Angélique fut saisie d'angoisse. Non seulement à la pensée que ces deux merveilleuses créatures allaient disparaître de son horizon, mais à la pensée du sort qu'à plus ou moins brève échéance, elles subiraient.

Là-bas, à Salem, dans cette Nouvelle-Angleterre à l'âme aussi glacée que ses rivages, au cœur aussi aride que sa terre, paralysée par une peur de chaque instant de l'enfer et par la crainte d'un Dieu omnipotent et sans pardon, dirigée par ce rameau du christianisme, tourmenté, émondé et raclé jusqu'à la sensibilité du bois écorcé, le congrégationalisme, cette confession née du Christ dont elle oubliait un peu plus chaque jour le message d'amour de la doctrine première parmi ces hommes au cerveau hanté de visions de flammes et travaillant sans cesse sur les mystères de la parole, ces savants et pasteurs qui œuvraient à la purification de l’Église dont ils avaient été chargés par le ciel et le peuple, ces ministres investis de pouvoirs sans mesure et qui veillaient aux intérêts divins, avec encore plus de farouche et tatillonne conscience qu'à leurs intérêts d'argent, ce qui les rendait incorruptibles et en disait long sur leurs compétences et leur acharnement, parmi ces « terribles honnêtes gens », elles étaient perdues.

Si les manifestations de l'intolérance puritaine s'étaient un peu effacées dans sa mémoire, elles lui revenaient aujourd'hui, elle ne pouvait oublier qu'elle l'avait, par moments, fortement ressentie lorsqu'elle les écoutait parler de leurs vies.

Là-bas, elles ne pouvaient sortir de leur cabane du fond des bois, sans risquer chaque fois les pires avanies, les pires sévices dont les insultes, les crachats, les lapidations, l'arrestation, l'exposition au pilori étaient mesure commune. L'accumulation des accusations contre elles, un jour, les amènerait au pied du gibet, ou ligotées sur une chaise dans l'eau de l'étang, où elles seraient plongées et replongées jusqu'à ce que l'eau, par leur mort, décidât qu'elles n'étaient pas coupables, ni possédées.

Là-bas, on les accusait passant devant la barrière d'une maison, d'en faire tourner la viande au saloir, le fromage dans l'égouttoir, d'avoir fait sécher sur pied les courges dans le jardin, fait noircir le lin à bouillir dans la lessiveuse, ternir les miroirs...

Si on ne les avait pas vues sur le chemin le jour où ces calamités survenaient, c'est donc qu'elles étaient passées de nuit, sur un balai, se rendant au sabbat.

La réalité des menaces qui les guettaient ne faisait pas de doute. Ce n'était pas une plaisanterie. Là-bas, leur sécurité de chaque jour se maintenait par miracle.

Des fous, poussés « par le diable », pouvaient se jeter sur elles et les violenter, des femmes jalouses au nom de la morale pouvaient les assaillir en pleine place du marché et les défigurer à coups de griffes ou avec du vinaigre bouillant.

Il y avait des périodes de grâce comme celles qu'elles venaient de traverser, où d'autres événements avaient détourné les esprits inquiets de leur maniaque surveillance, mais l'hiver viendrait qui ralentit les travaux des champs et les trafics de la mer, entraînant l'homme à se pencher sur lui-même et ses livres saints, méditations entretenues par les quotidiens sermons et le hurlement des tempêtes de l'Atlantique, le sifflement des rafales de neige autour de sa maison ou de la meeting house, peuplée d'êtres transis de froid et de terreur sacrée.

– Ruth, dit-elle à voix haute. Je vous en supplie, ne retournez pas à Salem. Cette lettre est un piège. Au moment où vous montiez à bord de L'arc-en-ciel, j'ai surpris l'expression de bien des visages parmi la foule qui nous entourait et j'ai été effrayée. La mimique des hauts personnages qui étaient venus au port et qui donnaient des ordres aux miliciens de leur escorte pour vous arrêter, ne m'a pas échappé. Heureusement, les soldats n'ont pas osé intervenir, ce qu'ils n'auraient pu faire sans provoquer une bagarre avec les mercenaires de notre propre escorte. Notre qualité d'étrangers que l'on tenait pour diverses raisons à honorer et à ne pas insulter gravement, les a empêchés de vous retenir de force à terre, grâce surtout à la présence de nos hommes d'équipage en grand nombre et bien armés. Nos hallebardiers espagnols vous entouraient et sachez que ce n'était pas par hasard que mon époux les avait fait disposer ainsi.

« Si vous retournez là-bas, jamais plus vous ne pourrez vous échapper de ces lieux où la persécution ne cessera désormais jamais contre vous. Les guérisons que vous opérez ne seront pas suffisantes pour qu'un jour les consciences s'ouvrent et qu'on vous rende justice et qu'on vous laisse en paix. Vos pouvoirs bénéfiques vous préservent jusqu'ici, mais ils peuvent aussi bien se retourner contre vous si l'on s'avise encore de proclamer que vous les tenez de Lucifer. Et c'est moins le bien que vous faites qui les encourage à patienter envers vous que la certitude qu'étant à Salem, vous ne pourrez échapper au châtiment. Voilà pourquoi ils veulent que vous reveniez. Il leur est insupportable d'envisager que la main de leur justice ne peut plus s'abattre sur vous, que pèse sur leur conscience le reproche divin d'avoir laissé s'enfuir des « créatures du diable » comme ils vous désignent, sans leur avoir fait payer leurs forfaitures. Ce n'est pas une folie que l'on peut raisonner puisqu'elle se croit de droit et de raison et qu'elle est si profondément ancrée en eux.

« Le vieux Samuel Wexter, aujourd'hui, peut s'autoriser une sereine philosophie, mais, pendant les années où il était responsable du gouvernement de la ville, vous savez comme moi qu'il a fait pendre nombre de « pécheurs » pour des crimes qui n'avaient rien à voir avec des crimes de droit commun : vols, meurtres ou autre violence envers la société, mais pour des fautes comme l'inobservance aux offices, des attitudes, des réflexions mécréantes ou qui contraient son pouvoir, et qui suffisaient pour qu'une sentence de mort soit prononcée.

« Roger William, qui a fondé l'État du Rhode Island, pourquoi a-t-il été obligé de s'enfuir en plein hiver dans la forêt, si ce n'est parce que sa vie était menacée ? Lui qui était, de Salem, un des plus zélés pasteurs dont les sermons attiraient les foules. Mais réclamait plus de liberté pour les consciences, des lois religieuses moins sévères, plus de charité chrétienne en somme pour le pauvre peuple qui en perd la tête. Dites-moi si je me trompe ? Si j'ai mal jugé de l'esprit en Nouvelle-Angleterre, surtout de celui de Boston ou de Salem, John Wintrop n'ayant rompu avec Salem et fondé Boston que pour proclamer des lois encore plus intolérantes et rigides. Dites-le-moi : me trompé-je ?

Elles secouèrent la tête négativement.

– Croyez-moi, il y en aura toujours un dans votre gouvernement qui, dans sa crainte que les commandements ne soient pas respectés avec assez de rigueur, dans sa hantise qu'un relâchement ou une indulgence apparents entraînent au mal les âmes faibles, qui, s'avisant brusquement d'un moment de grâce comme celui que nous avons connu en ce séjour à Salem, s'affolera, rappellera que l'on doit toujours rester en éveil pour servir Dieu, que les malheurs qui accablent les justes, comme ces guerres indiennes et ces massacres d'innocents aux frontières, sont dus à la négligence coupable, à l'oubli des préceptes, et que, pour apaiser le courroux du Seigneur, il faut immoler ceux par qui le scandale arrive, faire amende honorable en prouvant par des condamnations que la torpeur dangereuse a cessé ; il y en aura toujours un qui voudra être plus exigeant que l'autre et qui fera surenchère, jusqu'à ce que la folie s'empare d'eux, car c'est la fatalité qui s'abat sur tout gouvernement de coercition que de ne plus voir d'autre issue pour obtenir obéissance que la persécution du bouc émissaire. Le bras ne peut plus s'arrêter de frapper, les juges de condamner.

« Oh ! Je les connais si bien. Je crois les entendre ! Ils ont de précieuses qualités, c'est vrai, d'intelligence, de foi et de courage, et par l'estime que je leur portais, j'ai pu endormir leur méfiance, quoique femme. Mais ils se réveillent et leur colère n'en est que plus grande envers vous. Je vous en supplie, ne partez pas.

Elle s'arrêta, un peu essoufflée, en se disant que cette forme de discours, cher aux Anglais puritains et aux réformés en général, semblait avoir déteint sur elle.

Ruth et Nômie l'écoutaient dans une belle immobilité de fidèles au sermon, et, jusqu'à la fillette dans son berceau, tous lui prêtaient l'attention qu'inspire une voix pathétique et convaincante. Mais elle voyait sur les lèvres de ses deux interlocutrices ce sourire résigné, un peu désabusé qu'elles avaient devant sa fougue à réclamer justice et liberté pour elles, et cette expression de doute la relança dans son désir de les encourager à rester et ainsi à sauver leurs vies.

– Je vous en supplie, ne repartez pas. J'ai peur pour vous. Demeurez ici à Gouldsboro, où vous pensiez que la petite Agar, si elle l'avait voulu, serait plus en sûreté. Et vous avez pu constater que vous aviez raison. Les personnes les plus diverses, de nations et de religions différentes, se sont organisées pour vivre ici en bonne intelligence. Nul n'est parfait, mais sous la juridiction de M. Paturel, tout habitant de l'endroit peut recevoir de lui protection. Personne ne peut vous menacer de mort, ni de mauvais traitement, encore moins d'arrestation arbitraire, et si les mauvaises gens, les fauteurs de troubles, voleurs, paillards ou manieurs de poing ou de couteau, se voient tancés, punis ou expulsés, ce n'est toujours qu'avec justice, et pour la paix et la défense des citoyens de l'endroit. Vous avez des compatriotes et des coreligionnaires, la plupart réfugiés, rescapés d'attaques indiennes, et qui n'ont pu regagner leurs villages. Ils sont groupés en un endroit paisible, qu'on appelle le camp Champlain. Il y a une école, une maison de prières. Vous y trouverez, ou l'on vous y construira, une demeure, et ainsi vous pourrez veiller sur le sort d'Agar en l'ayant mise à l'abri des dangers qui la guettent à travers vous.