« Privées de leur chef, ses troupes se sont retirées, mais non sans avoir pillé puis incendié Wapassou.
Il baissait les paupières, pâle et sans souffle. La douleur le consumait.
– Oh ! Claude ! Claude ! s'écria-t-il. Mon frère, mon ami. Au moins l'avez-vous tué sur le coup, je l'espère ?... Au moins votre habileté légendaire lui aura-t-elle épargné une longue agonie ? Car, blessé, loin de tout secours, mieux vaut achever un blessé que de le traîner sur les interminables pistes du retour !... Dites-moi.
Il lui saisit le poignet.
– Il est mort sur le coup, n'est-ce pas ?
– Je n'en sais rien ! cria-t-elle en se dégageant avec d'autant plus de colère qu'elle n'avait cessé de craindre d'avoir trop tremblé en appuyant sur la détente. Ils ont enlevé le corps et se sont retirés.
– Si je devais envisager ses longues souffrances et son agonie, je ne vous pardonnerais jamais.
– Et à vous, dois-je pardonner ? Vous préoccupez-vous de nos blessés, de ceux que vos « vengeurs » ont laissé agonir sur la prairie, ou qui sait, périr dans l'incendie ? J'ignore tout de ce qui est arrivé à mes amis. C'est mieux ainsi. Sinon, pourrais-je vous pardonner le sort de ces femmes et de ces enfants, mes compagnes, mes amies, des enfants que j'avais vus naître ici à Wapassou, et qui ont été entraînés sur « les pistes interminables du retour » mourant peut-être de froid et d'épuisement, ou livrés captifs, en butin, à des Sauvages puants ?... Par votre faute ! Par votre faute !
Ils se guettèrent, hérissés, haletants, comme deux lutteurs épuisés de leur combat et qui regardent, hébétés, couler leur sang.
– Des Sauvages puants ? Pourquoi parlez-vous ainsi des Sauvages ? Je vous ai entendu vous féliciter de savoir votre fille Honorine réfugiée chez les Iroquois et en sûreté.
– En effet ! Mieux vaut la vermine et la crasse des longues maisons iroquoises, que de tomber entre les mains d'une Ambroisine, suppôt de Satan, de Lucifer, de Bélial et des quatre-vingts légions de l'Enfer !... Mais il n'empêche que c'est un sort terrible que d'être prisonnier des Indiens.
Puis, ils cessèrent leur débat, non par faute d'accusations à se lancer à la tête mutuellement, mais faute d'énergie à le poursuivre.
*****
À plusieurs reprises, il se défendait d'avoir fait venir Mme de Maudribourg en Amérique...
– Si je l'ai encouragée à œuvrer pour mes projets, je ne pensais pas qu'elle viendrait elle-même. Ambroisine m'avait rejoint à Paris lorsque j'y prêchais à l'un de mes retours. Elle ne m'avait jamais pardonné de l'avoir fuie. Elle savait que sa passion me révulsait. Cela avait des racines si profondes. Elle ne m'a jamais tenté. Elle était ma peur. Ma peur des femmes qui avait dressé une barrière entre elle et mon désir.
« La découvrant riche, influente, j'eus l'idée de la faire servir à mes desseins, l'encourageant à fréter une expédition qui aurait pour but d'envoyer des colons choisis parmi des corsaires ou flibustiers, reconquérir un territoire que j'estimais français, Gouldsboro, tombé entre les mains des hérétiques.
« À Paris, elle fit merveille, allant d'un ministère à l'autre. Les robins tombaient comme cailles dans ses filets. Les armateurs les plus coriaces lui mangeaient dans la main. Elle recruta Colin Paturel, son navire et son équipage.
« Lui ayant donné l'occasion de déployer ruses et tromperies, et de jouer le grand jeu de la séduction auprès d'un nombre imposant de mâles, nous avons pu, elle et moi, nous mettre d'accord. J'étais son confesseur, elle, ma pénitente. Je l'encourageai à se poser comme Bienfaitrice pour le salut de la Nouvelle-France, et elle, elle jubilait de jouer un rôle dans une œuvre qui apporterait drames et défaites. J'ai vu briller ses yeux lorsque je lui parlai de votre époux. À ce moment, il ne vous avait pas encore amenée avec lui. Lorsque je signalai votre présence, elle dut prendre sa décision de faire partie de l'expédition. Elle eut le temps de rassembler tous renseignements à votre sujet. Elle était très habile et allait au-delà des recommandations que j'aurais pu lui faire.
– J'ai cru comprendre qu'au moment du départ de « La Licorne », elle avait la police à ses trousses. Sa meilleure amie, Mme de Brinvilliers, venait de se faire arrêter par le policier Desgrez. Et l'on découvrait une des plus grandes empoisonneuses de l'Histoire, un monstre de perversion, dépravée depuis son plus jeune âge.
– Ambroisine aussi n'a jamais été une enfant. Elle était un produit des ténèbres.
– Elle ne devrait pas avoir de nom. Chaque fois que je la nomme, un frisson me parcourt.
– Elle se nomme « Légions »...
– Le père de Vernon l'a deviné aussitôt. Il l'a dénoncée dans une lettre qui vous était destinée , mais qu'elle a dérobée par la suite, après avoir tramé sa mort. J'ai eu cette lettre sous les yeux et je me souviens qu'elle disait en substance ceci : « Oui, mon père, la Démone est à Gouldsboro, mais ce n'est pas la femme que vous m'avez désignée expressément comme telle, la comtesse de Peyrac ! !... » Que le père de Vernon l'ait démasquée, est-ce une raison suffisante pour vous plaindre de l'avoir perdu, en tant qu'ami, par ma faute ? Il vous restait tout dévoué. Vous ne pouviez lui reprocher de ne pas se montrer un exécutant habile et efficace dans les missions que vous lui confiiez. Que ce fût d'espionner les Nouveaux-Anglais, ou de s'assurer de ma personne sur le navire de Colin Paturel.
– Lui aussi a succombé à votre séduction ?
– Vous êtes obsédé, ma parole ! Lui, le père de Vernon ! Un vrai jésuite, Seigneur ! Quel jésuite ! Il me faisait penser à mon frère Raymond. Froid comme un glaçon. Je n'ai pas eu de peine à le prendre pour un Anglais.
– Il était amoureux de vous... Il vous a tenue dans ses bras.
– ... Pour me sortir de l'eau !... Mais, comment savez-vous tout cela ?
– J'ai reçu de lui un premier courrier qu'il m'envoya de la forteresse de Pentagoët. Il était encore chez le baron de Saint-Castine, après vous avoir laissé regagner Gouldsboro. Prenant, lui aussi, comme le colonel de Loménie-Chambord, l'initiative de contrevenir à mes ordres et de juger mes intentions. Ce courrier contenait un pli scellé de ses armes, et quelques courtes lignes dans lesquelles il me demandait de bien vouloir me charger de faire parvenir la missive ci-jointe à Mme de Peyrac, au cas où il lui arriverait malheur.
– Cette lettre ? Vous l'avez lue ?
– Oui ! J'étais son confesseur.
– Beau confesseur !
– Ces licences sont autorisées aux directeurs de conscience.
– Belle conscience !
– C'était une lettre d'amour, elle commençait ainsi :« Ma chère enfant, ma petite compagne de L'oiseau blanc... ».
Soudain, l'humeur d'Angélique changea et elle se mit à rire, à rire au point que les enfants, éveillés, l'imitèrent.
– Pardonnez-moi ! se reprit-elle, mais la vie est si merveilleuse ! Une voyante m'a dit un jour : « L'Amour te protège !... » L'amour m'a protégée. Le père de Vernon n'a pu laisser exécuter la sentence. Il n'a pu me laisser me noyer. Il a plongé !... Oh ! Mon cher Merwin ! Comme je suis heureuse !...
Plus tard, il revint sur le sujet de Loménie-Chambord. Cela ne passait pas. Plus que tout il ne supportait pas son insensibilité à elle. Il avait été hérissé, scandalisé de la brutalité avec laquelle elle lui avait résumé la scène fatale : « Il venait les mains nues, parlant de paix. Je l'ai abattu. » C'était choquant !
– Plus choquant pour moi, désastreux, riposta-t-elle, aurait été de me laisser attendrir, de me laisser fléchir, de le suivre, lui livrant Wapassou, mes partisans, mes enfants, de le laisser poursuivre, comme il en avait l'intention, sa campagne jusqu'à Gouldsboro, où, avec l'aide de Saint-Castine, ou contre lui, qui sait ? L'établissement lui aurait été remis. Sans coup férir ?... ce n'est pas certain. Il y aurait eu des morts. La faiblesse souvent ne fait que reculer le massacre et en multiplier l'ampleur.
« Vous m'avez trouvée brutale, mon père, dans mes paroles. Parce que je vous ai fait grâce de tous les conflits et tourments qui ont agité mon âme et brisé le cœur, en ces quelques secondes d'hésitation avant de tirer. Il m'aurait fallu des heures pour vous les décrire. Je lui criais : « N'approchez pas ! N'approchez pas !... »
« Mais il continuait d'avancer. Lui aussi avait fait son choix. Reniant l'alliance qu'il avait passée avec nous. Comptant sur l'affection que je lui portais pour que je me rende docilement... Que se passait-il en lui ? Il était retombé sous votre égide au point de faire fi de son honneur, au point de vous complaire, de complaire à votre mémoire ? Ou bien essayait-il d'échapper ? D'échapper à ce choix, d'échapper à nous tous qui ne le comprenions plus ?... Je l'ai abattu, répéta-t-elle.
Ce fut Sébastien d'Orgeval qui, cette fois, tourna lentement les yeux afin d'observer ce profil de femme, à ses côtés, ourlé d'un liséré de lumière venu de l'âtre, cette bouche fine et parfaite qui prononçait de tels mots.
– Je comprends, maintenant, comment vous avez pu vaincre Ambroisine. C'est cela qu'elle ne peut vous pardonner. On vous croit une femme sensible, vulnérable. Et soudain, vous vous révélez rusée, implacable.
– Si j'entends bien, vous voulez dire que je ne joue pas le jeu ?... Ce n'est pas la première fois qu'on m'en fait le reproche, et surtout qu'on s'en désole... Ce serait si facile, sans cela !... n'est-ce pas ? « Jouer le jeu ? » Quel jeu ?... Celui de la faiblesse, se couchant, vaincue, aux pieds de la force ?... Celui de la femme héréditairement soumise, s'inclinant d'elle-même devant l'homme, le guerrier... Celui de la sensibilité et de la générosité fatalement piétinées et brisées par la cruauté et la traîtrise de ses adversaires, eux sans scrupules.
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