Il se taisait. Dans cette ardeur de détruire Wapassou qu'il sentait dans leur propos, comme s'il s'était agi d'une croisade sainte, il reconnaissait sa propre rage, celle qu'il avait entretenue jadis, et ne comprenait plus.

« Tu es là-bas », songeait-il, se rattachant à la vision d'une femme, et à la tendresse de son regard posé sur lui, mi-indulgent, mi provocant, un regard qu'elle n'avait que pour lui, « et tu m'appartiens même si je ne suis qu'un compagnon de passage, un compagnon de misère, un ennemi auquel tu ne pardonneras jamais, un pauvre homme qui mérite pitié, même si tu n'appartiens qu'à l'autre, celui qui hante ton cœur, celui dont se languit ton corps, amoureux de son corps, de sa force, de son sourire. Je ne suis rien auprès de lui, mais tu m'appartiens si je le veux », se répétait-il, en trouvant une douceur et un réconfort à ce tutoiement hardi, signe d'une plus profonde intimité et qui ne franchirait jamais ses lèvres, « car je suis celui qui est venu te soutenir et qui va t'aider à vivre jusqu'à ce que tu puisses te retrouver de l'autre côté de l'hiver et courir à nouveau vers ton amour. Je ne suis rien, mais je t'aurai offert ce présent qui est plus que ta vie, te conserver en vie pour lui, avec les enfants de votre amour. »

Il se tenait assis au coin de l'âtre les yeux baissés, accentuant son côté un peu borné de « voyageur » taciturne qui s'était « écarté » dans la fureur de l'hiver, et mal remis des fatigues et des efforts qu'il avait dû fournir pour échapper à la mort blanche. Il craignait aussi de se trahir par son regard, et répondait en grommelant à leurs questions.

Le frère disposa des écuelles sur la table et des gobelets d'étain.

– Viens-tu partager notre repas, ami ?

Il leur obéit, se décidant à ôter son bonnet noir et ses gants fourrés.

Quand il avança la main pour prendre le morceau de pain qu'on lui tendait, ils eurent un regard de pitié et de respect.

– Toi aussi, mon frère, tu as souffert par les Iroquois, ce nous semble.

Il fallait bien répondre.

Il parla d'un voyage aux Andastes, et comme quoi il était demeuré ensuite chez les Sioux, ces tribus de l'extrême ouest des Lacs, qui sont alliés des Neutres et des Petuns, craignant de retomber entre les mains de ses tourmenteurs sur le chemin du retour. L'annonce de la campagne de M. de Gorrestat contre les Iroquois l'avait encouragé à faire une tentative, mais il avait eu du mal cette fois à échapper aux Sioux qui voulaient le retenir, et puis la rudesse de l'hiver, bien sévère cette année-ci, avait retardé son avance.

– N'êtes-vous pas un habitant du Cap de la Madeleine, dont la famille est sans nouvelle depuis trois ans ? demanda le père.

Mais le frère coadjuteur secoua la tête avant lui. Tous les visages de Nouvelle-France semblaient lui être dangereusement familiers.

– Je ne te remets pas, cousin !

Il allait continuer à lui poser des questions.

Pour détourner leur attention, il fit l'effort de les interroger sur leurs travaux. Combien de catéchistes ? Combien de baptêmes pour l'année ?

Ils parlèrent volontiers de leur ministère. Cette année, il y avait ces tribus algonquines qui étaient montées du Sud. Les Indiens n'écoutaient pas volontiers la bonne parole, dit le Père, mais, ayant tout perdu par les Anglais, ils comprenaient que le seul refuge qu'ils pouvaient trouver désormais était à l'ombre de la croix catholique et de la bannière du roi de France.

Ils arrivaient de plus en plus nombreux. Ce n'était pas facile de les nourrir, de les soigner, de les défendre des sorcelleries de leurs « jongleurs » et de l'amoralité de leurs femmes. Surtout de l'ivrognerie, qui causait de grands crimes.

– Nous n'avons que peu de réserve de spiritueux ici. Seulement pour les malades et les blessés. Nous ne brassons même plus de bière pour ne pas les tenter. Mais dès que le temps se fait meilleur, le froid moins dur, ils partent en campagne, sous prétexte de chasses, et remontent jusque sous Sorel ou sous Lévis pour se faire donner des provisions d'eau-de-vie, en échange de leurs fourrures qu'ils ont souvent volées dans les pièges des tribus locales, ce qui entraîne des conflits.

Ils devisèrent, et il se laissait aller à les écouter, les approuver, les encourager par de brèves paroles, touché de pitié pour eux, de compassion pour la rudesse de leur existence. Mais, sachant à quelle source sainte ils puisaient leur courage, il les admirait, il les enviait, il se sentait leur frère plus qu'aucun autre ne pouvait l'être, et en même temps, il se sentait séparé d'eux pour toujours, jusqu'à l'éternité, comme par une dure et infranchissable vitre, comme par le voile de la mort.

Le feu baissait dans l'âtre, et ses lueurs rouges et tressautantes jouaient sur les faces des trois hommes, assis à la table, et penchés les uns vers les autres en une attitude de confidence.

Sébastien d'Orgeval fut le premier à prendre conscience de la nuit qui s'avançait.

– Il se fait tard, mes frères, murmura-t-il. N'est-il pas temps pour vous de prendre du repos ? Pour moi, si vous l'autorisez, je dormirai en cette pièce, dans ce « banc de quêteux » que j'aperçois là-bas.

Les deux religieux se levèrent en silence. Le frère coadjuteur se souvint qu'il lui fallait veiller jusqu'à la fin de la cuisson du pain de la seconde fournée.

– Je veillerai, moi, s'interposa leur hôte. Je vous en prie, reposez-vous. Je serais heureux de vous remercier de votre hospitalité par quelque service.

Le père Lambert et le frère acquiescèrent d'un signe de tête. Ils se tenaient devant la porte, ayant en main des veilleuses de fonte, dites « à bec de corbeau » dont la mèche, trempant dans la graisse d'ours, répandait un halo d'une couleur d'or sombre d'enluminure. À la mission, les chandelles servaient de cierges, et on les réservait pour la chapelle.

Ils regardaient vers l'homme debout dans la pénombre, l'homme aux mains de martyr, l'hôte venu du froid désertique, comme surgi, né de la tempête même, de ses rafales et de ses cris, et qui ne cherchait plus à feindre la posture gauche et bourrue d'un coureur de bois insoumis, habitué chez les Indiens.

– Nous nous levons dès matines pour prier, dit le père de Lambert. Les journées ne nous en donnent pas assez l'opportunité. Ensuite, je dirai la messe. Serez-vous des nôtres ?

– Avec joie. Et si vous ne m'en jugez pas indigne, après m'avoir confessé, je serai heureux de vous la servir.

Ils eurent un signe de tête affirmatif, et graves, se retirèrent.

Leur nuit serait courte.

Il devait mettre ce laps de temps à profit.

Pour lui, pas de sommeil. Quand il s'était relevé, ses plaies s'étaient rappelées à lui. Il ne pourrait les soigner. Les premiers mouvements qu'il ébaucha le firent grimacer de douleur. Il songea aux mains douces d'Angélique posant des compresses sur ses blessures, et à ce pli léger qu'elle avait entre les sourcils lorsqu'il lui prenait d'examiner une plaie avec attention, comme si celle-ci lui eût parlé face à face et qu'elle eût écouté ses explications.

Il sourit.

« Vite ! Hâtons-nous ! »

Il alla dans le fournil, et à l'odeur qui s'en échappait, jugea du temps qu'il faudrait encore pour que la cuisson des pains soit achevée.

Puis il entra dans un appentis attenant qui devait servir de cuisine d'été. L'hiver, on y entreposait traînes et raquettes, bottes et gants fourrés, bonnets, lourdes casaques de peau ou cabans de grosse laine.

Il choisit une traîne, large, longue et solide, déjà harnachée de ses rênes, une paire de raquettes de rechange. Il entrouvrit la porte de la cabane et vit l'arrière-cour encombrée de neige avec un terre-plein déblayé devant la maison. Le remblai de neige, ourlé de clair de lune, projetait son ombre jusqu'au seuil. Il disposa la traîne au-dehors, sortit aussi la paire de raquettes.

Il revint à l'intérieur et alla ouvrir la remise aux provisions.

Il agissait sans bruit aucun, le pas si léger et les gestes si adroits qu'un Indien même n'aurait pu le surprendre.

Du magasin, il ramena des sacs de farine de froment, du blé d'Inde, des boîtes de pruneaux et d'écorces confites de citrons verts, du riz de folle-avoine, de la mélasse, des pains de sucre, du sel, des pots de conserves de graisse d'oie, des haricots, des courges séchées, et toutes sortes d'herbes.

Il se rendit dans la sacristie de la chapelle et prit quelque chose dans un des placards. Il revint dans la maison. Il se déplaçait avec une telle célérité évanescente qu'il semblait qu'il ne pouvait laisser aucune trace ni sur la neige, ni sur la terre battue des magasins et des caves, ni sur les planchers de l'habitation. Toute la ruse corporelle de l'Indien était en lui.

Il cherchait encore un objet qu'il trouva enfin dans un petit coffre de la grande salle, et, avant de s'éloigner, il mit quelques cendres sur le feu afin de l'étouffer. Le produit de ses rapines avait été solidement arrimé sur la traîne.

En dernier lieu, il retourna au fournil et ouvrit le four pour y prendre les pains qui étaient bien levés et que l'on pouvait considérer comme cuits. Il les prit tous, et les transporta un à un sur la traîne. Il les tenait sur son cœur avec volupté, se réchauffant de leur chaleur brûlante et se disant que ce parfum de boulange était bien le parfum le plus grisant de la Terre pour un être affamé.

Un instant, il craignit que cet encens généreux de la plus noble nourriture des hommes, le pain, ne parvînt aux narines des religieux endormis. Dans l'air glacé, les effluves s'élevaient comme une offrande sacrée.

Il jeta sur les miches fumantes une couverture de traite, et une fois encore serra et boucla des liens. Puis il chaussa ses raquettes, enfila à ses épaules les harnais de la traîne, et se mit en marche à travers la cour.