Apprenant qu'Angélique était de passage à Québec, Mme de Campvert vint la visiter. Cette femme qui avait mauvaise réputation et qui avait été exilée de la cour parce qu'elle était la plus fieffée tricheuse au jeu qu'il se pût rencontrer, se fit porter en chaise dès qu'elle la sut au port. Elle lui gardait reconnaissance et amitié pour avoir soigné son petit singe mourant d'une inflammation des bronches que personne ne voulait prendre en pitié. Le singe était toujours en bonne santé.
– Je prends bien soin de lui par les grands froids, comme vous me l'avez recommandé. Ah ! Quand ce dur exil finira-t-il ? Quand le roi me pardonnera-t-il ? Il vous a pardonné à vous. Vous parlerez pour moi lorsque vous le verrez à Versailles, n'est-ce pas ?
Elle semblait persuadée qu'ils allaient prochainement repasser en France. Elle avait des nouvelles de la cour, de Vivonne.
– Peut-être que c'est lui qui s'oppose à mon retour. Je sais trop de choses sur lui... Quand vous retournerez à la cour, parlez pour moi...
– Mais je..., commença Angélique qui voulait lui faire comprendre que le retour dont elle parlait était, malgré l'autorisation du roi, très problématique.
Elle n'aurait pas écouté ses dénégations dont les raisons lui auraient échappé, elle qui se desséchait loin de Versailles.
– Ces messieurs du courrier royal que j'ai reçus chez moi à l'arrivée des navires, m'ont dit que vos fils sont très appréciés de Sa Majesté. Je ne sais ce qu'ils ont compris de votre situation en Nouveau Monde, mais ils s'étonnaient de ne pas vous trouver à Québec, ainsi que M. de Peyrac. Il paraît qu'à la cour, périodiquement, la nouvelle se répand que vous êtes de retour en France, que M. de Peyrac et vous, allez vous présenter à Versailles incessamment. Il y a même eu un faux bruit certain jour que vous veniez d'arriver, que vous aviez déjà été reçus par le roi. Chacun se désolait de son côté, croyant avoir été le seul à avoir tout manqué. En tout cas, ce qu'on peut dire, c'est que vous êtes attendus par Sa Majesté. Est-ce vrai ce que l'on raconte ? Que Sa Majesté, jadis, n'a pas été insensible à vos charmes ?
De ces bavardages, Angélique retenait un fait. C'est que la protection du roi leur demeurait acquise et, tant que cela se répéterait, nul ne pourrait leur nuire en Nouvelle-France.
*****
Un militaire d'une trentaine d'années se présenta à l'auberge du Navire de France. Il avait entendu parler de la présence de Mme de Peyrac à Québec et voulait lui demander d'intervenir auprès de sa « blonde », sachant qu'elle la connaissait et saurait peut-être la convaincre de l'épouser, comme il l'en suppliait depuis longtemps.
– Tu parles d'une blonde ! s'exclama la Polak.
Il s'agissait de la Mauresque, cette fille du roy qui était arrivée avec le contingent de La licorne, et que M. et Mme de Peyrac avaient conduite jusqu'à Québec où elles étaient envoyées pour fournir des épouses aux jeunes Canadiens.
Le terme de « blonde » était si familier aux soldats pour désigner la fiancée ou la belle restée au pays que le brave garçon, qui n'en connaissait sans doute pas d'autre, ne voyait pas pourquoi il n'en aurait pas usé pour désigner celle qui hantait ses rêves, et qui était donc une fort jolie négresse, élevée à Paris par les dames de Saint-Maur.
Elle n'avait pas encore trouvé d'époux, non parce qu'elle avait manqué de prétendants, mais parce qu'elle s'était mis en tête de n'épouser qu'un officier ou un gentilhomme.
Angélique glanait ainsi quelques nouvelles sur ses protégées. Henriette n'était pas pressée non plus de convoler avec un Canadien pour connaître la dure vie des censives isolées. Elle était toujours au service de Mme de Baumont, qui l'avait emmenée en France pour un voyage qu'elle était obligée de faire afin de régler des questions d'héritage. Toutes deux seraient de retour l'an prochain à moins que l'Henriette trouve mari aux Vieux Pays.
– Si elle revient, préviens-la que sa jeune sœur est bien mariée, en Acadie, à Port-Royal, en la seigneurie de La Roche-Posay. Je pense qu'elle sera heureuse d'en être avisée.
On lui dit aussi que Delphine du Rosoy, qui avait pris en charge ses compagnes à la mort de Mme de Maudribourg, devait être en ville, un peu esseulée car son mari, enseigne, avait accompagné M. de Frontenac au lac Ontario, pour le « pawa » des Iroquois.
Ce ménage, très aimé de tous, était parmi les membres les plus actifs de la confrérie de la Sainte-Famille et s'occupait des œuvres. Ils s'attristaient de ne pas encore avoir d'enfants.
Et puisqu'on parlait de la Sainte-Famille, Angélique relisait le pli de Mme de Mercouville, qu'elle avait été l'un des premiers à ouvrir parmi ceux qu'on lui avait remis à son arrivée. Elle se doutait qu'il y serait parlé des projets de noces entre Kouassi-Bâ et Perrine, son esclave noire.
Pour commencer, Mme de Mercouville lui mandait qu'elle se trouvait en sa seigneurie de la Pointe-aux-Bœufs avec toute sa tribu, y compris la promise de Kouassi-Bâ. Toujours obligeante, elle n'oubliait pas de lui communiquer quelques noms et indications qui pourraient lui être utiles dans sa recherche de captifs anglais en Nouvelle-France, renseignements qu'elle lui avait demandés dans son courrier de l'automne dernier. Elle lui recommandait quelques personnes à Ville-Marie, connues comme zélés convertisseurs d'hérétiques et un jésuite, aumônier à la mission de Saint-François-du-Lac, sur la rivière Saint-François, où se tenait un grand rassemblement d'Abénakis baptisés, possesseurs d'Anglais ramenés par eux, en butin de leurs raids de représailles sur les établissements de Nouvelle-Angleterre.
Elle la prévenait en toute amitié que cette affaire des captifs anglais était une question délicate.
Les Anglais étaient le butin des Indiens alliés qui avaient coutume d'utiliser les prisonniers pour remplacer, dans les travaux de force, les guerriers qui étaient morts au combat.
On en revenait au projet Kouassi-Bâ/Perrine, on en traiterait à son retour de Ville-Marie. Si celui-ci avait lieu dans le début d'août, Mme de Peyrac trouverait beaucoup plus de monde à Québec, où l'on revenait pour préparer les grandes fêtes mariales et les processions qui parcoureraient la ville du haut en bas, solennités qui ne pouvaient se dérouler avec autant d'apparat que dans la capitale qui recevait en même temps en cette circonstance sa bénédiction annuelle de l'ostensoir, et auxquelles tous les citoyens de Québec voulaient participer.
Pour le mariage, Mme de Mercouville avait fait préparer un brouillon de contrat, établi selon les termes en usage pour ces sortes d'accords, qu'elle priait M. et Mme de Peyrac de bien vouloir étudier, afin qu'on puisse en discuter les modalités lors de leur passage au retour qui, elle croyait l'avoir compris à son grand regret, serait bref.
Angélique lut, sans enthousiasme, le projet en question :
Le comte de Peyrac, seigneur de Peyrac et d'autres lieux, autorise Armand-César, son nègre, de marier Perrine-Adèle, la négresse de Mme la baronne douairière du Morne-Ankou, en l'île de la Martinique, née d'Ambert, épouse Mercouville.
Ceci en considération de trente années de service –ou moins, ou plus – dudit Armand-César et aussi après l'expression de la satisfaction exprimée par la baronne pour la durée où ladite négresse était capable de servir.
Le soussigné, messire Jeammot, curé de la paroisse de la Pointe-aux-Bœufs, attestera avoir reçu lesdites déclarations conformes et, en conséquence, leur donnera la bénédiction nuptiale sollicitée par eux.
Les mariés s'engagent à servir tous deux pendant trois années encore, après quoi, ils seront déclarés libérés.
Signé : Jeanne de Mercouville, née..., etc.
– Mais ça ne va pas du tout ! s'exclama Angélique, encore debout dans la salle où Mme Gonfarel venait de l'introduire.
Tout d'abord, elle était choquée qu'on parlât de Kouassi-Bâ, dont elle apprenait pour la première fois qu'il se nommait Armand-César, comme d'un vulgaire esclave. Il y avait beau temps qu'il était affranchi. Quel dommage que Joffrey ne soit pas là ! Il se serait chargé au mieux de ces questions avec beaucoup moins de dépense qu'elle, d'énergie et de contrariété. Décidément, elle n'aimait Québec que pour s'occuper de choses frivoles, agréables et personnelles, diplomatiques à la rigueur. C'était dû sans conteste à l'air français qu'on y respirait, même au cœur de l'été, et qui détournait l'esprit des devoirs ingrats.
La Polak l'encouragea dans cette voie.
– Vous en reparlerez à ton retour. Laisse tout cela de côté. Ça mûrira en cave...
Angélique ne voulut pas montrer ce brouillon de contrat à Kouassi-Bâ. Peut-être était-il déçu de n'avoir pu rencontrer Perrine, mais il n'en dit rien et elle le sentait surtout préoccupé de veiller sur elle, Angélique, et sur Honorine. Ce qui passait en premier lieu pour lui, c'était qu'il pût revenir à Tadoussac en ayant mené à bien sa mission : protéger et défendre, s'il le fallait les armes à la main, ce qu'il savait être pour son maître, Joffrey de Peyrac, le plus précieux trésor : celle qu'il appelait « le Bonheur-du-Maître ». Angélique ne doutait pas que, s'il lui arrivait la moindre chose, Kouassi-Bâ était prêt à se suicider sur place. C'était déjà assez dur pour lui de penser qu'on allait laisser Honorine chez des étrangers. Au contraire d'elle, l'air de la Nouvelle-France lui inspirait une profonde suspicion. Lors de leur dernier hiver à Québec, il n'avait cessé d'arborer une expression très sombre. Il marchait dans les rues de Québec avec plus de méfiance que dans celles de Paris, la nuit, avant que M. de La Reynie y ait fait mettre des lanternes. Il se détendait rarement et ses yeux ne cessaient de guetter de droite à gauche.
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