Il confirma son ministère auprès des Abénakis, en ce vaste campement, ancien poste de traite, où la plupart des baptisés de ces nations s'étaient rassemblés.
Elle mit à profit le trajet nécessaire pour aller déposer les rescapés à l'embouchure de la rivière Saint-François où les attendait le reste de la flottille pour lui parler des propositions de rançon qu'elle tenait du Massachusetts. Des parents de captifs qui avaient été emmenés en Nouvelle-France, les avaient priés de les communiquer à qui de droit, sachant qu'étant français et catholiques, ils pouvaient intercéder pour eux auprès de leurs compatriotes.
M. de Peyrac et elle avaient accepté de s'entremettre, dans un esprit de charité.
Son hôte, qu'elle recevait dans la salle des cartes du château-arrière, et qui, bien que trempé, refusait couverture et boisson chaude, disant que par la chaleur de la saison, il n'était pas mauvais de prendre un bon bain froid, l'écouta attentivement, puis lui demanda si elle pouvait lui donner quelques noms. Elle commença par lui parler de la famille William.
Après quelques instants de réflexion, il déclara qu'en effet, ces personnes ne lui étaient pas inconnues. Il se souvenait très bien de leur arrivée au fort de Saint-François-du-Lac. C'était un parti d'Etchemins qui les avait ramenés de Nouvelle-Angleterre il y avait deux années environ. Il s'en souvenait d'autant plus qu'il avait été appelé au chevet du nommé William qui avait une vilaine plaie à la jambe et qui mourut peu après. Il n'avait pu, hélas, malgré ses efforts, le convaincre d'abjurer son hérésie avant de se présenter devant son créateur.
Il se rappela également la femme qui était restée veuve avec deux enfants : un garçon de cinq ans et une petite fille, née dans la forêt, durant la marche vers la Nouvelle-France. Il lui semblait que ladite petite fille avait été rachetée par de généreuses personnes de Ville-Marie-du-Montréal, qui l'avaient fait baptiser et l'avaient adoptée parmi leurs propres enfants. Le garçonnet, lui, avait été adopté après baptême par un chef abénakis, de la tribu des Kannisebinoaks ou Canibas, qui l'avait emmené avec lui dans la région des lacs, leur pays d'origine comme l'indiquait leur nom « Ceux-qui-sont-situés-près-des-lacs ».
Il ne restait donc à Saint-François-du-Lac que la femme William, qui avait été achetée par un homme de la tribu des Canibas, son maître Etchemin Quandequiba qui l'avait capturée, retournant vers le sud. Mais le jésuite assurait qu'elle s'y trouvait encore car le Canibas, un très bon paroissien, préférait rester en permanence à la mission. Angélique le remercia et le chargea de transmettre cette nouvelle d'une rançon que la parenté des William à Boston était prête à verser pour racheter les survivants de la famille, prisonniers en Nouvelle-France.
Pour sa part, elle ne savait combien de jours elle resterait en l'île de Montréal. Il fut convenu que, lorsqu'elle aurait arrêté la date de son départ, elle enverrait au père Abdiniel un messager pour l'en avertir à Saint-François-du-Lac. Afin de ne pas retarder son retour vers Québec, il l'attendrait si possible avec la captive à l'embouchure de la rivière Saint-François qu'on appelait aussi la rivière des Abénakis, car elle était le chemin naturel de retour vers leur territoire d'origine, au sud-est, les pays de l'aurore... En ce lieu, le missionnaire et ses ouailles les quittèrent.
Angélique était satisfaite d'avoir retrouvé si facilement la trace des William. On lui avait bien dit que, si l'on voulait connaître le sort des prisonniers anglais, il fallait aller jusqu'à Montréal. Il y en avait peu à Québec. La capitale ne voulait pas voir traîner des Anglais dans ses rues, prisonniers ou non, convertis ou non, et n'allait pas les disputer à leurs maîtres hurons ou algonquins des campements de Lorette.
À son bref passage, Mlle d'Hourredanne lui avait dit qu'elle avait bien reçu sa lettre de l'automne dernier, mais qu'elle n'avait pas délivré le message à sa servante Jessy, jugeant inutile de troubler sans nécessité la pauvre fille.
– De toute façon, « ils » ne la lâcheront pas puisqu'elle n'a pas voulu se faire baptiser. À soulever la question, elle ne gagnera que d'être renvoyée à son maître sauvage abénakis. Et je risque d'attirer l'attention sur ma tiédeur à la convertir et ce ne serait guère le moment puisque M. Carlon est au bord de la disgrâce. « Ils » ne manqueront guère de rappeler à ce propos que je suis janséniste. Un prétexte de plus pour nuire à ce pauvre cher intendant car nul n'ignore la grande amitié qui nous lie...
*****
Au-delà de Sorel et du fort bâti à l'embouchure de la rivière Richelieu, appelée la rivière des Iroquois, car avec le fleuve Hudson et le lac Champlain, c'était le « boulevard » naturel qu'ils avaient coutume d'emprunter pour porter la guerre au Saint-Laurent, et alors qu'on était vraiment proche du but, un brouillard épais contraignit la flottille de gagner la rive et de jeter l'ancre. À travers les brumes, on distingua un débarcadère de bois et au loin, des lumières qui se projetaient en un grand halo s'épanouissant derrière le rempart d'une palissade. Le pilote qui les conduisait depuis Trois-Rivières leur conseilla de descendre et de se présenter chez les seigneurs du lieu, M. et Mme de Verrières. Lui, un enseigne du régiment de Carignan-Sallière, était venu en Nouvelle-France dans la compagnie de son oncle, le capitaine Crèvecœur, et tous deux, au licenciement des troupes, avaient résolu d'élire domicile en Canada. Marié à une fille de l'île d'Orléans, il avait déjà cinq ou six enfants et l'on fêtait aujourd'hui le baptême d'une dernière-née au milieu d'une nombreuse compagnie de voisins comme en témoignaient les barques, bachots, canoës, attachés au long de la berge.
Le pilote insistait. Dans la région, il ne fallait pas s'embarrasser de manières comme à Québec où tous ces fonctionnaires royaux se piquaient de maintenir l'étiquette de Versailles. Les environs de Ville-Marie du Montréal conservaient la mentalité des pionniers qui étaient liés entre voisins comme une seule famille, pour s'être mutuellement aidés à construire leurs maisons, à faucher leurs champs et, surtout, s'être portés secours contre l'Iroquois, le fourbe ennemi qui à tout moment pouvait surgir des bois, le tomahawk levé.
Dans la contrée, il fallait sans cesse être en alerte, être prêt à s'élancer au moindre appel, à la moindre fumée suspecte s'élevant au-dessus des blés, et beaucoup de gentilhommières comme celle-ci s'entouraient de remparts.
En effet, la palissade flanquée de tourelles aux quatre angles avait laissé prévoir une construction de bois, un fort comme à Wapassou. Or, c'était presque un château de deux étages bâti en pierres et couvert d'ardoises.
Comme l'avait annoncé le pilote, l'apparition de visiteurs étrangers venus du fleuve ne fit qu'ajouter à l'allégresse générale. Angélique, sa fille, ses chevaliers servants reçurent le plus cordial accueil et, lorsqu'on sut qui elle était, un vif mouvement de curiosité et d'enthousiasme s'empara de l'assemblée. Mme de Verrières ne cacha pas sa joie. Le jour du baptême de sa nouvelle-née lui parut marqué d'un heureux présage par l'apparition inopinée d'une grande dame qui avait sa légende et que les Montréalais se déclaraient un peu piqués de n'avoir pas encore reçue dans leurs murs.
Ainsi, grâce au brouillard, Verrières serait le premier honoré. On regrettait de les voir arriver trop tard pour partager le banquet, mais elles allaient pouvoir se restaurer de sorbets et de pâtisseries.
Mme de Verrières fit signe à l'orchestre de reprendre la musique. Malgré le brouillard, des couples dansaient dans la cour. Des femmes dans la cuisine d'été, au flanc de l'habitation, continuaient de s'affairer autour des marmites. Comme il faisait chaud et que l'après-midi débutait à peine, c'était le moment des boissons rafraîchissantes, la piquette, le fameux « bouillon » des Canadiens, mais aussi des spiritueux, alcools et liqueurs destinés à faire passer le lourd repas de midi.
Mme de Verrières entraîna Angélique dans le salon où les invités venaient se reposer de danser. On aurait pu se croire dans une des salles du château Saint-Louis. C'était une grande pièce garnie de sofas, de vastes fauteuils, de tabourets, de guéridons, meubles de belle facture et qui devaient venir de Paris. Les dames étaient assises, les jeunes, à leurs pieds sur des coussins, mêlées au plus âgées avec une civilité affectueuse et gaie qui prouvait que les distances et le froid respect que l'on doit aux aïeules des familles ne dressaient pas de barrière entre elles.
On la fit asseoir. Mme de Verrières partit lui chercher de la limonade.
Tous les yeux étaient fixés sur Angélique, toutes les bouches étaient fendues par un sourire hilare et, de temps à autre, deux personnes se penchaient l'une vers l'autre, en chuchotant avec des mines et des hochements de tête à la fois stupéfaits et approbateurs. Sur un geste d'elle ou une expression, la compagnie éclatait de rire et échangeait des sourires entendus.
Profitant de l'arrivée d'un plateau de confitures et de confiseries, et d'un autre de nouvelles boissons qui détournèrent l'attention, la maîtresse de maison vint s'asseoir près de son invitée et lui parla tête à tête.
– Madame, pardonnez notre étonnement et notre amusement qui peuvent vous paraître dénués de courtoisie. Mais votre apparition en ce jour restera pour nous parmi les événements les plus émouvants de notre vie. Mais il y a plus. Et c'est une des causes de notre émotion. Maintenant que je vous ai vue, j'admettrai volontiers que nous sommes sinon parentes, au moins proches par alliance. Depuis quelques années, on a répété jusqu'à en disputer, que vous étiez la sœur du seigneur du Loup, dont les terres sont à la pointe des Ormes, à l'ouest de l'île du Montréal, à cause de la ressemblance qui existe entre vous et une de ses filles. Maintenant, la chose est certaine, il n'est pas possible que la ressemblance ne soit que fortuite d'autant plus que le bruit a couru que vous veniez à Montréal, nantie de la preuve de ces liens familiaux.
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