Elle faisait de son mieux pour amuser et rassurer Delphine qu'elle voyait trembler comme une feuille.
– Mais aussi, pourquoi ce subit regain d'intérêt pour notre sort ?
– Je vous l'ai dit : les compagnies et sociétés prêteuses pour votre expédition vers la Nouvelle-France, et les commis responsables de la répartition des crédits alloués par « l'État du roy »8 pour votre établissement ici, sont désireux de savoir ce qu'il est advenu de leurs avances, et à quoi ou à qui a servi le fruit de leurs générosités. C'est acceptable comme exigence et ce n'est pas si soudain, car, si l'on considère que l'administration, par principe, ne se montre jamais rapide dans ses échanges, et que les lettres et réponses nécessitent dans le cas de la Nouvelle-France la traversée de l'Océan à plusieurs reprises, le laps de trois ou quatre années pour l'aboutissement d'une enquête telle que celle-ci n'a rien de tellement surprenant.
Mais la jeune épouse de l'enseigne ne s'en laissait pas compter.
– Je ne comprends pas pourquoi la Compagnie de N.D. du Saint-Laurent, ou quelque autre association, s'autorise à réclamer quoi que ce soit. L'expédition était presque entièrement financée avec la seule fortune de la duchesse de Maudribourg et les associations et sociétés n'avaient été constituées que pour obtenir certaines autorisations refusées à des particuliers. Elles seraient plutôt redevables à Mme de Maudribourg que réclamantes.
– Alors, ce sont ses héritiers ?
– Elle n'en avait pas. Quant à l'État du roy, continuait Delphine, je ne pense pas qu'il soit tant grevé par cette affaire et cela aussi demande un examen sérieux. Je crois me rappeler, madame, que c'est vous et M. de Peyrac qui avez avancé nos dots, et je serais étonnée que l'on demande des précisions dans l'intention de vous rembourser.
– En effet !
– Le reste, souvenez-vous, hardes, mercerie, vaisselle de ménage, fut objet de charité de la part de ces dames de la Sainte-Famille...
– Je m'en souviens... Delphine, votre esprit de sagacité ne se laisse pas prendre en défaut. Je vais transmettre vos remarques à M. Garreau qui, lui-même, n'est pas sans soupçons. Mais il prétend que notre désir de ne rien réclamer de nos débours paraîtra suspect.
– De toute façon, quelle que soit notre défense, si le soupçon veut creuser et saper plus avant, il nous rejoindra tôt ou tard... Nous sommes perdues.
– Delphine, ne prenez pas tout de suite la situation au tragique. Ne vous déclarez pas vaincue d'avance ! Vaincue par qui ? Nous allons commencer par établir cette liste qui ne nous engage à rien. C'est une corvée, je vous le concède. Mais il y en aura pour peu de temps et ensuite nous pourrons nous dire que nous avons fait ce qu'il fallait pour en terminer avec ces mauvais souvenirs,
– En aurons-nous jamais terminé avec elle ? murmura sombrement Delphine. C'est tellement sa façon de monter des pièges et d'y faire tomber les êtres de bonne compagnie. Par politesse, pour complaire, on y met le doigt... par bonne volonté et parce que cela semble anodin ou qu'elle a su vous en persuader, et l'on s'aperçoit un jour qu'elle vous a dévoré jusqu'à l'os, jusqu'à l'âme.
Elle devait revivre en pensée l'insidieux cheminement qui l'avait fait tomber, elle, jeune fille naïve et sans défense, sous la coupe de la subtile bienfaitrice.
Angélique renonça à la sortir, par des discours, de son marasme, et, lui plantant les papiers sous le nez, lui demanda de vérifier si la liste établie par les différentes compagnies était exacte et si elle était d'accord avec le chiffre de vingt-sept filles du roy, qui avaient été embarquées sur La licorne, telle date de telle année... afin d'aller œuvrer au peuplement des colonies de Sa Majesté.
– C'est bien là le chiffre de notre contingent lorsque nous nous sommes embarquées à Dieppe, convint Delphine qui, stimulée, prit une plume d'oie et commença de la tailler, mais nous ne sommes arrivées que seize, sous votre égide, à Québec.
Elle se mit à cocher certains noms et les recopia ensuite sur une autre feuille, en ajoutant à chacun quelques mots qui notifiaient ce qu'il était advenu des jeunes filles en question, celles que Québec avait prises en charge.
Angélique suivait des yeux sa rédaction, contente, malgré tout, de constater que ces pauvres déshéritées qu'ils avaient recueillies à Gouldsboro et amenées à bon port en Nouvelle-France connaissaient, enfin, pour la plupart, un sort meilleur.
Jeanne Michaud s'était mariée avec un habitant de Beauport et avait déjà donné un frère et une sœur à son petit Pierre, l'orphelin. Henriette était donc en Europe avec Mme de Baumont qui assurait son avenir. Catherine de la Motthe habitait Trois-Rivières et elle était venue les saluer avec sa petite famille lors de leur passage vers Montréal.
Toutes bien élevées, le plus souvent par les soins des religieuses de l'hôpital général, et si pour certaines le patronyme trahissait l'origine d'enfants ramassés au seuil des portes par les émules de M. Vincent-de-Paul au grand cœur, telles que Pierrette Delarue, Marguerite Trouvée, Rolande Dupanier, elles avaient été choisies pour leur bonne mine et leur joyeux caractère, et leur vie de pionnières courageuses témoignait que le roy avait eu raison de leur donner leur chance.
– Qui est cette Lucile d'Ivry ? s'étonna Angélique.
– C'est la Mauresque. Nous savons ce qu'il advient d'elle. Elle attend d'être demandée en mariage par un duc ou un prince. Je vais la désigner comme étant intendante de Mme Haubourg de Longchamps et fiancée à un officier de la milice... on en parle. Cela se fera ou ne se fera pas.
En fin de liste, Delphine se nomma, ajouta en moulant les lettres avec amour, les noms, titres et qualité de son époux.
– Pas d'enfants..., soupira-t-elle.
Elle était la seule parmi ses compagnes mariées qui ne tînt encore un poupon dans les bras.
– En êtes-vous très affectée ? demanda Angélique.
– Certes ! Et surtout Gildas, mon mari.
Angélique remit à plus tard de s'entretenir avec elle de ce sujet.
Delphine écrivait les noms des onze absentes et le fit avec une douleur contenue. Elle tremblait presque.
– Marie-Jeanne Delille, morte, fit-elle en s'arrêtant sur ce nom.
Et devant l'expression interrogative d'Angélique, elle précisa :
– Celle qu'on appelait Marie-la-douce.
– Le grand amour de Barssempuy.
– Elle aurait pu l'épouser. Elle était demoiselle, comme moi, orpheline, mais de bonne famille bourgeoise. Elle a peut-être des oncles, des tantes, des frères et sœurs qui veulent s'informer de son sort. Que vais-je écrire ?
– Morte d'accident durant une escale. Cela gagnera du temps. Je doute fort que quelqu'un se préoccupe d'elle plus avant. Mais on pourra toujours indiquer l'emplacement de sa tombe, à Tidmagouche. Je vois là Julienne Denis, épouse d'Aristide Beaumarchand.
Elles eurent toutes deux un même sourire mi-indulgent, mi-découragé.
– Inscrivons Aristide comme aide-apothicaire de l'Hôtel-Dieu de Québec. Cela paraîtra respectable. Mais il faut que je revienne, en pensée, au moment où nous avons quitté Gouldsboro au cours de cet été funeste. Nous étions bien vingt-sept alors, excepté Julienne qui épousait ce Beaumarchand. À Port-Royal, trois de nos compagnes ont réussi à se cacher chez Mme de la Roche-Posay au moment du départ avec l'Anglais qui nous avait fait prisonnières. Elles s'étaient mis en tête de retourner à Gouldsboro où elles avaient des promis. Elles en avaient parlé avant avec M. le gouverneur qui les avait assurées qu'il les ferait chercher à Port-Royal si elles pouvaient nous fausser compagnie. Mme de Maudribourg, étant aux mains des Anglais, n'a pu les faire chercher comme elle le voulait. Elle était furieuse et nous avons toutes bien pâti de son humeur.
– Finalement, elles sont restées à Port-Royal et sont actuellement aux mines de Beaubassin, renseigna Angélique. Germaine Maillotin, Louise Perrier, Antoinette Trouchu. Je peux vous donner les noms de leurs époux. Par contre, nous en avons trois autres à Gouldsboro, mais d'où sortent-elles, celles-là ?
– Nous y venons.
Delphine se leva pour aller allumer une chandelle. Elle avait les tempes moites. L'effort de mémoire, ajouté au désagrément d'évoquer ces jours pénibles, les mettaient en nage.
– L'une d'entre nous est morte pendant ce voyage vers Boston et je vois son nom ici : Aline Charmette. Des fièvres ou du mal de mer, je ne sais plus. Ou bien c'était à la Hève où le commandant Phips nous avait débarquées. Non, c'était sur le navire. Je me souviens maintenant. Cet affreux Anglais a fait jeter son corps à la mer.
– Sept.
– M. de Peyrac nous ayant secourues à la Hève, nous a ensuite conduites jusqu'à Tidmagouche. Je ne parlerai pas de Marie-la-douce qui a été tuée là-bas, puisque nous l'avons comptée. Mais il y a eu, avant notre départ pour le Saint-Laurent, cette décision que vous avez prise pour trois de nos compagnes, de les autoriser de revenir à Gouldsboro.
– J'avoue que je ne me souviens pas, reconnut Angélique.
Ce temps de Tidmagouche, après les drames qui venaient de s'y dérouler, lui laissait une impression confuse. En se recueillant, elle commença à se rappeler qu'on avait en effet discuté de ce projet.
– Elles regrettaient tellement de n'avoir pu se cacher, elles aussi, chez Mme de la Roche-Posay, insista Delphine, M. de Peyrac leur a donné l'autorisation de retourner là-bas avec Le sans-peur sous la protection de M. et Mme Malaprade qui avaient amené Honorine. Il leur a confié une lettre pour M. Paturel à leur sujet. Je sais qu'il lui mandait de s'occuper de leurs mariages et de leur bailler effets et dot, car elles étaient dépourvues de tout. Nous avions perdu nos cassettes du roi dans le naufrage de La licorne. Nous étions sans dot.
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