Il ne ressentait plus rien, ni douleur, ni fatigue. Il n'était qu'un corps en mouvement, et la lueur crue du clair de lune lui fut indifférente. Arrivé à la porte de la palissade, il retira habilement les diverses chevillettes, tourna la clé de la forte serrure qu'ils avaient placée pour décourager les voleurs la nuit, et commença de s'avancer vers la plaine.
Peu après, il se retourna. Au revers du coteau, la mission, déjà à demi ensevelie sous des masses de neige, commençait de disparaître à ses yeux. La petite croix du clocher brillait encore, en filigrane argenté sur le ciel d'un bleu sombre et vide, car, sous l'effet de l'éclat de la lune ou d'un léger brouillard, on n'y voyait briller aucune étoile.
En contrebas, il y avait les wigwams des Indiens, Wapanogs et Wonolancets, amoncelés en taupinières, d'où montait une nappe stagnante de fumée. Mais peu de lueurs brillaient. Au cœur de la nuit, on ménageait le bois.
Les bruits étaient étouffés, comme la vie elle-même, non seulement par l'hiver, mais par la misère et l'angoisse de la défaite, l'interrogation du lendemain comme une infinie pesanteur qu'on ne pourrait plus jamais repousser, rejeter.
Des enfants pleuraient, des chiens aboyaient, des vieillards toussaient. Cela s'entendait à peine. C'était fort menu, fort lointain, comme un rêve.
Il regarda vers le sud-est, et vit au-dessus des montagnes éclairées de lune, une barre noire qui montait lentement. La tempête. C'était vers elle qu'il allait.
La neige effacerait ses traces.
Personne ne pourrait le poursuivre.
Ils ne songèrent pas à le poursuivre.
*****
– Où sont donc passés tous les pains de la seconde fournée ? s'écria le frère Adrien, lorsque, déçus de n'avoir pas vu leur hôte à la messe, les deux religieux se rendirent dans la pièce commune et que le convers ouvrit la porte du four.
Désorienté, il regardait autour de lui et ne discernait plus nulle trace de celui qui, la veille au soir, avait frappé à leur porte et demandé l'hospitalité.
– Avons-nous rêvé ? Était-ce un revenant ?...
– Un revenant ne vole pas trois sacs de farine de fleur de froment, autant de maïs et la moitié de notre réserve de pruneaux, fit remarquer le père de Lambert après avoir mené une rapide inspection au magasin de vivres.
– Allons voir s'il n'a pas volé autre chose, dit le frère tout chagrin.
– Que voulez-vous qu'il vole d'autre ?... de la nourriture, c'est ce qu'il voulait.
– Il a pris la traîne.
– Pour porter son butin.
Le père ne voulait pas signaler qu'il avait remarqué la disparition d'une soutane et d'un missel.
Durant la nuit, la tempête les avait effleurés. À l'aube, des nuées sombres étaient passées au-dessus de la mission, une neige tourbillonnante était tombée mais ce n'était qu'avant-garde préludant à de plus sévères chutes qui ne sauraient tarder. Dans le tapis mince et velouté de neige fraîche, la piste de la traîne et des raquettes était encore visible. Ils la suivirent jusqu'au-delà de la palissade et restèrent à regarder vers les lointains dans la direction dangereuse du sud-est inhabité, vers lequel s'en était allé l'inconnu. La tempête continuait d'avancer et promettait d'être farouche. La neige recouvrirait les traces du voleur, sinon lui-même et ses larcins, ensevelis.
– Pourquoi pleurez-vous, mon frère ? s'enquit le père profès. Allons ! Allons ! Pour quelques livres de farine volées. Et il nous en a laissé à notre suffisance.
– Ce n'est pas pour cela que je pleure, dit le convers. Que m'importe le vol...
Des larmes coulaient sur ses joues paysannes, sans qu'il pût les retenir, mais c'étaient des larmes suaves.
– Je pleure parce que je me souviens de notre veillée hier soir. Comme nous étions bien lorsqu'il était assis parmi nous, partageant notre repas et que nous parlions ensemble. Quelle lumière ! Ô père, ne l'avez-vous pas remarquée ?
– En effet, dit le père, songeur. Il y eut comme une clarté autour de lui et une sérénité en nous et autour de nous.
– Je ne me souviens plus de rien d'autre. Ni de ses paroles, ni des sujets de nos entretiens, je me souviens seulement que ses yeux étaient bleus comme le ciel, et que nos cœurs étaient pleins de joie.
Chapitre 65
Depuis déjà plusieurs miles, il avait repris ses bonds déments. Une panique qui, à chaque pas, s'enflait, lui tordait les entrailles.
« Oranda ! Oranda ! »
Depuis plusieurs miles, il aurait dû percevoir au loin cette trace de fumée qui ne peut se confondre avec les traînées de brumes pour un œil exercé, et qui l'aurait averti de l'approche de Wapassou.
Cette trace de vie dans le paysage mort, il se brûlait les yeux à la découvrir derrière les fentes du masque de cuir indien qu'il s'était fabriqué afin de moins souffrir de la réverbération.
Déjà, estimait-il en flairant le vent, il aurait dû percevoir l'odeur de fumée, si ténue serait-elle, diluée dans l'air glacé.
Rien. Et une mortelle appréhension le submergeait. Il s'arrêtait, et se tordait les mains. Puis repartait, volait par-dessus les fondrières, avalant, sans la voir, la piste blanche, entraîné par le rythme de ses raquettes frappant la neige et le bruit de sa respiration sifflante.
Trop tard ! Là-bas, au fond de l'impavide horizon translucide et glacé était la Punition !...
« Qu'ai-je fait ? se disait-il. J'ai voulu sa mort, j'ai voulu sa destruction... À travers elle, je voulais détruire la Femme. Dieu, pourquoi as-tu laissé une telle folie s'emparer de moi ? Je voulais Te servir... Je ne pensais pas qu'elle était si fragile, et si gaie, et si tendre. Je n'ai pas pensé aux petits enfants. Comme si je n'avais jamais su que derrière toute femme il y a des enfants. Ô Seigneur, pourquoi m'as-tu fait naître parmi les démons ? Pourquoi as-tu abreuvé mon enfance de sang ?... »
Il fit halte.
L'atroce était devant lui. Ses yeux pleuraient de douleur derrière le masque de cuir car il distinguait le fortin de Wapassou. Mais aucun filet de fumée ne s'élevait au-dessus du toit à demi enfoui sous les neiges.
Nul mouvement.
Jamais il n'avait éprouvé de sa vie un choc aussi terrible.
« ILS SONT MORTS ! ILS SONT MORTS ! »
Il se lança sur la pente en jetant des cris et des appels hagards.
– Me voici, mes petits enfants !... Me voici, j'arrive ! J'arrive !... Je vais vous préparer une bonne sagamité...
Il faillit se rompre le cou en tombant dans la tranchée avec son chargement.
Il se relevait, se ruait sur la lourde porte. Elle n'était que poussée et céda, battant mollement sur le vide et le silence.
Empêtré de ses raquettes qu'il n'avait pas ôtées, il demeurait sur le seuil, clignant de ses yeux blessés, afin de s'habituer à la pénombre. Il distinguait peu à peu, avec stupeur, les trois enfants très emmitouflés, mais qui, au milieu de la pièce, jouaient tranquillement aux osselets.
– Où est votre mère ?
– Maman dort ! répondirent-ils avec un geste vers la chambre.
Et ils se remirent avec gravité à faire tinter leurs osselets sur le plancher de gros bois.
Encore haletant de sa course, il pensait :
« Elle est morte ! Et les enfants prennent son immobilité et son silence pour un profond sommeil. »
À pas titubants, tremblant de tous ses membres, il gagna la pièce du fond et entra.
Elle était assise devant l'âtre éteint et dormait en effet, dans une attitude abandonnée qui trahissait une grande fatigue.
La lueur d'un soleil blafard venant de la petite imposte devant laquelle la neige avait été dégagée, jaunissait son visage déjà très pâle, et là encore, avec un tressaillement, il crut qu'elle était morte.
Il toucha ses mains, ses joues. Elles étaient glacées, mais il perçut le mouvement léger de sa respiration.
À genoux sur la pierre de l'âtre, il commença de briser des brindilles puis de rassembler branches et bûchettes pour allumer le feu.
– Me voici, mes petits enfants, marmonnait-il, je suis là maintenant... Je vais vous préparer une bonne sagamité... très chaude, avec des airelles... Je suis là... Je vous apporte la vie...
Ce fut le craquement des flammes qui réveilla Angélique et elle se dressa avec un sursaut d'effroi, car, sentant qu'elle allait perdre conscience, elle avait évité d'allumer le feu, craignant d'y tomber, ou de ne pouvoir le surveiller, ou que les enfants n'entreprennent de jouer avec, dans la bonne intention de l'entretenir.
Elle était si fatiguée.
Elle vit le voyageur à genoux devant elle, guettant son regard.
– Pourquoi n'avez-vous pas allumé le feu ? s'écria-t-il. J'ai cru mourir de douleur en n'apercevant aucune fumée au-dessus du toit.
Elle dit que les heures du jour lui ayant paru chaudes, elle avait préféré laisser tomber le feu pour économiser un peu de la provision de bois. Ils étaient sortis avec les enfants, il fallait profiter de ce soleil. Ensuite...
Il posa son front sur ses genoux, et elle voyait entre ses cheveux drus la tonsure comme une hostie blanche.
– Ô Seigneur ! murmura-t-il. Ô Seigneur ! Quelle douleur !... J'arrive à temps.
Alors elle lui avoua comme une faute que, depuis quelques jours, la fièvre ne la quittait pas. Avait-elle pris froid, ou était-elle victime d'une atteinte de malaria ?
– Je suis là, maintenant. Je vous rapporte aussi des cédrats confits, des pruneaux et toutes sortes de fruits séchés, dû riz de folle-avoine, du miel, de la mélasse...
Il accrochait le chaudron à la crémaillère, versait l'eau.
– Pourquoi, étant fiévreuse, ne vous êtes-vous pas réchauffée en vous étendant sous des couvertures ?
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