu'a-t-on vu ?
– Rien ! Ni personne ! Aucunes traces alentour, ni de pas, ni de pattes... sauf, chuchote-t-on, de griffes sur l'écorce d'un arbre... Mais, rien. S'il y eut traces, elles furent effacées. Ce qui habilita par la suite la thèse d'une attaque d'Indiens, car pour effacer des traces avec tant de talent, il fallait être un esprit ou un habitué des bois. Il fallait bien donner à M. de Gorrestat de quoi alimenter sa douleur et son désir de représailles. On sut le persuader que la mort de sa femme était due à un parti d'Iroquois, et, bien qu'à l'évidence, d'après ses blessures, celle-ci ait été plutôt victime d'une bête féroce, ce qui aussi ne laissait pas, malgré tout, de paraître invraisemblable si près de la ville, l'époux effondré et qui n'avait pas eu le courage de regarder le corps, puisa la force de faire face à son épreuve dans un brûlant désir de vengeance.
« Un chef huron vint proposer « une chaudière », c'est-à-dire une expédition de guerre. L'armée, les seigneurs canadiens et les alliés sauvages se mirent en branle. Pour justifier ce déploiement de navires et de canots chargés d'armes vers le lac Champlain, on eut recours à la ruse. Le nouveau gouverneur envoya une convocation aux Principaux des Cinq-Nations, souhaitant les rencontrer et leur offrir festin pour les honorer. Les Iroquois qui regrettaient de n'avoir pas été au pawa de Fort-Frontenac à Cataracoui, comme chaque année, se rendirent à l'invite du nouvel Onontio. Au cours du repas, les Principaux furent enlevés et chargés de chaînes, et depuis dirigés sur Québec d'où on les enverra ramer sur les galères du roi.
« Seuls Outtaké, qui était en expédition au loin, et, l'on croit, Tahontaghète échappèrent.
« L'armée continua en direction de la Vallée des Cinq-Lacs. Mais l'hiver, surgissant brusquement et avec une sévérité sans égale, les troupes durent rebrousser chemin, non sans pertes. Ils se sont retirés dans les forts et les comptoirs de traites, et reprendront la campagne au printemps.
– Le Mal continue sur sa trace. Est-elle vraiment morte ?
– Autant que peut l'être une personne dont la tête a été retrouvée sur la fourche d'un arbre, alors que le corps gisait au sol à quelques pas de là.
La prophétie s'est accomplie.
Treizième partie
La confession
Chapitre 67
Dès qu'il eut repris des forces et fut en état de panser lui-même les plaies de ses jambes, il alla emménager dans la chambre de Lymon White. L'âtre de cette petite pièce correspondait avec la cheminée centrale qui, bâtie sur les modèles de Nouvelle-Angleterre, s'ouvrait sur quatre foyers différents. L'un, sur l'ancienne chambre des Jonas. Les deux autres, sur la grande salle.
Il entrepris de ranimer la maison engourdie. La nuit, il ne cessait de surveiller les feux. Il entrait à pas de loup, ressortait comme une ombre.
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