– C'est elle qui m'a sauvé, dit-il. Brigitte-Luce vint s'asseoir près d'eux et elle avoua qu'elle ne se souvenait plus quand elle avait entendu pour la première fois le son de la voix de Jos du Loup subitement surgi à Montréal, si taciturne et dont personne ne savait rien.

– En tout cas, nous nous connaissions déjà depuis plusieurs semaines. Nous étions, je le crois, fiancés. Mais je viens de tendre l'oreille avant de m'approcher et je ne l'ai jamais entendu parler aussi longtemps. Quant à rire... !

Ils convinrent que l'attachement fraternel est comme un filet d'oiseleur qui, à l'insu même de ceux qu'il a capturés, garde à jamais dans ses mailles invisibles les frères et sœurs. Ils s'interrogèrent sur la nature de ce lien mystérieux qu'ils ne s'étaient jamais imaginé si solide.

Angélique et son frère aîné se connaissaient si peu. Les aînés allaient au collège et les plus jeunes ne les voyaient qu'aux vacances. Ce n'était pas non plus les effets d'un caractère semblable, car ils étaient très différents. Il n'y avait entre eux aucun souvenir de complicité, car ils n'avaient jamais joué ensemble. Était-ce de porter le même nom ? Peut-être. D'être du même sang ? Non. L'attachement fraternel, c'est autre chose. C'est indépendant du fait d'être sorti du même sein et de la même semence car parfois, au contraire, cela sépare.

– J'avoue que cela m'a longtemps déplu, avoua Josselin, que ma mère qui m'idolâtrait dans mes premières années, fût aussi votre mère. Je trouvais impudent de la part de tous ces morveux qu'ils prétendissent qu'elle était aussi la leur...

Ils furent d'accord que ce qui liait le plus peut-être les membres d'une famille, c'était la vie commune qui les rassemblait durant les premières années de leur existence autour de la même table, sous le même toit où l'on revient qui est, sur la vaste terre hostile, le lieu où votre faiblesse d'enfant, jetée dans le froid et la nuit depuis l'expulsion hors de l’Éden, a le droit d'être.

– Et où l'on rêve de revenir...

– Non, fit Josselin, je n'ai jamais rêvé de revenir dans le vieux château croulant et je me suis félicité d'en être parti. Ce n'est pas cela qui nous lie, Angélique. Alors ?...

– À propos, dit Angélique, j'ai là des papiers à te faire signer.

Et elle chercha dans son sac l'enveloppe contenant les documents que lui avait fait parvenir le « vieux » Molines en la priant de les faire signer par son frère Josselin quand elle le reverrait, afin que l'ancien intendant des Plessis-Bellières pût continuer, de New York, à régler les affaires de succession ou autres des « jeunes » Sancé de Monteloup comme il l'avait fait jusqu'alors.

Brigitte-Luce avança la main. Elle était accoutumée à l'inintérêt total que manifestait son époux à ce genre de question. Elle se chargeait d'examiner les feuilles et demanda à Angélique de bien vouloir lui en expliquer la teneur. Étant l'aîné et non décédé, il fallait qu'il reporte son titre d'héritier sur son frère Denis qui avait repris le domaine et vivotait avec sa nombreuse famille, ayant renoncé à sa carrière d'officier pour repeupler la vieille forteresse de Monteloup.

– Denis ?

Celui-là il ne s'en souvenait pas. C'était le dernier. Brigitte-Luce secouait la tête avec une mimique qui signifiait que, malgré son indulgence, il y avait quand même des choses qui la dépassaient.

– Jusqu'à ces quelques jours où il m'a annoncé qu'une de ses sœurs se présenterait, j'ignorais tout de son passé. Je ne savais même pas d'où il venait. Quant à ses frères et sœurs, nous voici tous bien ravis de les découvrir si nombreux... mais c'est une surprise.

– Il ne parlait pas, ne racontait rien, dit Angélique. Je me demande par quelles approches vous vous êtes retrouvés mariés tous les deux !

C'était évident qu'il y avait entre eux une histoire sans paroles, la force de l'amour inexprimé. Mais autre chose encore.

– Un tel charme émane de lui ! murmura Brigitte-Luce, défaillante.

Angélique n'aurait jamais pensé à l'imaginer sous cet angle. Elle l'avait toujours trouvé tellement bougon. Mais l'avis d'une jeune sœur sur son frère aîné de quinze ans, n'est-ce pas ce qu'on peut trouver de plus limité et de plus arbitraire en fait d'appréciation sur la valeur potentielle et fondamentale de l'individu qu'il sera un jour ?

Elle en fit la remarque et ils convinrent que rien n'était plus difficile à déraciner de l'esprit que les réactions ou opinions de l'enfance. Du vrai chiendent. Son observation extérieure est parfois juste, aiguisée, mais l'enfant ne sait rien, manque d'éléments, ne peut pas comparer. Il juge avec une intuition animale, mais dans l'instant, et en regard de son seul monde, d'où ces souvenirs vagues et sans nuance, ces images ou portraits arrêtés en eux et dont la couleur ne variera guère quoi qu'on fasse, quoi qu'on vive.

Ainsi reconnurent-ils, enchantés d'être d'accord, eux, les enfants de Sancé de Monteloup, que Molines avait toujours été vieux et Hortense une chipie, Raymond un pédant, la nourrice Fantine une créature prodigieuse, mais inquiétante, mais aussi le pilier du château et sans laquelle rien de leur vie n'aurait subsisté entre ces vieux murs. En tout cas, elle avait su les en persuader tous. Gontran était un infréquentable bizarre qu'on abandonnait à ses morceaux de charbon de bois ou ses cochenilles pilées, Marie-Agnès dont il se souvenait moins, dans son berceau, mais dont il n'avait pas oublié le regard bleu étrange, une petite futée sournoise.

– Elle est abbesse...

– Non !

Marie-Agnès était de la même espèce hardie et dissimulée que ce microbe d'Albert qui devait avoir dans les deux ans lorsqu'il était parti. Albert, un petit maladif, ressemblait à un ver blanc et avait toujours des chandelles sous le nez.

– Il est prieur !

Là, ils rirent tous franchement.

– Croyez-moi, dit Brigitte-Luce, les yeux brillants, mais c'est la première fois que je l'entends rire ainsi. Merci à vous, ma sœur, à qui je dois ce miracle.

– Et moi, qu'étais-je à vos yeux ? demanda-t-elle, moi qui faisais pleurer la tante Pulchérie par mon indiscipline et mes fantaisies.

– Toi, tu étais Angélique. On hésitait à décider si tu étais la plus garce ou la plus exquise. On n'osait pas se prononcer, car la nourrice Fantine nous avait prévenus, nous, les trois aînés, Raymond, Hortense et moi, à ta naissance. Je revois son air solennel, presque menaçant : « Elle est différente ! C'est une fée ! Elle est née d'une étoile !... » Et de cela aussi nous n'avons pas pu démordre, même Raymond je parierais ! Tu es là devant moi et je pense : « Attention, méfiance, celle-là, c'est une fée. Elle est différente, elle est née d'une étoile ». Et plus je te regarde, plus j'examine celle que tu es devenue, celle que le destin a fait de toi, et plus je sens se réveiller mes anciennes certitudes.

Il secoua la tête, serrant ses lèvres autour du long tuyau de sa pipe pour retenir un sourire...

– La nourrice avait raison.

*****

– Je vous comprends, dit un peu plus tard Angélique à sa belle-sœur. Peut-on exprimer de façon plus charmante à une sœur retrouvée après trente années, qu'il a gardé d'elle un souvenir flatteur, et que, malgré les années écoulées, il la revoit telle qu'il la souhaitait ? Notez que je ne l'aurais jamais cru capable de tant de finesse. Mais, en effet, qu'ai-je su de lui, mon frère de quinze ans ?

Et elles rirent encore, heureuses de se sentir libres dans une entente déjà fraternelle, comme si elles s'étaient toujours connues. Elles devinaient que se noueraient entre elles les liens qui seraient moins dus à l'obligation familiale qu'à une parenté d'âme.

Ils avaient encore bien des choses à se dire, non seulement maints récits à se faire, mais toutes sortes d'idées à échanger.

Le temps, cependant, passait trop vite. Angélique demeura une seule nuit avec Honorine au manoir des Trembles. On se fit des adieux. On se réitéra l'assurance d'un revoir prochain.

– Moi, je vous écrirai, promit Brigitte-Luce.

Chapitre 40

– On aurait dit que cette Marie-Ange était ta fille, émit Honorine d'un air mécontent. Mais c'est moi qui suis ta fille.

– Certes, ma petite chérie, cela ne se discute pas. Marie-Ange n'est que ma nièce. Elle me ressemble par le hasard de notre parenté. Si l'on peut voir que Florimond ressemble beaucoup à ton père, par contre, Cantor aurait beaucoup plus de son oncle Josselin.

– Et moi, à qui est-ce que je ressemble ? demanda Honorine.

Elles remontaient l'allée qui conduisait à la maison de Marguerite Bourgeoys, et Angélique aurait voulu retenir ses pas, ne jamais y parvenir.

– À qui est-ce que je ressemble ? insistait Honorine.

– Eh bien !... je crois que tu as quelque chose de ma sœur Hortense.

– Est-ce qu'elle était belle ? demanda Honorine.

– Je ne sais pas. Quand on est enfant, on ne juge pas bien cela. Mais je me souviens que l'on disait d'elle qu'elle avait de la noblesse, un maintien de reine, c'est-à-dire une jolie démarche, une belle prestance, qu'elle tenait la tête droite, et toi tu as toujours été ainsi, même quand tu étais bébé.

Honorine se tut, en apparence satisfaite.

Angélique avait un peu triché avec les conventions établies par Mlle Bourgeoys. En revenant de chez son frère, assez tard dans l'après-midi, elle n'avait pas immédiatement amené Honorine à sa nouvelle résidence. Le soir est un mauvais moment pour franchir certaines étapes. Le matin, les forces sont neuves.

Il faisait beau. L'orage ne menaçait pas et les oiseaux chantaient éperdument dans le verger.

La petite malle d'Honorine avait déjà été déposée, ainsi qu'un grand sac dans lequel Honorine avait voulu emporter différents objets auxquels elle tenait, entre autres, ses deux boîtes à trésors, son arc et ses flèches donnés par M. de Loménie, son couteau donné par l'intendant Molines et des livres dont La légende du roi Arthur, et la Passion de Sainte-Perpétue, en latin. Elle se donnait peut-être pour but de pouvoir déchiffrer rapidement ce texte afin d'étonner le jeune Marcellin, neveu de L'Aubignières, qui la lisait si bien.