« Il est facile d'abuser de la bonté et de l'élan des cœurs généreux pour causer leur perte. Je suis un Sagittaire. Il m'a toujours été insupportable de donner à mes ennemis la satisfaction de ma défaite, sans qu'il leur en cuise, d'une façon ou d'une autre, si peu que ce soit. Une question de justice. Rétablir l'équilibre entre le Bien et le Mal. Entre les lois du Ciel et celles de la Terre. Mais il y a plus encore. L'être humain est au milieu. Il n'a pas le choix.

« Ce n'est pas nous, les « tendres », qui nous montrons durs et intraitables, sans rime ni raison. C'est la vie, ce sont les autres, les égarés ou les sans scrupules. C'est la médiocrité, c'est la félonie des autres qui nous contraignent au choix.

« Qu'on le veuille ou non, qu'on rêve d'harmonie, de paix, de bonheur quotidien, d'enfants heureux parmi nos œuvres fécondes, vient un jour où l'on est contraint au choix, un jour où il faut prendre les armes. Pour survivre ou pour défendre l'innocence. Et c'est cette contrainte que je hais le plus, mais j'ai appris combien elle était inéluctable. Bien peu peuvent éviter de l'affronter au moins une fois dans leur vie.

« Claude de Loménie est mort parce qu'il avait fait son choix de vous servir. Sachez, M. d'Orgeval, que vous m'avez imposé un acte dont je ne me consolerai jamais. Car moi aussi, je l'aimais.

Ces deux scènes convulsives les laissèrent ébranlés, épuisés.

Tandis qu'ils reprenaient force, étendus côte à côte, ils flottèrent sur des eaux paisibles et réalisèrent l'inanité de leurs débats et la profondeur d'un sentiment qui venait de loin et qui ressemblait à de l'amitié.

Au-dessus d'eux passaient les orgues du vent, et aussi les chœurs des anges en chevauchées fantastiques.

Chapitre 61

Ils s'imaginaient toujours que tout avait été dit, que la paix entre eux s'était faite, et puis, sur un mot, une allusion, se réveillaient la rancœur, le désespoir, les regrets.

Rancœur d'avoir payé un si lourd tribut, désespoir devant l'irréparable, regrets de s'être montrés craintifs, imparfaits, d'avoir, par bonne volonté, fait le jeu de piètres passions qui, une fois assouvies, semblent futiles, sans proportions avec les désastres qui s'ensuivent, les deuils qu'elles ont engendrés, les larmes qu'elles ont fait couler.

Leur antagonisme éclata une fois de plus, et c'était pourtant à l'occasion d'un événement qui aurait dû être marqué du signe de la joie : leur première sortie hors du fortin, après une longue période inclémente de nuit et de tempêtes, où ils n'avaient pu faire autrement que de rester terrés dans leur trou, sortie qui verrait les premiers pas du « ressuscité » à la lumière.

Depuis le début, elle avait pris soin de lui faire plier et déplier les jambes malgré les douleurs que cela entraînait et qui lui faisaient pousser des cris. Car elle avait remarqué qu'il pouvait exécuter des mouvements témoignant de souplesse et de vigueur, comme cette fois où il s'était redressé pour atteindre sa main et la baiser. Et cela évitait la raideur des membres qui risquaient d'être gauchis par les cicatrices, toujours imparfaites, que forment les chairs brûlées.

– Aujourd'hui, vous devez essayer de vous asseoir, lui disait-elle en lui tendant les deux mains, pour qu'il puisse s'y agripper.

Le moment vint de l'encourager à se bouger plus encore.

Les progrès furent lents, pourtant avec des étapes décisives, franchies d'une heure à l'autre, comme par miracle.

Un jour il fut debout, squelettique, désarticulé, comme un polichinelle cassé, mais réussissant à déplacer ses pieds de quelques pouces tandis qu'elle le soutenait, le portait plutôt, le retenant à la taille, l'un de ses bras autour de ses épaules, et qu'il s'appuyait de l'autre main au petit Charles-Henri.

Le temps s'étant amélioré, elle décida d'effectuer une sortie avec lui et les enfants. La saison traversait une période de beau fixe. Le froid restait intense, mais le soleil brillait sur la neige fraîche et poudreuse.

Angélique avait dégagé la porte. Avec les enfants, ils avaient pointé le nez dehors et perçu la caresse du soleil au-delà de l'étreinte du gel. C'est le temps au cœur de l'hivernage où quelques ours risquent une vague sortie titubante pour replonger ensuite dans un meilleur sommeil.

À Wapassou, les autres hivers, tout le monde sortait, et l'on passait les brèves heures ensoleillées du jour à baguenauder. On allait se visiter, visiter les Indiens, on se promenait en raquettes, on poussait des traînes et les enfants faisaient des glissades au bord du lac, où, pour imiter la société québécoise lorsqu'elle organisait ses parties de patinage et de pique-nique au Pain de sucre, près des Chutes Montmorency, l'on dressait des auvents avec brasero, distribuant des saucisses et des tartines de mélasse. C'était toujours pour les enfants des jours de liesse. Par ce temps-là, Angélique et Joffrey montaient au sommet de leur donjon et regardaient l'animation tout autour de la belle forteresse de bois de Wapassou, la fumée s'élevant des toits enfouis des autres habitations ayant essaimé sous leur sauvegarde. Les cris des enfants sonnaient loin, les rires des femmes, les interpellations des hommes, se hélant ou s'encourageant dans leurs travaux.

On sortait afin de boire l'air et le soleil comme une panacée dont il fallait faire provision avant que la tempête ne les emprisonnât pour de longues semaines encore, entre leurs murs, sous le poids des neiges.

À l'arrivée du père d'Orgeval mourant, après l'avoir débarrassé de ses haillons, elle avait puisé parmi les chemises et les gilets de Lymon White pour le vêtir. Pour la circonstance, elle lui apporta les hauts-de-chausses, bas, souliers du gardien de la maison – qu'était-il devenu, le pauvre muet ? – plus sa casaque et son bonnet de peau fourrés. Lorsqu'elle vit le jésuite équipé de pied en cap, elle ne résista pas à la malice de lui demander si, de se sentir revêtu des hardes d'un Anglais puritain congrégationaliste du Massachusetts, et qui avait eu la langue coupée pour blasphème, ne l'impressionnait pas. Il répliqua, frémissant :

– Comment osez-vous plaisanter sur vos trahisons ? La racaille pernicieuse dont vous vous êtes entourés, votre époux et vous, a causé votre perte.

Comme il était debout et fort vacillant, et qu'elle-même et Charles-Henri avaient de la peine à le soutenir, elle s'exerça à la patience et garda le silence.

Elle commit une imprudence. Celle de ne pas prendre en compte l'émotion que de telles paroles, injustes et révoltantes, éveillaient en elle.

L'aventure commençait mal. Ce fut son erreur de ne pas y renoncer, et de poursuivre son dessein qui était de traîner tout son monde dehors. Affaiblie par la contrariété et la rancune que ces réflexions mal intentionnées de son patient avaient provoqué en elle, elle se sentit presque mal. Elle lui en voulut à mort.

– Avec vous, je vais prendre dix ans de plus, lui dit-elle.

Mais il ne comprit pas. Il était préoccupé d'avancer le long du couloir, chaque pas lui coûtant un effort, et, sans doute, une souffrance.

Lorsqu'ils se furent extirpés de la tranchée glacée et se trouvèrent debout sur la neige en proie au froid et à la lumière, le regard qu'Angélique jeta sur la plaine blanche et étincelante, au lieu d'être heureux, fut amer.

Ce qu'elle voyait se détacher sur le ciel bleu, c'étaient les ruines de Wapassou dont le chaos recouvert de neige dressait une barbare cathédrale au revers de la colline.

Dans ses précédentes sorties, elle avait toujours évité de se tourner de ce côté-là, mais aujourd'hui, par la faute des paroles qu'elle venait d'entendre, elle éprouvait un dangereux vertige en mesurant toute l'ampleur du désastre. Cela lui creva le cœur parce qu'elle avait fini par oublier, dans l'urgence des menaces de famine. Mais le spectacle lui était d'autant plus pénible qu'elle se trouvait devant l'homme qui avait voulu cette défaite et qui pouvait s'en réjouir.

– Regardez ! s'écria-t-elle s'adressant à la forme masculine qui se tenait près d'elle. Voilà votre œuvre ! Réjouissez-vous ! Vous vous plaignez de vos amis, de vos fidèles qui vous ont trahi. N'empêche qu'ils vous ont bien vengé... Ne vous lamentez plus là-dessus. Vous avez gagné... Car les dernières adjurations d'un saint martyr sont des ordres sacrés. Voici le résultat !

Les mots violents lui sortaient de la bouche. Elle les avait longuement ressassés, et même répétés à voix haute lorsqu'elle était seule dans le silence du désert blanc. Mais elle était incapable de les ranger, de donner une cohésion à ce qu'elle voulait lui expliquer.

– Il s'en aurait fallu de si peu pour que tout soit sauvé !... que le pauvre Emmanuel ait eu le temps de me parler avant de mourir.

– Mourir ? Emmanuel ? Ne m'avez-vous pas dit qu'il avait été épargné ?

– Par les Iroquois, oui ! Mais pas par les vôtres ! Il est mort !... Il est mort pour que nul ne connaisse la vérité sur votre déchéance... Il était venu dans le jardin, à Salem, pour me faire des révélations. Il allait parler. Il allait me confier sans doute ce qu'il avait vu dans la vallée des Cinq-Nations, il allait me crier : « Ce n'est pas vrai ! Le Père d'Orgeval n'est pas mort martyr aux Iroquois. Il ne vous a accusée, vous, Mme de Peyrac, vous la Dame du Lac d'Argent, innocentée par les plus hautes instances de l'Église, que pour dissimuler sa faiblesse devant les tortures, trouver à son effondrement un prétexte, mais qui ne tromperait personne. Tout n'est que mensonges, m'aurait-il dit en pleurant, mais je vois mes maîtres les plus vénérés bâtir une légende destinée à abuser les âmes pieuses.

« Voilà ce qu'il était sur le point de me dire. Voilà ce qui expliquait sa pâleur et son désarroi. Il n'en pouvait plus de se sentir engagé dans cette félonie.