– Ma petite fille, je la croyais sauvée, murmura-t-elle. Et puis voici que je recommence à craindre qu'elle me soit enlevée, qu'elle ne parvienne pas jusqu'au bout de l'hiver.

Elle se mordait les lèvres, et c'était la première fois qu'il la voyait retenir ses larmes. Il découvrait en ses traits bouleversés la vulnérabilité de son cœur, sa tendresse émouvante que ce beau visage, parfois si impérieux, au regard qui pouvait être si fulgurant, faisait oublier.

– Pas deux fois, murmura-t-elle ! Pas deux fois cette angoisse.

– Ah ! Vous voyez ?.... Vous comprenez maintenant ce que cela veut dire. Pas deux fois. C'est le deuxième coup qui provoque la chute... Pour celui-ci, on n'avait pas de forces en réserve. Que craignez-vous ?

– Le scorbut. Le mal de terre.

Il fit un effort pour s'asseoir et se hisser hors du lit, puis vint, à petits pas de podagre, se pencher sur l'enfant et l'examiner avec attention.

Puis il retourna s'étendre, et ferma les yeux avec un profond soupir.

Mais au bout de quelques instants, il dit d'une voix ferme :

– Gardez confiance.

Chapitre 63

Au matin, en s'éveillant, elle le vit debout au pied du lit, revêtu de la casaque et du bonnet de Lymon White.

Il lui dit qu'il avait décidé de partir et de marcher jusqu'à ce qu'il puisse trouver un poste ou une mission, d'où il rapporterait le supplément de vivres nécessaires.

Il allait remonter vers le nord et joindre les chenaux glacés de Mégantic. Quand il aurait retrouvé le fil d'une autre petite rivière sinuant l'été entre des falaises de deux cents pieds, il savait qu'il serait sur le chemin le plus court sinon le moins accidenté pour atteindre la mission abénakise de Saint-Joseph, dans la région de la Haute-Chaudière, une des plus modestes, mais la plus proche pour eux. Il se pourrait qu'elle fût déserte. Que tous y soient morts ou en soient partis. Mais sinon, là, il se procurerait de quoi se changer de la sempiternelle viande d'élan, du maïs encore, de la farine, qui sait, des choux si les pères en cultivaient, conservés glacés sous la neige. Et s'il n'avait pu en prendre en chemin sur les arbres, il trouverait dans leur pharmacopée cette fameuse écorce avec laquelle le chef huron, durant le premier hivernage dans la rivière Saint-Charles, avait sauvé l'équipage de Cartier, décimé par le scorbut.

« Ce n'est que sagesse que de se fier aux remèdes des Sauvages lorsqu'ils ont fait leurs preuves. »

Angélique s'était levée. Elle se tenait devant lui, ne parvenant pas à se persuader de sa décision. Plus elle y réfléchissait, plus ce projet lui apparaissait pour ce qu'il était : fou, insensé et voué à l'échec sans rémission, malgré l'espérance qu'il faisait naître. Même un homme vigoureux n'aurait pu se mettre en chemin à cette époque de l'année, pour traverser la région sur une telle distance, sans que tous lui prédisent une mort certaine.

Le cercle des ouragans cernait leur île déserte, et elle avait trop bien compris que nul ne pouvait s'en échapper, ni y pénétrer avant la fonte des neiges.

La distance était immense. Les tempêtes menaçaient tous les jours, et si l'une le surprenait, il « s'écarterait » selon le mot terrible, qui condamne l'isolé perdu hors des pistes sans point de repaire dans les rafales de neige.

– Votre fille est atteinte, fit-il en jetant un regard sur la petite Gloriandre. Je rapporterai de l'écorce spécifique, répéta-t-il, ou des fruits confits, des pruneaux secs, des choux, toutes choses qui éloignent en quelques prises le mal de terre, et aussi du maïs, des haricots, et des grains de folle-avoine à germer.

– Et si les jésuites vous reconnaissent ? Et s'ils ne vous laissent pas repartir ?

– Il n'y a là-bas que deux jésuites. Un profès, le père de Lambert, et un coadjuteur temporel, peut-être un serviteur laïque. Cela ne fait au plus que trois Blancs.

« L'été, la place est intenable à cause des débordements de la Chaudière, et l'on quitte la butte isolée, infestée au surplus de moustiques.

« Mais l'hiver, on y demeure pour assister les populations errantes qui essaient de joindre Lévis et Québec afin d'y recevoir des secours et qui, sans cette étape, mourraient en chemin de faim et de froid.

Angélique ne pouvait se faire à cette idée. Il ne pourrait jamais parvenir jusque-là ! Il tomberait en route. Puis, elle se rappela la venue de Pont-Briand et son Indien, le groupe de Loménie et d'Arreboust, les exploits isolés d'intrépides comme celui du jeune Alexandre ou de Pacifique Jusserant, le « donné » du Père d'Orgeval, et jusqu'à cette folle équipée de Joffrey qui avait poursuivi Pont-Briand jusqu'au lac Mégantic pour le tuer en duel.

Les fous du désert blanc. Il y en avait parfois qui survivaient et qui revenaient, car c'était un pays pour les insensés.

Elle insista cependant.

– Vous êtes faible, blessé, malade encore. Vous tenez à peine debout.

Il leva le doigt, comme s'il se fût mis en rapport avec un contact invisible.

– Le souffle de l'Oranda me soutiendra.

– Qu'est-ce que l'Oranda ?

– L'esprit et la force suprême au sein des choses, au sein même de l'air que nous respirons. Je l'appellerai. Il viendra.

D'un mouvement impulsif, elle se jeta vers lui, le serrant dans ses bras.

– Vous reviendrez, n'est-ce pas ?

– Je reviendrai. Et vous, vivez ! dit-il en l'étreignant aussi, chacun voulant laisser à l'autre le viatique de sa confiance. Vivez, bien-aimée femme, afin de ne pas rendre vain mon sacrifice.

Chapitre 64

Il bondissait ! Il franchissait l'espace ! Il brisait le cristal du froid, traversait les vibrations d'or du soleil.

Il n'avait plus de corps. Ce n'est pas lui qui reconnaissait la piste. C'était la piste qui lui faisait signe. La forêt qui s'ouvrait devant lui. Il savait où franchir les failles d'un bond. Où aborder les monts pour les traverser. Par instants, il renversait la tête en arrière.

« Oranda ! Oranda !... »

Le Grand Esprit lui apportait sa revanche. Il serait un homme comme les autres, luttant pour la sauvegarde d'une femme et de petits enfants.

Il éprouva quelques bourrasques, mais le temps restait pur. Les glaçons hérissaient sa barbe.

Une brusque tempête se leva au cours du dernier jour, mais il se savait près du but et ne s'égara pas. Ce fut à travers les rafales cinglantes qu'il entendit le carillon de la cloche.

La cloche du salut ! La cloche de l'office du soir.

« Salve Regina. » Salut, Reine du Ciel !

Le temps de sortir de la forêt, de traverser une longue plaine, et de monter lentement vers la mission, et le ciel se dégagea, les nuages porteurs de neige s'enfuirent.

Ses lèvres noircies par le gel et le soleil ébauchèrent un sourire lorsqu'il aperçut la croix de la chapelle.

– Comme je t'aime, signe d'amour. Dieu crucifié ! Scandale de l'Univers ! comme je t'aime.

L'odeur chaude était enivrante.

– Nous avons boulangé, lui dit le missionnaire qui l'accueillait.

Les deux jésuites le considéraient en silence. Il s'inquiéta. Trouvaient-ils étrange qu'il ne se nommât pas ?

– Vous êtes-vous « écarté », cousin ? lui demanda le frère Coadjuteur qui avait un visage de solide campagnard.

Il secoua la tête négativement. Puis il comprit que son apparence était celle d'un pauvre hère, décharné, rendu à demi fou par la solitude des bois, la peur, la faim. Pourtant il ne se jeta pas sur la nourriture qu'on lui présentait. Il fit signe qu'il voulait tout d'abord seulement se réchauffer et se reposer.

Lorsqu'il s'assit devant la cheminée, il sentit que ses vêtements collaient à sa chair en différents points car des plaies s'étaient rouvertes. Il refusa de percevoir son corps. Il n'était qu'une oreille attentive. Il écoutait ces voix d'hommes parlant français entre eux, reprenant la langue algonquine lorsqu'un Indien se présentait. Les Indiens avaient une apparence étrangère. Leur dialecte était presque incompréhensible pour des Abénakis de la région. Il leur attribua une parenté avec les Narragansett du Sud. La nuit vint.

Après avoir récité le chapelet à la chapelle, et chanté des cantiques avec les fidèles, les missionnaires refermaient les portes de la petite palissade qui clôturait leur habitation.

« Tous ces bruits d'une mission, se disait-il, ces odeurs. Une odeur d'encens. Une odeur de pain ! De cierges éteints. De missels ! Des bruits de rangement de chapelets dans la sacristie. Des murmures de prières... »

Les deux hommes en robes noires revinrent dans la salle commune. Ils respectaient le silence de l'hôte étranger, mais il les examinait en secret et il se méfiait de leur subtilité. Ils dialoguaient entre eux, tout d'abord sur les peuplades qui campaient à leurs portes. Des survivants de la grande confédération des Narragansett. Les Anglais sanguinaires dans le Sud avaient brisé leur révolte à jamais. Puis ils s'entretinrent des événements de Nouvelle-France. Le nouveau gouverneur semblait décidé à réduire les Iroquois qui œuvraient pour les Anglais. Il avait commencé une campagne militaire que l'hiver avait arrêtée. Ils parlèrent aussi de Wapassou et il fut tout ouïe. La coalition que Frontenac avait imprudemment formée avec le gentilhomme-français, allié des hérétiques de la Nouvelle-Angleterre s'était dissoute. À l'automne, la campagne de M. de Loménie avait mis fin à ce dangereux voisinage. Le nid de pirates impies avait brûlé. Wapassou n'était plus et ne renaîtrait pas de ses cendres.

Son cœur battait. Il pensait à elle, si loin, là-bas.

Il se taisait. Il se demandait s'ils ne parlaient pas pour lui, l'ayant, reconnu... ou s'ils ne devinaient pas d'où il venait... Puis il se rassura, comprenant qu'il ne s'agissait que d'un dialogue banal, comme en échangent au soir d'une journée de labeur ceux qui se retrouvent et commentent la situation afin de décider de la prochaine journée. Des nouvelles parvenues récemment avaient renseigné les deux solitaires sur des changements de politique dont ils n'avaient pu suivre les étapes. Il les entendit se féliciter du départ – on disait déjà du rappel – du gouverneur Frontenac, si hostile à la Compagnie de Jésus.