– C'est cela ! Je ne suis pas certain, murmura Siriki. J'ai tendu l'oreille à vos paroles, mais aucune réminiscence ne s'est levée en moi. J'étais fort jeune lorsque les marchands arabes, venus par le Nil, m'ont capturé. De marché en marché, j'étais arrivé à La Rochelle et là, M. Manigault m'a acheté dans un lot qui devait partir pour les Indes occidentales. Partout j'avais été jugé trop maigre et trop grand pour mon âge et ne pouvant servir à rien. J'étais malade. Amos Manigault a eu pitié de moi. Dieu le bénisse.

Angélique ne s'étonnait pas d'entendre le « vieux » Siriki parler de lui-même comme d'un jeune esclave acheté par un marchand qui, à cinquante ans, avait l'air plus jeune que lui. Mais elle avait remarqué que les Noirs, dès la puberté, très vite paraissaient des adultes de trente ans et, aussi subitement, on leur voyait des cheveux blancs alors qu'ils n'avaient pas atteint la quarantaine.

Siriki, et Kouassi-Bâ que l'on considérait depuis longtemps comme des « anciens » n'avaient sans doute pas dépassé cet âge.

– Je me suis informé, continuait Siriki. La jeune négresse « marronne » que vous avez aussi achetée va bientôt mettre au monde un enfant dont le père est ce « bantou » africain de la forêt qui l'accompagne. Elle est née à la Martinique. Je ne connais pas toute leur histoire car elle se tait, et l'autre, le bantou de la forêt, ne connaît d'autre langage que celui des grands singes.

Colin Paturel l'interrompit.

– Tu te trompes, Siriki. Il parle le swahili qui est une des langues véhiculaires de l'Afrique des côtes de l'Atlantique à celles de l'océan Indien.

– Pardonne-moi, je n'ai pas voulu insulter un frère dans le malheur. Et que m'importent ces langues africaines que je ne comprends pas. Ce que j'ai compris, c'est que leur enfant va bientôt naître à Gouldsboro. Alors mon rêve est devenu de plus en plus proche. Je vous disais ma tristesse de voir partir mon petit maître Jérémie. Un foyer vide d'enfants engendre la morosité. La pauvre Sarah n'y résistera pas, je la connais.

Il parlait toujours avec une indulgence protectrice de Sarah Manigault, la mère, considérée comme une femme autoritaire et qui malmenait son entourage, mais qu'il était le seul à savoir calmer quand elle se mettait en rage contre ses voisins et à consoler lorsqu'elle s'abandonnait à des crises de mélancolie en pensant à sa belle maison de La Rochelle qu'elle avait dû quitter précipitamment un matin et à sa vaisselle de faïence de Bernard Palissy qu'elle avait abandonnée dans sa fuite sur la lande, qui avait été piétinée et brisée par les chevaux des dragons du roi, lancés à leur poursuite.

Tous ces soucis de la famille qu'il assumait, le persuadaient de plus en plus de la bienvenue de son rêve.

– Ce que j'ai compris, expliquait-il, c'est que rien n'empêchait qu'à Gouldsboro viennent se mêler à nos petits enfants qui courent sur la plage, nos petits enfants blancs de la couleur blanche de la lune, ou nos petits enfants indiens couleur de l'or, des petits enfants couleur de nuit, et qui pourraient être les miens.

Ayant enfin tout dit de son grand rêve, il fit silence.

Puis, reprenant sa plaidoirie, il demandait humblement à Colin Paturel de bien vouloir parler pour lui à la « noble dame du Sahel », au cas où elle serait libre de choisir sa destinée. Car il ignorait en quelle intention M. de Peyrac en avait fait l'acquisition. Il regarda vers Angélique avec espoir. Mais elle l'ignorait aussi. Ce qu'en avait dit Séverine à propos de Kouassi-Bâ n'était que suppositions et si Colin savait quelque chose de plus qu'elle, il n'en laissa rien paraître.

Siriki, sentant que son affaire était entre des mains amicales, se retira rayonnant.

Lui parti, Colin reconnut qu'il était à peine au courant de cette acquisition d'esclaves. Angélique, pour diverses raisons, n'avait pas eu le temps d'interroger son mari.

Angélique voulut se charger d'aller porter la missive pour Gabriel Berne à son domicile. Cela lui donnerait l'occasion de s'asseoir au calme avec ses amis.

*****

Des pêches dignes des rivages évangéliques étaient déversées et triées sur les échafauds du port, et vendues à la criée et les ménagères avaient fort à faire pour préparer les réserves d'hiver qui changeraient un peu de l'ordinaire quand la tempête ou la glace rendraient la sortie des barques en mer dangereuse.

Abigaël, aidée de Séverine, dans des jarres remplies d'eau et de vinaigre, et fortement additionnée d'épices, dont à Gouldsboro heureusement on ne manquait pas comme dans les autres établissements français, mettait des filets de maquereaux et de harengs. Égouttés après avoir cuit à très lent bouillon pendant quelques minutes et préparés avec très peu de sel, on les conserverait au frais dans les coins de caves creusées à même la terre et non chaulées, là où se gardaient aussi tubercules et racines, tels que carottes, navets, pommes de terre.

Après avoir parlé de la situation des Wallons, des Vaudois et au passage de Nathanaël de Rambourg, ce qui rendit Séverine rêveuse, Angélique prit congé car l'heure tournait et elle avait encore d'autres visites à faire.

– Je vais avertir Martial qu'on lui a trouvé un successeur pour tenir les écritures de M. Paturel, dit Abigaël en l'accompagnant jusqu'au seuil.

Elle termina un peu vite sa phrase, comme si le regard qu'elle avait jeté vers l'ouverture ensoleillée de la porte lui avait laissé découvrir quelque chose ou quelqu'un dont la vue la saisissait.

Regardant à son tour dans cette direction, Angélique aperçut deux silhouettes noires de pénitentes, Ruth et Nômie, suivies d'Agar, qui montaient vers la maison des Berne. Elle se demanda pourquoi elles avaient revêtu leurs capes allemandes.

Elle resta sur le seuil à les attendre. Elle était peinée, sinon surprise, du mouvement de réticence qu'elle avait senti chez Abigaël à leur vue.

Il existait pourtant, à ses yeux à elle, une ressemblance fraternelle entre Abigaël et les quakeresses magiciennes de Salem : la dignité et la pudeur retenues, les mêmes douces et mesurées façons de se déplacer sans agitation, de tenir la tête bien haute, modestes mais non sans grâce, selon le maintien recommandé par la religion calviniste à ses adeptes femmes, ajoutaient au charme de leur beauté blonde, un peu virginale.

Comme Abigaël, Française de La Rochelle, Ruth et Nômie, Anglaises du Massachusetts, avaient ce demi-sourire plein de modestie et de bonté accueillante.

Pourtant, Angélique n'était pas dupe de la méfiance qu'elles inspiraient et, en les regardant venir à elle, elle s'en demandait la cause, ne trouvait l'explication de ce refus que même les meilleurs leur opposaient, non pas en elles, pauvres innocentes, mais en ce morose instinct de l'être déchu, qui voit en la beauté, en l'illumination du cœur, en la trop parfaite image de la sérénité et du bonheur, un reflet du paradis perdu et qui le renie d'autant plus qu'il l'envie.

Celui aussi qui, dans sa paresse de pensées et sa crainte d'être chassé du troupeau, dirige ses forces de haine envers ceux qui, par leurs paroles ou leur comportement, se différencient de la loi commune, à l'abri de laquelle lui s'était réfugié.

Que pouvait-on leur reprocher d'autre, elles dont les mains offertes et le regard lumineux ne dispensaient que charité ?

Elle entendit derrière le pas de Séverine qui s'arrangeait pour quitter la maison par l'arrière. Elle non plus ne les aimait pas.

Mais Abigaël, toujours vertueuse, demeura à ses côtés et répondit en anglais, avec sa grâce habituelle, à leur salut. Elle les priait d'entrer et de s'asseoir, posait une cruche et des boissons sur la table, mais les deux jeunes femmes déclinèrent l'offre. Et Angélique elle-même resta debout ainsi qu'Abigaël.

Seule Agar s'agenouillait sur le seuil, appuyée contre le chambranle, regardant tour à tour vers l'horizon, puis à l'intérieur de la maison où elle ne semblait soucieuse que de rencontrer le regard du chat, assis avec componction à l'angle d'un vaisselier, et qui par intermittence clignait des paupières en sa direction.

Sans un mot, Ruth Summers tendit à Angélique un pli de parchemin dont le cachet de cire était rompu.

Les mots d'anglais de cette missive lui parurent fort hermétiques et elle dut à plusieurs reprises leur demander des explications car il s'agissait d'une lettre du tribunal de Salem et en toute langue, il n'y a rien de plus abscons que les termes juridiques employés dans un document officiel et d'assignation ou de convocation, émanant d'une haute cour réunie pour décider du sort de simples individus qui, bien souvent, savent à peine lire sinon à peine parler... Ce n'était pas le cas pour Ruth et Nômie. Elles étaient savantes. Elles purent expliquer que ces mots incongrus signifiaient que si, dans moins de huit jours, elles ne s'étaient pas présentées devant le tribunal de la ville, capitale de l'État du Massachusetts, leurs « maisons et biens » seraient brûlés et qu'une dizaine de concitoyens, choisis parmi ceux que l'on savait de leurs amis quakers ou autres, seraient convoqués, jugés et condamnés à leur place à être expulsés ou... pendus.

– Mais quelle mouche les pique ? s'écria Angélique. De quoi peuvent-ils vous accuser encore et sur quel délit vous condamner ?

Ruth secoua la tête sans émotion.

– Je sais ce qui se cache derrière. Un des matelots du bateau de pêche qui m'a apporté ce pli m'a confié que le vieux M. Samuel Wexter est au plus mal. Lady Cranmer s'est débattue pour obtenir des juges ce document afin que nous revenions au plus vite le sauver.

Tels vont et viennent les sentiments des hommes. Dans le malheur, Salem, tourmentée par la peur de la mort et les secrètes tendresses que les plus rigoristes ne pouvaient s'empêcher de vouer aux leurs : parents ou enfants, Salem réclamait ses quakeresses magiciennes. Salem ne pouvait s'en passer. Mais ce n'était que rémission.