– Où sont les autres ?
– Certaines sont demeurées dans nos établissements sur la baie Française.
Garreau marqua sa satisfaction d'un hochement de tête répété. Il avait été bien inspiré, déclara-t-il, de penser que, par elle, on parviendrait à débrouiller cet imbroglio.
Le réquisitoire était pressant, répéta-t-il, appuyé en haut lieu, et il avait compris qu'il devait maintenant envoyer en France des renseignements précis au lieu de « noyer le poisson », comme il avait été obligé de le faire pendant des années, faute de pouvoir obtenir lesdits renseignements de la part de ceux ou celles qui avaient été mêlés à l'affaire du naufrage de La licorne, et dont la dispersion sur un territoire au moins grand comme l'Europe et de plusieurs milliers de milles de côtes ne rendait pas, pour lui, la tâche facile.
Le hasard du passage des navires de M. et Mme de Peyrac à Québec allait lui faire gagner plusieurs mois, sinon un an.
Il lui tendit brusquement une liasse de papiers.
– Voici, envoyée de Paris, la liste complète de ces vingt-sept jeunes femmes, avec nom prénoms, âge, lieu d'origine, etc. Veuillez m'écrire pour chacune d'elles, en regard de chaque nom, ce qu'il en est advenu.
Angélique s'insurgea.
– Je ne suis pas greffier du tribunal, et n'ai aucune envie de me livrer à ce travail de clerc. N'est-ce pas assez de les avoir sauvées, soignées, escortées jusqu'ici, pour la plupart ?
– Précisément. Il y a aussi à Québec des filles que vous avez dotées pour leur permettre de se marier. Vous devez demander de rentrer dans vos fonds.
– C'est sans importance. Le comte de Peyrac et moi-même nous préférons cent fois assumer la dépense et qu'on ne nous mêle plus à cette histoire.
– Impossible !
– Comment cela, impossible ?
– Il n'est personne qui admettra que vous ne cherchiez pas à recouvrer vos créances alors que l'administration française vous le propose ou s'y apprête. Cela paraîtra suspect.
– En quel sens ?
– On s'interrogera sur les raisons qui vous poussent a ne pas vouloir donner de comptes et d'explications plus détaillées.
Il lui rappela que le manque d'informations sur des événements qui s'étaient déroulés sur les côtes de la province dAcadie considérée comme partie intégrante de la Nouvelle-France, les difficultés que on éprouvait à obtenir un récit cohérent des témoins avaient plusieurs fois amené les uns ou les autres de l'administration coloniale ou métropolitaine a se demander si l'on ne cherchait pas à leur dissimuler on ne sait quelles exactions, manigances ou fraudes qui se seraient perpétrées en ces lointaines contrées.
Les habitants de la province d'Acadie étaient réputés pour être peu francs du collier, payant mal la dîme trafiquant avec l'Anglais, jaloux de leur indépendance, et l'on prononçait parfois, en secret a leur propos, le mot de : naufrageurs.
– Or, poursuivit-il, la Compagnie Notre-Dame-du-Saint-Laurent prétend également qu'il n'y a pas eu seulement un navire perdu dans cette expédition ce qui déjà grevait sévèrement leur budget mais trois navires.
– Trois ? Voilà du nouveau. Je peux vous affirmer pour ma part, que seule La licorne est venue se fracasser sur nos côtes, et vous m'avouerez que s égarer à ce point et venir naufrager dans la baie Française lorsqu'on veut gagner Québec, cela aussi pourrait paraître suspect.
– Personne ne le nie.
Il consulta ses notes.
– Cependant, la compagnie est formelle. Elle affirme avoir frété au départ deux autres navires. Et que ceux-ci auraient été confisqués par vous, gens de Gouldsboro, acte jugé comme de piraterie... Ne s'agirait-il pas de ces deux bâtiments dont M. de Ville-d'Avray s'était adjugé l'un comme « prise de guerre » ? J'ai les minutes du conseil où leur sort a été statué.
Angélique en eut chaud aux oreilles. Voilà que les bateaux pirates, complices d'Ambroisine, et que menait Zalil, ce démon blanc, l'homme au gourdin de plomb, s'avouaient au grand jour comme ayant fait partie de l'expédition organisée par la duchesse de Maudribourg avec l'appui de Colbert et d'autres honnêtes personnes désireuses de gagner leur ciel.
– Les prétentions de cette pieuse société me paraissent bien étranges. M'est avis que vous avez affaire à des filous aux dents longues, plus pilleurs d'épaves en intention, que ceux que vous accusez. Les deux navires ? Vous savez fort bien qu'il s'agissait de hors-la-loi, de vrais naufrageurs ceux-là, qui infestaient la baie Française. M. l'intendant Carlon a été témoin des combats que nous avons dû leur livrer pour les mettre hors d'état de nuire.
– Je sais ! Je sais ! Malheureusement, M. Carlon est actuellement dans une position délicate qui ne lui permet pas trop de s'avancer, s'il souhaite de ne pas tomber en disgrâce.
– Cela ne jette pas le discrédit et la suspicion sur tous les propos qu'il a tenus au cours des précédentes années où il fut considéré comme un des plus brillants intendants de la Nouvelle-France. Écoutez mon avis et interrogez-le. Il est plus habilité que moi pour vous répondre.
– J'en doute.
Elle secoua la tête, feignant le découragement.
– Je ne comprends pas. Monsieur le lieutenant de police, que voulez-vous de moi ?
– Éclaircir maints et maints points qui demeurent obscurs. De quelque côté que me viennent les appels et les réclamations, votre nom est prononcé, madame. Ainsi, dans ce courrier, on me laisse entendre que la duchesse de Maudribourg n'a pas été noyée dans le naufrage... et que, rescapée, ce n'est que plus tard qu'elle aurait été... assassinée alors qu'elle se trouvait encore à Gouldsboro... ce qui vous rendrait responsable de sa mort !
– Je rirais, si le sujet n'était pas si lugubre, fit Angélique après avoir marqué un temps d'arrêt. Me diriez-vous qui a pu colporter cette infamie ?
– Ce sont des bruits qui courent...
– Oh vous ! Cher monsieur Garreau, avec vos bruits qui courent... J'en connais la mesure. J'avoue que je ne comprends pas que vous, si galant, vous ne cessiez de vouloir me charger de tous les péchés d'Israël... De quel signe êtes-vous ? Signe astrologique ? précisa-t-elle, le voyant lever les sourcils.
– Le Centaure, le Sagittaire, bougonna-t-il, de mauvaise grâce.
– Alors, je comprends mieux pourquoi je vous aime toujours malgré votre conduite, car c'est aussi mon signe.
Il parut faire trêve et grimaça un sourire.
– Le Sagittaire a de la ténacité. Nous nous cramponnons des quatre sabots au sol.
– Et levons les yeux vers le ciel quand le poids de la lourdeur humaine nous afflige.
M. Garreau d'Entremont, lui, baissait les siens sur la lettre qu'il tenait en main et demeurait pensif.
– C'est le R.P. d'Orgeval, fit-il brusquement, ce grand jésuite, mort depuis, martyr aux Iroquois, qui, dès lors, avait porté cette accusation contre vous. Contre vous surtout, précisa-t-il en la désignant de son gros doigt rond. Il a toujours semblé attacher moins d'importance aux annexions territoriales de M. de Peyrac qui lui disputait son domaine missionnaire d'Acadie, qu'à votre influence et votre présence à ses côtés.
Indignée, elle protesta.
– Mais c'est fou ! Comment pouvait-il seulement être au courant du naufrage de La licorne ? Nous apportions la nouvelle, venant de la baie Française et de la côte Est, et lorsque nous sommes parvenus à Québec, il était déjà parti pour l'Iroquoisie.
– Il a envoyé de là-bas ces renseignements, qui, acheminés par les soins de « donnés » ou de missionnaires dévoués à sa personne, ont dû parvenir au R.P. Duval à Paris, qui est coadjuteur du général des jésuites, le R.P. Marquez, et supérieur des jésuites de France, à charge pour ceux-ci, recommandait-il, d'en faire état suivant les directives ultérieures qu'il leur communiquerait.
– De quoi se mêlait-il encore ?
– J'ai cru comprendre que la duchesse de Maudribourg lui était plus ou moins parente.
« Je sais », fut sur le point de répondre Angélique. Sa sœur de lait ! « Nous étions trois enfants maudits, racontait Ambroisine, lui, Zalil et moi, dans les montagnes du Dauphiné. »
Angélique craignait que ses sentiments se voient sur son visage. Elle se détourna à demi, regardant vers la fenêtre où chatoyait la lumière glauque à travers les arbres touffus de l'été.
– Je vous réitère ma question, monsieur d'Entremont. Comment pouvait-il savoir cela, si vite, si loin ? Au delà des Grands Lacs ! C'est impossible ! Aurait-il le don de double vue ?
Le chef de la police hésita.
– Encore que ce ne soit point d'une si grande impossibilité d'être au courant de tout même au-delà des Grands Lacs, dans ces contrées, j'ajouterai pourtant ceci : Sébastien d'Orgeval, que j'ai bien connu, était une nature d'élite et sa grande vertu semblait lui avoir mérité des dons généralement peu accessibles à la nature humaine : lévitation, don de voyance, et peut-être don d'ubiquité. Un fait est certain. Il savait toujours tout, et je n'ai jamais pu infirmer, comme inexact par la suite, un fait dont il m'avait averti à l'avance.
La voix d'Angélique marqua une intonation moqueuse.
– Ne me dites pas que, vous, que je croyais acquis à la philosophie de Descartes qui prône la raison, et que vous taxiez de n'apporter foi qu'à des preuves matérielles évidentes, selon les recommandations impératives faites à la nouvelle police, vous pratiquiez les méthodes de nos pères, dénoncées aujourd'hui comme caduques et dangereusement sujettes à l'erreur ! C'est vrai, il me souvient que vous aviez lancé contre moi l'accusation que j'avais tué le comte de Varange, un suppôt de Satan, information que tenait du sorcier de la Basse-Ville, le bougre rouge, cet autre suppôt de Satan, ami de Varange, le comte de Saint-Edme.
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