Dans le salon où elles entrèrent, elle aperçut un homme qui lisait, assis dans un fauteuil de style ancien à haut dossier de bois.

Il se leva à leur vue. Il était grand, robuste, mais sans corpulence. Elle aurait pu le croiser dans la rue, ou sur le quai d'un port, sans être effleurée par l'idée qu'il était peut-être son frère. Ils se regardaient, hésitaient, prenaient ensemble le parti de s'embrasser et Josselin lui désignait un fauteuil, s'asseyait de nouveau, croisait de longues jambes, écartait son livre, comme à regret.

Il ne ressemblait pas à leur père. Beaucoup moins que Denis. Pourtant, cette lèvre qui avait de la difficulté à sourire, c'était celle des garçons de Sancé. Cantor, parfois, avait la même moue. Regard brun, cheveux bruns, mi-longs. Un air encombré de lui-même, maladroit tout en étant hardi puisqu'il était l'aîné. Elle le reconnaissait.

Avec des bonds de libellule, la jeune fille était sortie, sans doute pour aller prévenir les autres membres de la famille.

*****

– Dis-moi, Josselin...

Le tutoiement était venu spontanément. Et tout aussi naturel le sentiment d'exiger de cet étranger qu'il réponde à ses questions, comme autrefois.

– Dis-moi, Josselin, lequel de notre père ou de notre mère avait les yeux clairs ?

– Notre mère, répondit-il.

Il se leva, alla à un secrétaire et y prit deux plaquettes de bois qu'il vint mettre sous les yeux d'Angélique. C'était les portraits du baron et de la baronne de Sancé.

– Gontran les avait peints. Je les ai emportés avec moi.

Il les posa sur une table basse devant lui, appuyés à un vase de fleurs. Ces petites peintures étaient frappantes de ressemblance. Le baron Armand avec son grand feutre un peu cabossé, la baronne et sa capeline de paille. Angélique avoua qu'elle ne se remémorait pas le prénom de sa mère.

Josselin fronça les sourcils, hésitant.

– Adeline, annonça la petite voix d'Honorine, qui restait plantée au milieu du salon.

– Adeline ! C'est cela. Elle a raison, cette enfant.

– J'ai entendu M. Molines le dire lorsqu'il est venu nous voir à Québec.

Des pas et des exclamations s'entendaient dans le vestibule.

La femme de Josselin ressemblait à sa sœur, Mme de Verrières. Comme elle, une de ces belles, solides et spirituelles filles de Canada, de la deuxième génération, celle née dans le pays, accoutumée à partager avec l'homme les dangers et la réussite. C'était une maîtresse femme sous ses airs enjoués. Angélique comprit très vite, tandis que l'on visitait le domaine, qu'elle avait tout en mains. Et sans doute, n'avait pas d'autre choix à faire, car son époux semblait peu intéressé par les questions de gestion et de commerce. Brigitte-Luce posait sur lui un regard d'adoration et semblait le considérer comme un de ses enfants, qui, échelonnés de quatre à vingt ans, avaient l'air d'avoir hérité de son agréable et pétulant caractère plus que de celui de leur père.

*****

– Tu aurais pu tout de même nous écrire ! lui dit Angélique lorsqu'ils se retrouvèrent en tête-à-tête dans le grand salon.

La mère de famille s'était éloignée pour aller préparer une chambre et faire un tour aux cuisines, car elle avait insisté pour garder Angélique et Honorine au moins pour la soirée et la nuit.

– Écrire ? À qui ? fit Josselin. Je n'avais pas envie d'avouer mes échecs. Et j'avais oublié que je savais écrire, presque oublié que je savais parler. Pour tenir en Virginie ou au Maryland, il ne fallait pas être français et dans tous les États anglais en général, il fallait être vraiment protestant. Or, je n'étais rien. J'étais seulement avec les protestants, de leur côté, un garçon qui voulait voir du pays. Mais qui ne servait à rien. Je n'étais bon à rien. Mes études ? Devenir écrivain public ? Notaire ? Greffier ? Qui serait venu chez un notaire français ? J'étais étranger partout. Je me suis senti chez des étrangers et peu à peu chez des ennemis. J'ai appris l'anglais, mais je m'énervais parce que mon accent faisait sourire. Au sortir d'une taverne, un Français me dit : « Mais puisque tu n'es même pas huguenot, va vivre en Nouvelle-France, toi qui le peux ». Je décidai de remonter jusqu'à Albany-Orange, l'ancien fort hollandais. Je n'étais même pas un bon aventurier ni un bon coureur de bois. Les sauvages se moquaient de moi.

– Les garçons de Sancé ont toujours été très susceptibles.

– Pour la même raison. Parce que nous n'étions rien, ni paysans ni nobles, pauvres et considérés comme riches, il nous aurait fallu tenir notre rang, et parce que notre père, pour nous élever, s'occupait d'élevage de mulets et de baudets, on nous méprisait.

Angélique se dit que Joffrey en Aquitaine avait su rompre avec superbe le cercle qui paralysait la noblesse...

« Mais il a quand même payé, lui aussi, et fort cher », convint-elle à part soi.

– Les filles de Sancé avaient peut-être meilleur caractère que nous autres, parce qu'elles avaient de meilleures chances.

– Non, Josselin. Je me souviens de tes dernières paroles. Elles avaient été pour me mettre en garde de ne pas accepter le sort qui m'attendait : être vendue à quelque vieillard riche ou quelque grossier et obtus hobereau du voisinage.

– C'est vrai, je trouvais pire encore le sort qui attendait les filles de ma famille, mes sœurs, dans ces gentilhommières perdues : s'ensevelir ou se vendre.

Maintenant, elle le rejoignait, ce garçon qui lui avait dit : « Prends garde ». C'était bien le même qu'elle pouvait suivre dans son périple solitaire, à travers les colonies anglaises, laissant à chaque étape un peu de sa défroque de petit nobliau papiste, changeant de nom, se refusant à parler ces langues étrangères, et donc peu à peu la sienne qui attirait l'antipathie et le mettait parfois en danger, abandonnant aussi, pour les mêmes raisons, la pratique de sa religion pour laquelle il n'avait jamais été très emballé, et dont le collège des jésuites l'avait dégoûté, mais n'accordant à celle des réformés qu'une attention prudente, juste de quoi ne pas se faire repérer comme « suppôt de Rome » car, s'introduire dans les méandres de leurs croyances luthériennes ou calvinistes, le révulsait à l'avance. Il n'aurait jamais pu, tout d'abord parce que cela lui paraissait au moins aussi ennuyeux que la religion d'en face, sinon plus, ensuite parce que le souvenir du frère de son père qui s'était converti à la religion réformée, et que les imprécations et les gémissements de leur grand-père à la barbe carrée dans le château de Monteloup n'avaient cessé d'appeler : « Ah !... Ah !... cet enfant que j'aimais ! Cet enfant que j'aimais ! » hantaient ses jeunes années, à lui Josselin, et le mettaient devant une barre impossible à franchir quand on parlait de conversion.

– Oh oui, c'est vrai ! dit Angélique. Notre pauvre grand-père avec ses lamentations !

De ce qu'il avait appris dans les collèges de France, en bon gentilhomme, penché sur un parchemin, à tremper sa plume dans son encrier de corne, tout n'était qu'à jeter aux orties. Dans ce pays de sauvages où il était allé, eux qui ne connaissaient même pas l'écriture, les plumes n'avaient d'importance que celles que les Indiens pouvaient se planter dans leurs chignons huileux ou dans leur cimier de scalp.

Il était bon cavalier, mais de chevaux, point. Le maniement de l'épée ? Qu'en faire dans ce pays où l'on parlait à coups de mousquets, sinon de coutelas, de haches ou de casse-tête !

Ainsi, il était parvenu aux abords du lac du Saint-Sacrement7 où les coureurs de bois anglais et français se rencontraient parfois. Dans ces parages où la frontière entre la Nouvelle-Angleterre et la Nouvelle-France était plus qu'indistincte, contestée, et en fait n'existait ni pour les uns ni pour les autres, il avait pu passer insensiblement de ses compagnons anglais réformés à ses compatriotes français catholiques, du lac du Saint-Sacrement au lac Champlain.

Au fort Sainte-Anne, il s'était annoncé sous un autre nom, Jos du Loup. Il avait bu une dernière pinte de bière avec son ami, un Français huguenot du Nord, ce Wallon qui renseignerait Molines et se souviendrait du faux nom donné par lui au commandant du poste. Ce fut la dernière fois qu'il ouvrit la bouche pour longtemps.

– À ce moment-là, dit Josselin, j'étais devenu tout à fait muet.

Il avait hiverné au fort Sainte-Anne, aidant à transporter du bois, compter des ballots de fourrure, entretenir les armes, les raquettes à neige.

Au printemps, il repartit, déboucha dans le Saint-Laurent, sous Sorel, et gagna Montréal. Ce fut là qu'il rencontra Brigitte-Luce et l'épousa.

– Et comment as-tu fait fortune ?

– Je n'ai rien fait du tout. Ni fortune ni quoi que ce soit. Qu'ai-je à faire, t'ai-je dit, avec ce qu'on m'a enseigné ? La chasse ? Quelle chasse ? Ici on ne chasse pas, on va récolter la fourrure chez les Indiens chasseurs. Dans ma jeunesse, en Poitou, il m'est arrivé de courir le loup, le sanglier, avec notre père. Montréal est bien pourvu en viande. On ne se nourrit plus de gibier, comme dans les postes éloignés. Ni chevaux ni meute. Quant à sonner le cor, talent auquel je m'étais exercé avec notre voisin Isaac de Rambourg, à quoi cela pourrait-il me servir, dis-le-moi, dans les forêts du Nouveau Monde, où faire craquer une brindille sous votre pied peut vous coûter votre chevelure !

Ils se mirent à rire, contents de découvrir que la vie les avait à peu près initiés aux mêmes cocasseries dont ils étaient portés à s'amuser, par une façon de voir les choses, due à leur éducation commune.

Angélique aperçut sa belle-sœur s'arrêter au seuil de la porte, stupéfaite et ouvrant de grands yeux.

– Ce n'est plus le même homme ! S'écria-t-elle.

Josselin tendit la main vers sa femme.