Le jésuite essayait de suivre ses paroles volubiles en l'épiant d'un regard anxieux.
– Et... A-t-il parlé ?
– Il n'a pas eu le temps. Le père de Marville a surgi devant nous. Il a intimé au jeune homme de se taire et de le suivre. Je ne l'ai plus revu. Le lendemain, on repêchait dans les eaux du port le corps d'Emmanuel Labour. Dira-t-on qu'il s'est suicidé ? Je crains qu'une volonté étrangère ne l'y ait poussé.
Et parce qu'Angélique crut surprendre dans le regard fixe, posé sur elle, une lueur de soulagement, elle se sentit devenir folle d'indignation.
– Vous aussi, vous trouvez que tout est bien ainsi, n'est-ce pas ? Vous l'auriez fait ? Vous auriez joué de vos « pouvoirs », comme vous dites, pour entraîner ce pauvre enfant, désorienté, affaibli par la faim, la fatigue et les tortures à aller se détruire lui-même, à se noyer volontairement, emportant son secret dans la tombe. Lui si chrétien, si courageux, comment pourrait-on expliquer un tel geste, si l'on ne savait quelles influences vous n'hésitez pas à déclencher lorsque vous le jugez nécessaire, mes Pères... comme vous l'avez fait si souvent...
« Vous l'auriez fait, vous auriez sacrifié l'enfant vous aussi, comme le père de Marville l'a fait. Il fallait sauver l'honneur de l'ordre. Eh bien ! Voici. Regardez autour de vous. L'honneur de l'ordre est sauvé. Et notre œuvre à nous est anéantie.
Elle haletait. Des petits nuages de buée, s'échappant de sa bouche, soulignaient les mots dérisoires qu'elle s'entendait prononcer et jeter aux quatre vents de l'univers glacé.
– Les dernières paroles d'un martyr ont le poids des ordonnances ! L'impératif d'un testament !... Marville a su ce qu'il réussirait en vous mettant sur les autels. Sachant qu'il ne pourrait jamais effacer la réalité de votre acte, il a transmuté ce plomb en or pur et, le dissimulant, l'a fait servir à la plus grande gloire de Dieu et du Royaume. Vous êtes le plus grand. Vous les symbolisez tous. Gloire vous soit rendue, père d'Orgeval. On vous édifie des chapelles et les foules vous adressent prières et suppliques. Votre frère en religion a fait plus que de vous venger. Il vous a canonisé. Et qui se repentirait du résultat d'une si brillante imposture !...
Le froid lui arrachait la gorge. Elle avait tort de parler ainsi, de crier ainsi, cela ne servait plus à rien et ne vengeait personne.
Angélique toussa. Ses lèvres étaient sèches.
« À quoi bon la colère », se dit-elle, regrettant son éclat, et l'état dans lequel elle s'était mise, car elle sentait la sueur qui lui coulait sur l'échine se figer en glaçons.
À quoi bon cette diatribe adressée à un revenant qui ne tient pas debout et qui ne peut mettre un pied devant l'autre !
Elle reprit souffle, les yeux clos, puis leva les yeux sur lui.
Elle le vit la bouche ouverte, la mâchoire tombée, en une expression de stupeur, mais aussi d'incrédulité. Il venait seulement de réaliser le complot que le père de Marville avait tissé autour de son nom. Il se prit à secouer la tête et répéta plusieurs fois :
– Qu'est-ce que j'ai fait ?... qu'est-ce que j'ai fait ?...
Très lentement, il plia des genoux. Elle tendit le bras pour le retenir.
Mais il s'était seulement agenouillé. Et elle le vit lever les yeux, puis les mains vers le ciel.
– Pardonne-moi, Emmanuel. Et vous, très chers et saints et modestes martyrs, mes frères jésuites du pays de Canada, vous que le monde oubliera, pardonnez-moi ! Pardonnez-moi d'avoir usurpé, malgré moi, la gloire et la révérence qui vous sont dues, à vous seuls, vrais sacrifiés de Dieu, vous qui êtes morts pour Son seul amour, et non pour l'adulation des humains, pour leur servir d'exemple et non pour susciter leur vénération idolâtre, pardonnez-moi !
« Pardonnez-moi les fautes commises par ma faute, les félonies auxquelles j'ai entraîné les miens. Pardonnez-moi ! À moi, indigne, moi, la honte de notre Saint ordre, moi le plus vil, moi le plus lâche. Par la fraternité de nos engagements, conservez-moi votre pitié, priez pour mon rachat, et par la vertu de vos saintes plaies, ô, je vous en supplie, veuillez m'assister à l'heure de ma mort !...
La lumière qui rendait sa face translucide venait-elle du soleil ou de la transfiguration intérieure de son être ?...
Là encore, Angélique se trouvait devant un inconnu, et se demandait où était passé l'individu auquel elle venait tout à l'heure d'adresser son violent réquisitoire.
Puis, soudain, elle se retrouva dans le grand silence blanc et le froid cruel.
– Où sont les enfants, s'écria-t-elle revenant à la réalité. Où sont-ils passés ?
Elle regardait autour d'elle. Les enfants avaient disparu. Elle se remit à claquer des dents de froid et de panique. Elle avait perdu la tête à se disputer avec cet homme et, pendant ce temps, elle avait perdu de vue les enfants.
– Où sont-ils ?... Où sont-ils ! Où sont les petits innocents ?...
– Ils sont là-bas, au bord du lac et ils font des glissades, dit le père d'Orgeval dont la vue était perçante.
Il s'était relevé et il posa une main sur son épaule.
– Apaisez-vous !
– Je ne pourrai jamais aller si loin les chercher. Mais comment font-ils donc ? J'ai à peine assez de force pour effectuer quelques pas et eux s'envolent comme des oiseaux. Comment les atteindre ?... Ils s'éloignent. Ô mon Dieu !
– Ne bougez pas, dit-il. Ils vont revenir. Ils vont revenir d'eux-mêmes.
Une brume sournoise de fin du jour commençait de poudrer les lointains, de pastelliser le bleu des forêts, de fondre tout le paysage derrière un voile d'irréalité.
Angélique ne voyait plus les enfants et s'affolait.
– Est-ce qu'ils reviennent ?
– Ils reviennent.
– Je ne les vois plus. Où sont-ils ? Ils vont disparaître. Disparaître !...
– Non ! Ils reviennent ! Calmez-vous.
Elle sentît ce bras nerveux autour d'elle qui la soutenait, et la retenait de s'élancer, car elle serait tombée et n'aurait pu se relever.
Puis les enfants réapparurent à sa vue, trois points ronds, même pas des silhouettes tant ils étaient petits et engoncés dans leurs vêtements, mais trois points qui, de façon insensible, grossissaient de seconde en seconde.
– Ils avancent ?
– Ils avancent.
Ils s'avançaient, comme naissant de l'or vermeil de l'hiver, Charles-Henri au milieu, donnant la main aux jumeaux, ceux-ci se dandinant sans hâte à ses côtés, et tous trois très satisfaits de leur expédition.
– Ne leur dites rien. Ne les grondez pas... Ils sont notre pardon ! Ils sont notre salut !
Douzième partie
Le souffle de l'Oranda
Chapitre 62
Elle avait cru que l'orignal leur fournissant des réserves de viande jusqu'au printemps, garantirait leur survie jusque-là. Mais voici que pointait la face insidieuse du deuxième ennemi le plus cruel des hivernages, après la faim : le scorbut. Face hideuse, face pourrie, aux chairs gonflées, aux gencives sanguinolentes...
Elle commença d'en soupçonner l'approche en remarquant la pâleur et la fatigue de la petite Gloriandre. Cette charmante poupée, toujours gaie et qui suivait, avec un entrain aussi dévotieux qu'admiratif, les initiatives de ses frères, ne l'avait pas accoutumée à l'inquiétude. Depuis les premières heures de sa naissance, elle surnageait, faisant preuve d'une vigoureuse santé, petit poisson vaillant dans le courant des maladies et épreuves physiques qui s'abattaient sur son frère, et qu'on s'était habitué à lui voir franchir, elle, par ses seules forces et sans grand dommage.
À cause de cela peut-être, Angélique fut plus longue à s'alerter. Et quand elle s'en avisa, le mal lui parut déjà fort avancé. De toute façon, elle était impuissante à l'enrayer. Des éléments essentiels manquaient à leur nourriture.
L'enfant sur ses genoux, elle caressait le rond visage, où les prunelles d'un bleu changeant s'étaient ternies, elle caressait les longs cheveux noirs, si beaux et invraisemblablement longs chez une si petite fille, qu'ils semblaient la vêtir, la cacher dans son abandon contre l'épaule de sa mère, tandis que ses petites lèvres gonflées s'efforçaient en vain d'ébaucher un sourire.
– Ô, ma petite princesse ! Ô, mon trésor ! Ce n'est pas possible. Je sais encore si peu de choses de toi. Je n'ai pas encore eu le temps de te connaître. Et tu t'en vas !... Je t'en prie ! Je t'en supplie... Ne pars pas !
Cet atterrement, cet affolement, c'était son premier réflexe sous le choc de la découverte. Elle avait tellement cru qu'ils étaient sauvés de tout, et que tous en vie reverraient le printemps.
Comment se défendre de l'horrible maladie ?... Elle allait trouver un moyen. Mais dans les premiers instants, elle ne pouvait que serrer l'enfant contre elle, avec passion.
Gloriandre de Peyrac ! La petite princesse ! La petite merveille ! Parée de toutes les grâces. La fille du comte de Toulouse. Elle pensa à Joffrey. Elle pensa aux femmes de sa lignée. Et à la régente d'Aquitaine, sa mère, superbe et ardente, dont il disait, en évoquant les vagabondages de sa jeunesse étourdie, « que même au bout du monde, et sans lui vouer un quotidien souvenir, il avait gardé la sensation de ne l'avoir jamais quittée ». À cet esprit tutélaire, elle confia l'enfant condamnée.
Cette femme avait adoré son fils, et combien Angélique comprenait et partageait ce sentiment ! Sa vaillance avait dû donner à la mère de Joffrey le pouvoir de continuer à veiller sur lui dans l'au-delà.
« Vous n'avez pas le droit de lui laisser reprendre sa petite-fille. »
Le marché posé, elle se sentit mieux.
Du lit, la voix du Jésuite lui parvint. Il s'informait de son souci, dont il avait perçu l'expression sur sa physionomie.
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