Puis, Mme de Mercouville vint au port. Il était évident, disait-elle, que les choses s'étaient passées comme la première fois... Quelle première fois ? Pour qui ? Pour Ermeline. La première fois à la venue d'Angélique, elle s'était mise à marcher. Cette fois, elle s'était mise à parler !

On n'en irait pas moins remercier Sainte-Anne de Beaupré. À condition qu'il n'y ait pas de flottille d'Iroquois à descendre de Tadoussac.

– C'est justement ce dont je dois m'informer, dit Angélique. Mon époux est là-bas, sur le Saguenay, ce qui m'a privée de sa compagnie. Vous comprenez que je suis dans l'impatience de le retrouver et de savoir comment tout s'est terminé.

Cette agitation avait l'avantage de l'étourdir sans qu'elle l'ait cherché volontairement.

La contrariété de se sentir de nouveau tenue à distance par ses amis français, que ce fût à propos des prisonniers anglais ou à cause de la fin du père d'Orgeval, avait pris le pas sur le chagrin de sa séparation d'avec Honorine, un peu atténuée par les retrouvailles avec son frère, la charge du « sanglier » de la Haute-Ville de Québec l'avait carrément remise sur pied en la ramenant à l'imbroglio de La licorne qui prenait sa source à Paris, dans les officines de M. Colbert, ministre de la Marine et des colonies de Sa Majesté le Roi de France Louis XIV, mais qui, malgré les apparences, ne promettait pas que des complications judiciaires. Préoccupations lancinantes, balayées par ce soudain retour de flamme de l'affection de Québec pour elle.

Les quais étaient noirs de monde, comme le jour où elle était apparue pour la première fois dans sa robe bleu de glace et son manteau de fourrure blanche, ainsi que la fée du Septentrion, une étoile de diamant brillant dans sa chevelure.

Une émotion contenue se propagea des uns aux autres lorsqu'elle monta dans la chaloupe, escortée du grand Kouassi-Bâ, noir protecteur auprès de sa blondeur, avec son turban à aigrette qui frémissait au-dessus des têtes et son sabre courbe qui faisait partie de sa livrée.

– Revenez-nous ! Revenez-nous !

Mouchoirs et chapeaux s'agitaient avec frénésie.

– Revenez-nous ! Revenez-nous !

La chaleur était pesante. Pas un souffle d'air. Sous l'effet d'éclairs silencieux, le ciel plombé à l'horizon clignotait, illuminant par intermittence la foule assemblée de lueurs blafardes.

Angélique aperçut le visage rubicond de Mme Le Bachoys crispé de chagrin, elle d'habitude si joviale. Elle brandissait son grand éventail de plumes de dindon sauvage en un suprême signe d'adieu, comme si elle la voyait s'éloigner pour la dernière fois.

« Pourquoi ? Pourquoi ? »

*****

Sur l'étendue des eaux, huileuses à force d'être trop calmes, les navires durent louvoyer sans fin. Le pilote assurait que l'orage n'éclaterait pas et s'éloignerait, poussé par ces vents qui les prendraient en charge et leur permettraient de s'engager dans le chenal en direction du nord.

Tandis qu'ils tournaient et retournaient sous Québec, la côte, derrière la brume de chaleur qui la bleuissait comme sous la retombée d'une cendre fine, se devinait, et Angélique en détaillait les contours, non sans mélancolie. L'île d'Orléans là-bas, son dôme presque parfait de grand squale endormi, la blancheur de ses habitations espacées à mi-côte ou groupées dans les criques, l'île où régnait Guillemette-la-sorcière, la pointe étincelante du petit clocher de Beauport où habitait une des filles du roy, celui de Lévis qui abritait Sidonie Macollet, l'incestueuse, et ses « enfants de vieux », le vieux étant aux Grands Lacs pour sûr. Et de nouveau Québec et les fleurons de sa couronne d'argent pur de ses fins clochers et campaniles, puis le nez du cap Tourmente au loin, et plus proche, la petite chapelle de la bonne Sainte-Anne-aux-miracles...

Septième partie

Sur le fleuve

Chapitre 45

Puis ce fut la descente du fleuve qui s'élargissait, jusqu'à revêtir l'anonymat de la mer.

Angélique se tenait de préférence à l'avant du navire, tournée vers cet horizon où, enfin, dans quelques jours, si le vent continuait de souffler dans la bonne direction, elle allait se retrouver près de son mari.

Le vent frais et mou commençait d'avoir un goût de sel sur les lèvres.

Bercée par la houle, elle laissait son esprit errer. Elle essayait de se rappeler ce que disait le dernier arcane, celui où était apparu le fou à la ceinture dorée, lorsque Ruth Summers, à Salem, avait disposé devant elle les tarots. Que disait ce dernier arcane, la troisième étoile de David ? Elle faisait en vain appel à sa mémoire.

Qu'elle avait donc été stupide de ne pas vouloir savoir la fin qui lui aurait peut-être révélé ce qu'il en advenait dans son destin, de l'homme brillant et de la papesse, pour l'instant « maîtrisés ». Des deux premières étoiles, lui revenaient quelques bribes.

Amour triomphant ! Amour triomphant ! Voilà ce qu'avait répété la voyante... Beaucoup d'hommes : l'amour te protège. Et le soleil : un homme qui a pris pour signe le soleil.

Cela signifiait que le roi continuait à étendre sur eux sa protection.

Et la main de Ruth Summers retournait les grandes « lames » aux coloris symboliques, rose pour la chair, bleu pour l'esprit.

Elle souhaita se retrouver dans l'intimité de la chambre aux miroirs, s'effraya d'avoir oublié et comme voulu effacer des moments qui s'inscrivaient parmi les plus extravagants, mais aussi les plus déterminants de sa vie, et qu'elle avait écartés avec une sorte de crainte, comme s'il avait fallu les cacher du regard de Dieu.

Lorsqu'elle était revenue dans son climat de Nouvelle-France, Gouldsboro, Wapassou, elle avait eu la propension d'oublier Salem et ses prodiges.

Ce n'était pas de l'oubli, mais une impression d'irréalité restait attachée à ces deux silhouettes, ces deux chevelures blondes qui avaient été mêlées aux instants troublés et extatiques de sa « mort ». Elle les avait vues en rêve... Elle devait faire effort pour les ramener à la surface de la vie...

Dans les brouillards qui se reformaient souvent sur le fleuve, elles devinrent présentes, deux fantômes dans leurs mantes noires de lépreuses.

« Je ne suis même pas une fidèle amie pour vous, mes pauvres magiciennes. Je suis l'ingrate Française papiste, qui, embarrassée par votre singularité, essaie de ne pas trop se rappeler ce qu'elle doit à d'aussi bizarres et répréhensibles créatures. Mais je n'ai jamais douté... Je vous ai rencontrées. Ce n'était pas un rêve. Et ce n'est pas le hasard qui fit que nos deux enfants du bonheur sont nés à Salem et ont ressuscité de vos mains ! »

Elle était en train de boucler la boucle.

Non ! Ce qui se passait en Nouvelle-Angleterre et qui lui avait permis de mieux comprendre ce qu'avait enduré son frère Josselin n'avait rien d'étheré. C'étaient des personnages de chair et d'os qui bâtissaient un monde dans une fièvre mystique. Parmi eux, Ruth et Nômie avaient aussi leur place. Quand, la soignant, elles lui contaient leurs existences pathétiques, c'était moins les déplacements des petites troupes de quakers harcelés, humiliés, allant de pilons en pendaisons, qui avaient éveillé sa révolte que cette sorte de tranquillité dans l'insensé. Il y avait comme une sorte de banalité dans la cruauté, qui parvenait à la rendre naturelle, sinon souhaitable.

Ruth et Nômie étaient sans révolte. Elles parlaient de ces persécutions, tracasseries et sévices qui leur étaient infligés, presque comme d'un mal nécessaire qu'engendrait la douleur de vivre et de grandir sur les côtes d'Amérique.

Après avoir multiplié les guérisons, elles mourraient pendues, maudites, honnies.

Ambroisine la papesse, la pieuse, la bienfaitrice elle, n'effrayait personne.

Le monde n'est pas aveugle.

Il est seulement veule et sans vrai désir de justice et d'amour.

Quand ainsi, Angélique à la proue de son navire avait fait en pensée le tour du cercle, l'impatience qu'elle avait de retrouver Joffrey s'intensifiait encore.

Il lui ressemblait. Elle pouvait tout lui dire. Elle lui confierait ses appréhensions à propos d'Ambroisine. Elle le voyait déjà sourire, rassurant. Et sans doute lui tiendrait-il les mêmes discours qu'elle s'adressait à elle-même.

Si la duchesse de Maudribourg était vivante, et alternativement Angélique en était convaincue et jugeait la chose invraisemblable, de quelles possibilités disposerait-elle aujourd'hui pour leur nuire ? Sa mission n'avait-elle pas pris fin avec celle du jésuite, son frère d'enfance ? Et, avec lui et cette mission, avait dû s'éteindre la flamme diabolique.

Tour à tour, elle les voyait, la papesse et l'homme brillant, réduits aux plates dimensions des êtres ordinaires, comme ces grands généraux qui, après avoir connu des heures de gloire, se retrouvent dans la banalité mesquine de leur inemploi.

Tant de choses s'étaient métamorphosées depuis les semaines de l'été maudit.

Nul ne pouvait plus s'attaquer à leur amour aujourd'hui. Le pays lui-même avait pris un nouveau visage. Les étrangers de Gouldsboro, au début faibles et vulnérables, s'étaient implantés, avaient bâti, rassemblé autour d'eux les activités de la baie Française, et avaient changé, en s'élevant, l'équilibre des forces en présence.

En quelques années, la situation s'était développée de telle façon que Joffrey de Peyrac était en train de devenir l'arbitre entre les peuples de l'Amérique du Nord : Français, Anglais, et Nations indiennes, qu'elles fussent d'origine iroquoise ou algonquine.

Déjà, à Salem, Angélique avait eu un aperçu de son influence lorsqu'elle avait vu les Nouveaux-Anglais le considérer comme l'un des leurs, pouvant se ranger honorablement aux côtés des États coloniaux semi-indépendants de la couronne britannique : « Vous êtes comme nous. » Et elle avait eu la confirmation de son importance par cette aide que le gouverneur Frontenac de la Nouvelle-France lui avait demandée comme un allié et comme à un frère en lequel il avait toute confiance.