Ne parlons que du pouvoir politique qui se cache sous des apparences gracieuses et comme ignorantes des difficiles arcanes dans lesquels se trouvent engagés les hommes chargés de diriger les peuples. Responsabilités qui n'ont jamais gagné à reposer entre les mains des femmes.

– C'est à examiner... L'Angleterre n'a pas eu à se plaindre de sa grande reine Élizabeth Ire.

... Mais dont certaines s'emparent de façon souterraine, continuait le chevalier. J'ai ouï-dire que notre roi, détourné de se confier aux femmes dans ce domaine par détestation de ces « frondeuses » enragées qui avaient entraîné les Grands du Royaume contre lui pendant sa minorité, ne pouvait souffrir qu'aucune femme, même la reine, et à plus forte raison, la plus influente de ses maîtresses, ne lui touchât le moindre mot des affaires du Royaume. Or, il m'est revenu avec certitude que pour cette seule femme, Mme de Peyrac, du temps où elle se trouvait à Versailles, épouse d'un autre gentilhomme, le roi se départissant de son mutisme, lui a plusieurs fois demandé avis pour des questions de diplomatie, est allé jusqu'à lui confier des ambassades près de souverains étrangers...

Le comte de Loménie releva la tête et considéra Angélique avec une mimique où il y avait à la fois de l'étonnement et une attente de désaveu.

Mais elle se contenta de soupirer.

– Il savait tout, votre jésuite, fit-elle, après avoir laissé passer un moment de silence. Tout... même cela.

– Oui, il savait tout, répéta Loménie en repliant les feuillets avec une lenteur rêveuse. Ce don de divination, de voyance, ne nous indique-t-il pas que nous avons à faire à un saint, dont nous serions coupables de dédaigner les adjurations ?

– Qui vous parle de voyance ? fit-elle en haussant les épaules. Il avait des espions partout...

Ils auraient pu discuter deux jours et deux nuits sans aboutir à un résultat satisfaisant, celui qu'Angélique souhaitait atteindre : rendre au chevalier de Loménie-Chambord la paix du cœur.

Ils tournaient en rond. Elle espéra cependant que ces dialogues n'eussent pas été vains. En ce qui la concernait, ces discussions avec Loménie lui avaient permis de mieux cerner, approcher, ce personnage occulte qui, même mort, continuait à présider à leur destin, et elle s'en était fait une opinion qui l'aidait à garder la tête froide, car, même dans ce nouveau mythe créé autour de lui, elle discernait moins de forces et plus de faiblesses. Ce personnage, avec ce qu'elle savait de lui maintenant, elle le voyait comme prisonnier de sinistres servitudes, comme le bélier dont la beauté des cornes enroulées, sa gloire, est le piège qui cause sa perte lorsqu'elles se prennent à l'entrelacs des buissons et qu'il ne peut s'en dégager.

Ce qui compliquait tout, c'est qu'il avait appartenu à l'ordre des Jésuites, un ordre dont la puissance ne faisait que croître. Formé de l'élite de toutes les nations, c'était un parti à la pointe des idées, des changements philosophiques. Mais aussi, par sa défense des lois établies, des interdictions divines, l'armée de Dieu, l'armée de Rome, c'est-à-dire du pape. Chaque ordre religieux suscité à chaque siècle n'a-t-il pas représenté ce « parti » qui traduisait la pensée de son temps et, pourrait-on dire, sa couleur idéologique ? Pour le siècle dans lequel Angélique était née, l'ordre maître, c'était celui des Jésuites.

En eux se rejoignaient les évolutions modernes et les refus essentiels.

Mais à tout prendre, en y réfléchissant, ce Sébastien d'Orgeval, elle n'était pas certaine que ce fût un « vrai » jésuite, comme son frère Raymond par exemple. Ils étaient très forts et retors, mais pas si totalement hypocrites et intolérants.

Elle l'aurait plutôt accusé d'avoir usé de son état de jésuite comme d'un camouflage.

Elle le voyait, comme tissé de vieilles racines. Étendant l'ombre d'antiques malédictions sur une terre vierge, refusant par ses attitudes, les courants du futur qui pouvaient naître de ce Nouveau Monde, et chacun qui se laissait absorber par cette ombre, qui se voulait à la fois insinuante et tutélaire, perdait sa chance de déboucher à la lumière nouvelle.

Ç'avait été une lutte entre ce qu'ils apportaient, eux, Joffrey et elle, et ce qu'il défendait, lui, dans un sursaut de farouche autorité personnelle.

De ces décisions, le reste du monde était exclu. Ce qu'il voulait, lui, avait seul droit d'être préservé, sa seule vindicte, d'être approuvée, sa seule vengeance d'être exécutée. Vengeance contre qui ?...

« Contre toi ?... contre toi ?... », lui cria une voix intérieure. « Mais pourquoi ? Qu'ai-je fait ?... »

Sous la défroque trompeuse de sainteté, Sébastien d'Orgeval menait un stérile combat qui ne concernait que lui et ses propres délires, derrière lequel combat elle était peut-être seule à deviner son orgueil incommensurable et la silhouette pernicieuse de la Démone.

« Il croit l'avoir envoyée vers nous pour son service... Mais c'est le contraire. C'est elle qui le dominait, qui l'a toujours dominé depuis la plus tendre enfance... »

Elle pensa à cette expression : tendre enfance.

Et elle imaginait, avec un frisson, les trois enfants maudits dans les vallons forestiers du sombre Dauphiné. Tout était sombre dans cette histoire.

Ceux que d'Orgeval et Ambroisine attiraient dans leurs sillages rétrogradaient, s'égaraient...

Loménie ne voyait donc pas cela ? Elle repensa à une phrase que le chevalier de Malte avait prononcée un jour à propos d'Honorine à laquelle il venait d'offrir un petit arc et des flèches.

« On aime à combler l'innocence. Elle seule le mérite... »

Tant de délicatesse, de finesse, chez un homme, l'avait attendrie. Aujourd'hui, cela était fané, évaporé. Le jésuite étendait son ombre comme celle d'un arbre vénéneux sur ceux qu'il voulait reconquérir et ramener à lui au-delà de la mort.

Le temps de l'hiver de Québec lui apparaissait comme une période bénie d'amitié et de riantes libertés. Malgré quelques épreuves, erreurs et folies de part et d'autre, beaucoup de bien était sorti de ce temps-là.

Elle n'était pas certaine d'agir sans maladresse. C'était un écorché vif.

Les moindres mot, allusion, non pesés avec le plus grand soin, risquaient de le faire basculer à l'inverse du but recherché.

Elle devinait que les mots Amour, ou plaisir, lui étaient insupportables, à lui, l'exclu de l'amour, lui qui pourtant s'en était exclu volontairement pour un amour plus haut, qui avait su la fuir et se séparer d'elle avec une si sereine et digne sagesse.

Par instants, c'était désolant, il ressemblait à Bardagne.

Elle ne se résignait pas à le voir descendre et perdre son aura.

Mais elle était bien obligée de constater qu'on ne pouvait plus discuter avec lui de toutes questions délicates ou délicieuses, comme ils l'avaient fait jadis, proches comme frère et sœur, comme amis amoureux, de façon libérale et charmante.

On aurait dit qu'il n'avait plus de volonté. Lui qu'elle avait connu si énergique, si lucide et si ferme devant la tentation de l'amour, si sûr de bien agir, lorsqu'à Katarunk il avait fait alliance avec eux, ou lorsque, plus tard, il était allé au-devant d'eux, à Québec, bravant les courants d'opinions contraires, afin de leur donner la caution de sa réputation en Nouvelle-France, il était aujourd'hui comme un navire démâté sans boussole.

*****

Quelques heures avant le départ, elle le regarda en face presque avec des larmes dans les yeux, et lui dit :

– Vous ai-je perdu ?

Une fois encore il changea de visage, et l'on eût dit qu'un coup de brise qui s'élevait entraînait du même coup les fumées délétères qui asphyxiaient son âme.

– Oh ! Mon amie, non ! Qu'allez-vous imaginer ? Comment vivre sans vous ? Au moins sans l'idée que, quelque part vous me gardez votre amitié, que vous existez et avez pour moi une pensée parfois, ô ma très chère et douce amie.

« Mais, comprenez que je souffre des coups injustes portés à un ami si cher !...

« Et ceux qu'il m'a portés, injustes et mortels, ils ne vous font pas souffrir ?... » fut-elle sur le point de lui rétorquer.

Mais elle se contint, persuadée de l'inanité de sa réflexion, pour le moment. De plus, il n'était guère dans la nature d'Angélique de faire état à tous vents des préjudices et torts qu'elle estimait avoir subis. Il y a une pudeur et une fierté d'une essence particulièrement féminine, dans le silence de certains êtres sur les blessures qu'ils ont reçues. Elle était comme les chevaliers des légendes qui portent compassion aux malheurs des autres, volent à leur secours, s'indignent des injustices qu'ils subissent, et nantis d'une si sainte et généreuse vocation de pourfendre les ennemis des autres, ne pensent pas à ceux qui les guettent et oublient leur propre sort.

« Hors des légendes, se dit-elle, il serait bon de s'apercevoir que notre armure est parfois fort cabossée et que notre sang coule. Je me laisse stupidement émouvoir par le sort de mes amis et ils en abusent, sans se soucier des coups qui nous sont portés, des chagrins qui nous désolent. Ils nous pensent assez forts et privilégiés pour nous en consoler et nous en défendre nous-mêmes. »

– Vous ne m'avez même pas demandé des nouvelles d'Honorine ? lui jeta-t-elle tout à trac, révoltée. M. le chevalier, vous me faites beaucoup de peine. Et votre changement d'attitude ne peut que nuire à la cause que vous défendez, car je ne pourrais manquer d'accuser une fois de plus votre jésuite d'en être la cause.

« Je viens de laisser Honorine, ma petite fille, aux soins de mère Bourgeoys, et ne la reverrai pas de toute une année et durant ce voyage, pour une raison que je n'ai pas encore parfaitement démêlée mais qui n'a rien d'imaginaire, la Nouvelle-France m'a fait grise mine. Je vous cherchais à Montréal afin de trouver réconfort et vous m'avez fuie. Attristée, je descends le fleuve et m'éloigne pour longtemps.