Aussi, pendant ce voyage où il se sentait, lui, chargé de si lourdes responsabilités, veilla-t-elle à ne pas lui causer trop d'affres en se promenant étourdiment sans l'avertir de ses déplacements. À Québec, ils ne resteraient que trois jours. Elle n'avait pas envie de s'attarder.
Chapitre 37
En effet, une fois franchis les deux promontoires jumeaux de Kebec et de Lévis et doublés le cap Diamant et le cap Rouge, la remontée du fleuve prit le goût d'inconnu, de jamais vu, aux surprises cachées qu'avant eux avaient dû éprouver les premiers Blancs, des Français : Cartier, Champlain, Dupont-Gravé, dont les nefs toujours allant avaient remonté ce fleuve-mer encore immense et qui pourtant se rétrécissait en emportant leur espérance de déboucher un jour dans la mer de Chine.
Ils finirent par aboutir à un seuil de rapides infranchissables. Là, sur la plus grande d'un essaim d'îles qui formaient le bout de la route navigable, au sommet d'une petite montagne, Cartier avait planté une grande croix aux armes du roi de France, et baptisé la colline : Mont-Royal.
C'était le fond de la nasse du Saint-Laurent, au cœur de la forêt américaine – qui oserait y revenir ? Un siècle plus tard, un brave gentilhomme champenois, M. de Maisonneuve, et son équipe d'aventuriers de Dieu, dont deux femmes, Jeanne Mance, Marguerite Bourgeoys, sur la même île, plantaient une autre croix et fondaient Ville-Marie, colonie de peuplement, destinée à apporter la parole sainte de l'évangile aux malheureux Indiens nés dans l'ignorance du paganisme.
C'était une époque déjà lointaine et pourtant, malgré les esquifs et navires croisés le long du parcours et les moissonneurs aperçus dans les champs, une impression de sauvagerie, de barbarie latente continuait de régner. L'histoire des rives de ce fleuve était pleine d'embuscades et de massacres de peuples et de nations en guerre, de tribus exterminées, refoulées, tandis que d'autres prenaient leur place et étaient exterminées à leur tour.
Celle des colons venus de France, si peu nombreux qu'ils aient été au début, pauvres, dispersés, une poignée de grains jetés au vent des espaces, renchérissait à qui mieux mieux, d'attaques des travailleurs au champ, de combats à un contre cent, de courses échevelées vers le fort et sa palissade, avec une nuée d'Iroquois hurlants aux trousses de laboureurs, d'ouvriers, de charpentiers, de scieurs de long brusquement assaillis, scalpés, ou enlevés, emmenés au fond des forêts, torturés d'une manière effroyable, découpés en morceaux et jetés à la marmite pour y être bouillis et mangés.
Ils ne firent qu'une brève escale à Trois-Rivières. C'était une petite ville à la fois pleine d'animation et souvent déserte. Ceux qu'on y rencontrait semblaient toujours sur le point de « lever le pied » et de partir dans l'une ou l'autre direction que proposait ce carrefour d'eau plus compliqué qu'un delta. Au confluent du Saint-Maurice et du Saint-Laurent, derrière ses remparts de pieux, elle avait cessé, depuis l'envoi du régiment de Carignan-Sallière, d'être la victime préférée des Iroquois.
Ce n'est qu'au delà, quelque trente milles plus loin, que l'on commençait d'apercevoir plus fréquemment, en lisière des champs où s'activaient les hommes fauchant, les femmes liant des bottes ou glanant, des hommes armés faisant sentinelles.
Si Joffrey de Peyrac avait été présent et si elle n'avait pas eu en perspective la séparation d'avec Honorine, Angélique eût sans doute trouvé à ces horizons brumeux, plus gris que bleus, traversés de rares éclaircies de soleil blafard, plus de charme. Elle avait hâte d'arriver.
Honorine sautait à cloche-pied sur le pont du bateau. Elle avait oublié, disait-elle, les jeux auxquels on se livrait en poussant du pied un galet plat d'une dalle à l'autre dans le grand vestibule des Ursulines. Elle fredonnait aussi les chansons qu'elle y avait apprises en essayant de retrouver les paroles : Rossignolet sauvage, la Nourrice du Roi, Dame Lombar, Auprès de ma blonde qu'il fait bon, fait bon, fait bon... que lui avait remis en mémoire l'amoureux de la Mauresque.
Elle serait assez fière de montrer à mère Bourgeoys qu'elle pouvait chanter avec les autres petites filles. Il y avait en elle beaucoup de bonne volonté. Avec l'âge, une petite fille sage qui souhaitait se faire aimer, prenait le pas sur sa nature première, impulsive et ombrageuse.
L'une de ces chansons dont la fillette débitait tous les couplets avec ardeur fit dresser l'oreille d'Angélique :
Rossignolet du bois joli,
Rossignolet du bois joli,
Enseignez-moi de la poison,
Enseignez-moi de la poison,
Pour empoisonner mon mari qui est jaloux de moi,
Allez là-bas sur ces coteaux,
Là vous en trouverez,
La tête d'un serpent maudit,
Là vous la couperez,
Entre deux plats d'or et d'argent,
Puis vous la pilerez
– Est-ce là les chansons que l'on vous enseigne aux Ursulines ? s'étonna Angélique.
– C'est l'histoire de dame Lombarde, l'empoisonneuse, expliqua Honorine.
– Mais c'est une histoire tragique ! Enfin... inquiétante.
*****
Angélique se trouvait entraînée à parler avec Honorine de son enfance à elle. Elle lui expliquait que, si elle n'avait pas été au couvent plus jeune, c'est parce qu'ils étaient de famille noble mais pauvre. Honorine se mit à poser des questions précises : comment est-ce que c'était d'être noble mais pauvre ? Il fallut parler des tapisseries de Bergame sur les murs humides, qui étaient bien usées. Mais, à part ce détail des tapisseries qui tombaient en lambeaux, elle n'en trouvait point d'autres. Si ses sœurs et elle grelottaient dans leur lit les nuits d'hiver, c'était plutôt de peur à cause du fantôme que du froid. Elles se tenaient chaud à trois dans ce grand lit. L'aînée, c'était Hortense
– Où est-elle maintenant ?
– En France
– Où cela en France ?
– À Paris, sans doute.
L'autre, la petite, c'était Madelon. Madelon était morte.
Était-ce à cause de la pauvreté qu'elle était morte ? Ou de la peur ? Angélique retrouvait ce pincement au cœur qu'elle avait souvent ressenti en pensant à Madelon. Elle gardait l'impression que Madelon était morte parce qu'elle l'avait mal défendue.
– Ne sois pas triste ! fit Honorine en posant sa petite main sur son poignet, ce n'était pas de ta faute.
Comment était son père ? Que faisait sa mère ? Est-ce qu'elle s'occupait des plantes pour les tisanes ? Non, mais elle s'occupait des légumes et des fruits du jardin potager.
Angélique voyait passer en contrebas comme un soleil, la grande capeline de paille nouée d'une écharpe, et la silhouette mince et digne de sa mère s'approchant des espaliers où les poires étaient mûres.
Elle, Angélique, la sauvageonne, elle était dans un arbre et, tapie sur une branche, guettait de ses yeux verts. Que pouvait-elle bien faire dans cet arbre ? Rien. Elle guettait. Attentive à ne pas se laisser surprendre. Pourtant, sa mère n'aurait rien dit... Angélique, enfant, aimait guetter, regarder. Elle absorbait l'instant au point qu'il se fixait avec tous les détails : le bourdonnement des mouches, l'odeur exquise des fruits tièdes.
– Grâce à elle, notre mère, la baronne de Sancé, nous mangions de bonnes choses.
– Est-ce qu'elle avait des yeux comme les tiens ?
Angélique s'apercevait qu'elle ne se rappelait plus qui de son père ou de sa mère avait ses yeux clairs, d'une nuance qui, chez certains de leurs enfants, avait viré soit au plus bleu, soit au plus vert.
Elle demanderait à Josselin, son frère aîné. Elle n'y croyait pas encore tout à fait à ces retrouvailles.
*****
Un peu après Trois-Rivières, le fleuve s'élargissait pour former l'étendue du lac Saint-Pierre. Il était réputé pour être fort venteux.
Une légère tempête ne tarda pas à secouer les navires. Du pont du Rochelais, ils aperçurent des canots indiens qui se débattaient parmi les vagues. Barssempuy vint dire que l'un d'eux, sur lequel il croyait distinguer la silhouette d'un ecclésiastique, avait l'air en perdition.
On fit descendre sur l'eau une chaloupe et, peu après, sous les rafales d'une petite pluie cinglante, montaient à bord les deux Indiens dont le canoë venait de couler et leur passager, une Robe Noire qui se présenta sous le nom du R.P. Abdiniel.
Désormais, Angélique avait appris à rester sur ses gardes lorsqu'elle avait affaire à un jésuite. Celui-ci lui parut neutre, sans hostilité ni sympathie. Il la remercia de l'aide qu'on lui avait consentie. Le canot de petite taille où il avait pris place avec deux catéchumènes qui, comme lui, se rendaient à Saint-François-du-Lac, avait été drossé sur des rochers où une sournoise arête avait transpercé la coque d'écorces et de baumes pourtant solide. Puis, avant que ses occupants aient pu sauter à l'eau et gagner la terre ferme, les remous avaient ramené l'embarcation vers le milieu du fleuve. Mâchant activement pour l'amollir leur enduit de gomme et de résine, les pagayeurs avaient essayé de colmater la brèche tandis que lui-même écopait l'eau. Mais, malgré leurs efforts, ils n'avaient plus guère de temps à se maintenir en surface lorsque les secours étaient arrivés. Dieu merci, sur le Saint-Laurent, on ne manquait jamais de barques ou de vaisseaux pour venir au secours des nautonniers en péril. C'était la grande fraternité du fleuve.
Angélique vérifia d'un coup d'œil sur la lettre de Mme de Mercouville le nom du jésuite que celle-ci lui avait recommandé à propos des prisonniers anglais, et vit que le hasard l'avait bien servie. Elle était en présence de l'aumônier de la mission indienne, où certains d'entre eux pouvaient se trouver.
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