Angélique remarqua que tout au long de la visite, mère Bourgeoys ne lâcha pas la main d'Honorine, lui faisant beaucoup plus qu'à elle les honneurs des lieux.
Quelle adorable éducatrice !
À l'étage, on vit les dortoirs. Les lits de bois simple, garnis d'une paillasse de balle et de couvertures à carreaux bleus et gris, étaient surmontés d'un cadre de bois.
– L'hiver, nous mettons des courtines de serge verte afin que nos enfants soient bien protégées durant la nuit du grand froid et des vents coulis.
L'été, on se préoccupait surtout d'éviter les piqûres des moustiques et des maringouins. On suspendait aux montants des lits des boules composées de noix de muscade, de clous de girofle et de toute une gamme d'ingrédients à la forte senteur. Ces boules, appelées « pommes pourries » ou « pot-pourri » avaient la propriété d'écarter les insectes.
– Savez-vous faire de ces « pots-pourris » ? demanda mère Bourgeoys à Honorine.
Honorine secoua la tête négativement.
– Que savez-vous faire, ma petite enfant ? Dites-le-moi, pria la religieuse avec affection.
– Je ne sais rien faire, répondit Honorine d'un air compassé. Je suis très maladroite.
– Eh bien, nous vous aiderons à l'être moins et nous vous apprendrons bien des choses, répondit la directrice d'un air enjoué et sans se mettre en peine de cette déclaration.
Partout dans la maison, régnait une délicieuse odeur de melons et de fruits. Le climat étant plus doux qu'à Québec, on récoltait ici quantité de prunes et de pommes qui déjà faisaient ployer les branches dans le verger et, au bas du jardin près de la rivière, dans un sable gris, poussaient les petits melons qui étaient le régal de la belle saison et que l'on faisait confire en petits dés, pour distribuer aux malades et aux enfants, l'hiver.
Au réfectoire, une sœur et une novice avaient préparé une collation, et sur chaque assiette, les melons coupés en quartiers embaumaient.
Tandis qu'elles dégustaient la pulpe délicate avec des cuillères de vermeil – don d'une « bienfaitrice » – Angélique ne pouvait s'empêcher de poser des questions sur ces premiers temps qu'avait connus la pionnière de Montréal, et Marguerite Bourgeoys s'y laissait prendre car elle aimait se rappeler le jour où, après huit années durant lesquelles aucun enfant n'avait pu atteindre l'âge d'apprendre à lire, elle avait vu arriver à l'étable mise à sa disposition pour servir d'école, la première petite fille, le premier petit garçon de quatre ans et demi.
La congrégation ne prenait comme pensionnaires que des fillettes, mais les petits garçons de la ville de quatre à sept ans continuaient d'être reçus pour les premières années comme il en avait été autrefois.
En l'interrogeant, Angélique avait un aperçu de l'intelligente activité que cette modeste Champenoise qui était partie si hardiment de sa ville natale, Troyes, en France, déployait non sans soulever des controverses car elle innovait en tout. Elle avait fondé le premier ordre religieux de femmes à n'être pas cloîtrées et elle avait obtenu que le costume porté par elle-même et ses compagnes ne soit que la tenue ordinaire d'une ménagère de modeste condition. « Sans voile, ni guimpe », pour ne pas se différencier de ceux qui les entouraient et qu'elles étaient venues servir.
Elle avait aussi inauguré un ouvroir dès les premiers temps de la colonie afin que les jeunes femmes immigrantes qui arrivaient, souvent dans l'ignorance totale du moindre rudiment de cuisine ou de couture, ne sachant pas plus faire une soupe que ravauder des hardes – à se demander parfois, dit-elle, de quelle façon jusqu'alors en France elles se nourrissaient – puissent apprendre les rudiments de cette belle et honorable tâche qui demande de la bonne volonté et de l'amour, mais aussi de sérieuses et multiples compétences : tenir un foyer.
Partout où elle le pouvait, disposant d'un contingent assez faible de religieuses, elle ouvrait des petites écoles pour les habitants éloignés de l'île, à la pointe Saint-Charles, à la Pointe-aux-trembles, à La Chine... Et voici qu'on venait les quérir pour en ouvrir à Champlain, à Québec, en la Basse-Ville, à Sainte-Famille en l'île d'Orléans.
Elle tenait aussi, pour atteindre la plus grande partie de l'enfance canadienne, à ce que l'école soit gratuite.
Et, afin de pouvoir instruire gratuitement, les sœurs devaient se contenter de peu pour elles. Elles gagnaient la vie de la communauté par des tâches à l'extérieur, et en vivant de leur ferme et élevage, comme tous les habitants de Nouvelle-France.
*****
À la fin de cette première visite, Mlle Bourgeoys fit à Angélique une proposition qui tenait compte de la peine que mère et fille allaient avoir à se séparer et qui œuvrerait à dénouer sans brutalité des liens bien naturels entre cœurs aimants.
Elle conseillait à Mme de Peyrac de garder Honorine auprès d'elle jusqu'à ce qu'elle ait pu se rendre chez son frère afin de présenter l'enfant à sa parenté.
Au retour, elle laisserait à la congrégation de Notre-Dame la petite fille qui entamerait ainsi sa vie de pensionnaire. Marguerite Bourgeoys supposait que Mme de Peyrac resterait encore quelques jours dans l'île de Montréal. Ainsi, elle pourrait se sentir proche de l'enfant, en avoir des nouvelles qu'on lui ferait porter, et, quand viendrait le jour pour elle de mettre à la voile et de s'éloigner, mère Bourgeoys espérait qu'elle le ferait tout à fait rassurée sur le sort de son enfant et déjà accoutumée tant soit peu à la séparation.
Pour la distraire de cette pensée, mère Bourgeoys insistait qu'une multitude de gens à Ville-Marie souhaitaient rencontrer Mme de Peyrac et le nouveau gouverneur de la ville avait l'intention de donner une réception en son honneur, conviant les personnes importantes et les plus en vue de la cité, c'est-à-dire à peu près tout le monde, afin de la leur présenter.
De plus, elle avait ouï dire que le chevalier de Loménie-Chambord se trouvait céans et le visage d'Angélique s'éclaira puis s'assombrit car mère Bourgeoys croyait savoir que son retour était dû à une blessure qu'il avait reçue dans une escarmouche stupide avec des Outaouais, ce qui l'avait contraint à abandonner M. de Frontenac et l'armée en route vers les Grands Lacs. La blessure était sans gravité. On le soignait à l'Hôtel-Dieu de Jeanne Mance.
La religieuse enchaîna sur ses providentielles retrouvailles avec son frère aîné qui s'avérait bien être le seigneur du Loup. On le lui avait certifié en secret... Elle lui assura que la femme du seigneur du Loup, sa belle-sœur, Brigitte-Luce de Pierrefond, était une âme d'élite. L'une des filles aînées s'était mariée récemment. Marie-Ange, qui était restée à la congrégation de Notre-Dame jusqu'à douze ans, avait maintenant presque seize ans, mais ne semblait pas pressée de fonder un foyer, ce qui surprenait dans un pays où l'on convolait en justes noces dès quatorze ans et vu son évidente beauté.
– Voilà ce que je vous suggère, mes chères enfants, et je pense que vous vous trouverez bien de suivre mon petit tracé. Regagnez la demeure où vous êtes descendues, prenez une légère collation et mettez-vous au lit de bonne heure. La première nuit à terre lorsqu'on s'est habitué à la navigation, est toujours troublée. De bon matin, on mettra à votre disposition un carrosse... qui eût cru, il y a seulement quinze ans, qu'on verrait des. carrosses à Ville-Marie ? Mais notre île est grande, près de quinze lieues de longueur, et le domaine de votre frère tout à l'extrémité ouest. On y va plus vite en canot, mais il faut décharger à La Chine. Prenez donc le chemin du roi.
Chapitre 39
Après avoir franchi cinq marches d'un perron de pierre, Angélique, Honorine près d'elle, hésitait à soulever le heurtoir de bronze qui, en retombant, allait rompre un silence de près de trente années.
Elle ne serait pas surprise de voir surgir toute cette famille qu'on lui avait si abondamment et si bien décrite qu'elle la connaissait comme de longue date.
Elle pouvait reconnaître aussi, du haut de ces quelques marches qui précédaient la grande porte de chêne à motifs en « pointe de diamant », le paysage du domaine, de grands pacages où paissaient des vaches en contrebas, la brillance d'un lac ou d'un bras de fleuve, la maison qu'on appelait la « châtellenie », une belle habitation qui évoquait plus les manoirs de l'ouest de la France, Poitou, Vendée, Bretagne, que la maison de type normand du côté de Québec.
Mais, jusqu'au dernier moment, elle doutait que, derrière cette porte, elle trouverait un homme dans la quarantaine qui avait été ce garçon à gros souliers, son frère, l'aîné, appelé Josselin de Sancé de Monteloup.
Le son du heurtoir résonna longuement. La porte s'ouvrit peu après. Elles virent briller une chevelure blonde ; un œil clair les examinait.
« Si c'est là cette nièce Marie-Ange, elle ne me ressemble pas tellement », pensa Angélique.
– Êtes-vous Marie-Ange du Loup ? interrogea-t-elle.
– Oui, je le suis.
L'adolescente éclata de rire.
– Et vous, vous êtes la fée Mélusine. Celle qui se transforme la nuit du samedi en biche ? La fée qui veille sur les récoltes, bâtit les châteaux et protège les enfants des maladies. Est-ce bien cela ?
Angélique approuva d'un signe de tête. Primesautière, Marie-Ange vint glisser son bras sous le sien.
– Notre père a dit que vous viendriez.
Elle les fit traverser un vestibule dont les murs étaient garnis de tableaux et de trophées d'orignaux ou de cerfs. Un large escalier de pierre montait jusqu'à un étage dont la galerie à balustres de fer forgé faisait le tour de l'habitation.
Angélique se sentit heureuse de penser que son frère, puisque maintenant l'évocation de Mélusine écartait les derniers doutes, avait recréé autour de lui une demeure de bon ton. Il devait être très riche.
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