– Eh bien ! Madame, vous me donnez aussi confirmation d'une nouvelle dont je n'étais pas encore certaine. En Canada, elles ont coutume de précéder celui ou celle qui sont chargés, non seulement de les porter, mais d'en révéler la teneur ou de les confirmer. Aussi, je ne m'étonnerai pas que vous soyez déjà au courant de ces faits. Oui, en effet, bien que je ne l'aie point encore vu, ni pu l'avertir de ma venue, j'ai toutes les certitudes que le gentilhomme dont vous me parlez est mon frère aîné, Josselin de Sancé de Monteloup, parti pour le Nouveau Monde à l'âge de seize ans et dont nous n'avons jamais eu de nouvelles depuis.

Mme de Verrières l'embrassa avec effusion, les larmes aux yeux.

– Nous sommes donc parentes par alliance. L'une de mes sœurs est son épouse !

Il y eut alors un remous au-dehors.

L'on vint annoncer que le curé qui devait procéder au baptême, retardé par le brouillard, venait d'arriver. C'était un prêtre du séminaire de Québec, itinérant l'été, de paroisses en seigneuries et concessions isolées. La cérémonie religieuse aurait donc lieu après la fête, mais ne s'en déroulerait pas moins avec piété.

M. et Mme de Verrières continuaient à voir, dans ces contretemps, le signe que la présence inattendue de Mme de Peyrac était de bon augure. Après lui en avoir demandé la faveur, ils firent ajouter à la longue liste de prénoms de saints protecteurs de la nouvelle-née, Marie-Magdeleine, Louise, Jeanne, Hélène, celui de la célèbre et belle visiteuse : Angélique.

Le brouillard s'étant levé, il fallut regagner les navires. Si l'on n'y voyait pas plus clair qu'à l'arrivée, c'est que l'obscurité commençait à tomber. Saoulés de conversations et de boissons, on s'arrachait difficilement les uns aux autres.

Mme de Verrières avait longuement parlé à Angélique de la famille de son frère et Angélique avait dû donner quelques renseignements sur les siens, en Poitou, les Sancé, frères, sœurs, parenté...

– À bientôt.

Honorine, qui avait eu tout loisir d'étancher sa soif et son appétit en vidant les fonds de verres, de gobelets et d'écuelles abandonnés sur les tables, suivant en cela l'exemple d'une nuée d'enfants bruyants et avides, indifférents à la préoccupation de salir leurs beaux habits de fête, rarement endossés, et auxquels elle s'était mêlée de grand cœur, s'effondra, terrassée par le sommeil. On dut la porter du seuil de la maison jusqu'à sa couchette. Angélique était aussi un peu étourdie, car elle avait fait honneur, sans trop y prendre garde, aux « bonnes boissons » canadiennes, généreusement versées. Elle avait oublié que les colons français, et surtout leurs épouses, étaient passés maîtres en la fabrication d'« alcool de ménage ». Fruits des jardins et des bois, seigle, orge, blé de froment ou d'Inde, sève d'érable, tout était bon à brûler dans l'alambic caché à la dernière branche d'un arbre lorsque le fonctionnaire royal faisait sa tournée.

À la faveur de ce vague vertige, elle commençait à se sentir en familiarité avec l'habitant du Haut-Saint-Laurent, ce Montréalais en bonnet bleu, la faux sur l'épaule, le mousquet sur l'autre, anobli, militaire, voyageur, une sorte d'habitant des frontières à la française en somme. Ces femmes et ces hommes dans leurs fiefs palissades, lui rappelaient les gens de Brunswick-Falls. Ils étaient plus plaisants, plus étourdis, mais, comme ces pionniers anglais, durs comme le roc et totalement indisciplinés.

Puis elle se remémora encore ce qu'elle avait appris sur la famille de son frère et, avant de s'endormir, se fit la réflexion qu'elle n'avait pas manqué d'amples descriptions sur sa belle-sœur, ses neveux et nièces, surtout sur la brillante et redoutée Marie-Ange, cette nièce qui lui ressemblait, mais que, sur lui, le seigneur du Loup qu'on prétendait son frère, personne n'avait soufflé mot.

Chapitre 38

Voici donc Ville-Marie, la sainte, l'audacieuse, aux confins des eaux, de la terre et de la forêt, avec derrière la frise déroulée, bleutée de ses toits et de ses clochers, son petit volcan éteint au nez camus, le Mont-Royal. Sur le port, des bourgeois, M. et Mme Le Moyne, baron de Longueil, et son beau-frère, Le Ber, tous deux parents et parmi les plus riches et entreprenantes familles du lieu, l'attendaient.

Depuis longtemps, par l'intermédiaire de voyageurs comme Nicolas Perrot, ces grands noms de Montréal étaient en affaire avec le comte de Peyrac. Des affaires qui passaient par les chemins de l'intérieur dont le départ se prenait aux cataractes de La Chine, et elle supposait que ces messieurs qui soutenaient de leurs deniers les principales expéditions des coureurs de bois pour la fourrure, n'étaient pas mécontents de bénéficier, grâce au maître de Wapassou, d'une petite réserve d'argent pur, peut-être d'or, bienvenue en cette colonie où les bons-papiers remplaçaient bien désavantageusement les écus sonnants et trébuchants, ceux-ci restant inappréciables comme garantie pour tout marché sérieux, à traiter avec la France métropole ou les puissances commerçantes étrangères.

Elle fut donc accueillie, ainsi qu'Honorine, avec amitié et attention. On déplorait l'absence de M. de Peyrac, mais sachant le service que celui-ci rendait au gouverneur et à tous, en surveillant sur le Saguenay la progression des Iroquois au pays des Mistassins, ils préféraient cette solution qui leur épargnait une campagne d'été contre ces intraitables ennemis.

Reconnaissants et empressés, ils mirent à la disposition d'Angélique et de sa fille un petit manoir des plus confortables, dans le voisinage de leurs propres demeures, et les dames, ainsi que leurs filles, vinrent prêter la main à l'installation des visiteuses et de leurs gens. Elles assuraient Angélique que, tout au long de son séjour, elle pourrait se considérer comme chez elle, demander tout ce dont elle aurait besoin : des domestiques, des femmes de chambre, un cuisinier et ses aides, s'il le fallait. Mais les dames de Montréal comprirent que la dernière proposition était inutile en voyant arriver M. Tissot avec ses paniers de vaisselle, d'argenterie et de verrerie, recouverts de linge blanc. La dignité et le savoir du maître d'hôtel les impressionnèrent.

Il demanda seulement l'assistance, le premier jour, de deux valets qui pourraient lui indiquer où se fournir au mieux dans la ville en vivres frais, volailles, viandes, légumes, fruits, et, si l'on en trouvait de bonne confection, de pâtés et tourtes de viande ou de gibier.

Dès qu'elle le put, Angélique, escortée de Kouassi-Bâ et de M. de Barssempuy, se fit conduire à l'habitation qui, vers l'ouest de la ville, abritait les sœurs de la congrégation de Notre-Dame et leurs jeunes élèves et pensionnaires.

Une voiture légère les conduisit jusqu'à l'entrée de la concession qui n'était close que de barrières de bois. Au bout d'une allée, entre deux prairies plantées d'arbres fruitiers, on découvrait une longue maison de pierre, avec trois fenêtres de chaque côté de la porte centrale, et son toit couvert d'ardoises, percé de sept lucarnes.

En regard des grands bâtiments conventuels et demeures seigneuriales de la capitale, c'était modeste, mais accueillant comme une maison de famille. Au centre de la cour, des petits enfants chantaient en dansant, en battant des mains et en sautant d'un pied sur l'autre.

Aux premiers jours de mai,


Que donnerai-je à ma mère ?


Aux premiers jours de mai,


Que donnerai-je à ma mère ?


Une perdriole qui vole, vole, vole,


Une perdriole qui vole dans le bois...

Il y avait un puits à l'angle du jardin potager qui se prolongeait sur la gauche par un pré planté de pommiers, et sur la droite, par un entrepôt qui complétait l'ensemble des communs, la grange où l'on remisait les charrettes, le cellier pour les fruits, la réserve des raves. On trouva mère Marguerite Bourgeoys qui payait les traites dues pour la réparation de son toit après l'hiver, en ballots de castors. Apercevant les visiteuses, elle vint à elles, les embrassa, s'informa de leur santé et leur demanda de patienter un petit peu, le temps de terminer les comptes.

Lorsqu'on eut examiné et dénombré les peaux, pesé par lots, mesuré la hauteur des paquets à celle d'une demi-longueur d'un canon de fusil qui était jugée correcte pour la transaction, lorsque le couvreur et le charpentier s'en furent allés avec leur bien de castors sur une brouette, et leur fusil-étalon de mesure en travers de l'épaule, Mlle Bourgeoys put se consacrer à elles.

C'était un grand jour, dit-elle, que celui où l'on accueillait une nouvelle pensionnaire et surtout venue de si loin. On la choierait bien. Les devinant assoiffées, car c'était la maladie du pays, elle commença par leur faire boire un grand verre d'eau fraîche tirée du puits. Ici, été comme hiver, ce verre d'eau était le premier geste de l'hospitalité. Puis elle proposa à Honorine d'aller voir une brebis dans le pré et ses deux agneaux, l'un noir, l'autre blanc.

L'on revint ensuite vers la belle maison basse. Les salles étaient vastes, avec de grands âtres, et se suivaient en alignement, séparées au milieu par un couloir qui traversait la maison de part en part et s'ouvrait à l'arrière sur une autre cour, d'autres jardins et de grandes prairies qui descendaient jusqu'au fleuve.

D'un côté de ce couloir, il y avait le parloir, le réfectoire, les salles d'études. De l'autre, une grande cuisine, nantie de deux petites salles secondaires, la chapelle où la statue de Notre-Dame du Bon Secours et le beau crucifix offert par M. de Fancamp, l'un des premiers bienfaiteurs, étaient garnis de bouquets de fleurs fraîches que les enfants cueillaient dans les prés.