Cela aussi était une tradition plus ou moins annuelle des Iroquois, depuis vingt ans, époque où M. Gaubert de la Melloise avait envoyé à M. Colbert un rapport disant : « Les Iroquois ayant poussé tous leurs voisins, entrèrent dans le Saguenay et dans les profondeurs des terres où ils ont massacré les sauvages, les femmes et leurs enfants. »

Ce parti risquait de renouveler la surprise d'il y a deux ans, de sortir par le Saguenay et de se diriger vers Québec.

Or, Frontenac avait laissé Québec quasiment ville ouverte. Le plus maigre parti d'Iroquois qui y débarquerait pouvait, non seulement y faire un massacre, mais le réduire en cendres.

Alors, sachant que M. de Peyrac remontait le fleuve dans l'intention de se rendre jusqu'à Montréal avec sa famille, lui qui venait certainement avec des bâtiments et des équipages bien armés, il lui demandait de suspendre le cours de son voyage et de monter la garde à l'entrée du Saguenay, au moins jusqu'à ce qu'il ait pu, lui Frontenac, s'en retourner à Montréal et ensuite à Québec. Il lui expédiait Nicolas Perrot qui l'assisterait. L'interprète canadien était chargé d'estimer la situation et le bien-fondé de ces rumeurs. Si un parti ennemi remontait par le lac Saint-Jean, on le saurait vite car la peur de l'Iroquois hantait les Algonquins de la région qui, se mettant en marche pour les postes de traite, se faisaient surprendre dans leurs rassemblements d'été et massacrer par tribus entières.

En considérant les cartes, on était tenté d'attribuer la réussite du projet des Iroquois aux jongleries de leurs sorciers.

–  C'est à croire que les gens de ce pays volent dans les airs, par-dessus les forêts, dit Angélique qui ne voulait pas croire à l'imminence de leur arrivée sur le Saguenay alors que leurs bourgades des Cinq Lacs se trouvaient à des centaines de lieues de là.

Ce n'était pas la première fois qu'elle ressentait, en écoutant parler les « voyageurs » ou les militaires, comme la réalité d'un don d'ubiquité troublant planant sur ceux qui avaient la hardiesse de parcourir ces immensités.

– Comment peuvent-ils couvrir de telles distances en si peu de temps ?

La rapidité avec laquelle les Iroquois et presque tous les sauvages se déplaçaient en bandes donnait le vertige. Un jour ici, frappant comme l'éclair, puis quelques jours plus tard, on en parlait en Acadie ou dans le haut du fleuve Hudson, non loin du lac Champlain. Puis on les croyait revenus dans leur vallée au centre, mais l'alerte éclatait à nouveau aux environs du lac Nemiskan. Dans un pays sillonné de fleuves, de rivières sans nombre qui se rejoignaient par des lacs eux-mêmes en chaînes non discontinues, souvent le canot était le moyen de déplacement le plus rapide et leurs flottilles représentaient une force de guerre d'une mobilité sans pareille. Même en remontant les rivières et en comptant les portages, ils pouvaient franchir trente à quarante lieues par jour. On ne voyait guère en France carrosses et chevaux postillonner ainsi.

Joffrey lui montra sur la carte le passage préféré de ces démons d'Iroquois qui s'escamotaient aussi vite qu'ils surgissaient. Avec leurs canots, deux fois plus longs que ceux des Algonquins et faits d'écorce d'orme cousue en découpes très larges, ils traversaient le lac Ontario, rejoignaient le Haut-Outaouais, la baie James, la rivière Rupert, le lac des Mistassins et de là, le Saguenay. Ils avaient d'ailleurs plusieurs routes, toutes invraisemblables.

Quant aux indigènes de l'endroit – Montagnais, Mistassins, Crée, Naskapi – disséminés sur un vaste territoire infesté de moustiques et de mouches, arrachant une maigre pitance à l'eau et à la forêt, ils n'avaient ni le temps ni les moyens de se quereller. Les voisins, fort éloignés l'hiver, parfois de plus de cent milles, restaient pacifiques. L'habitude de la traite avec les Blancs et les navires du Saint-Laurent, on l'a déjà dit, les avaient accoutumés, à l'été et à l'automne, à se regrouper en certains points, au lac Pigouagami entre autres, baptisé lac Saint-Jean, afin de descendre en groupes le Saguenay vers le Saint-Laurent. Les Iroquois en profitaient pour les surprendre et les hacher comme chair à pâtée.

Contre ce fléau, les malheureux n'avaient que le secours des Français.

Or, il semblait qu'un nouvel épisode de ce genre se préparait là-haut, dans les lointains brumeux des fjords aux falaises rosâtres, et ce n'était pas seulement les Indiens qui étaient menacés, mais la population de Tadoussac et celle de Québec.

Le comte de Peyrac ne pouvait pas refuser un service d'une importance vitale au gouverneur de la Nouvelle-France, non seulement un ami, auquel ils devaient leur rentrée en grâce auprès du roi Louis XIV, mais aussi un « frère de pays », un Gascon comme lui. La Nouvelle-France, nantie d'un mince contingent militaire, en ce moment entièrement regroupé dans le Sud-Ouest du côté des Grands Lacs, n'avait aucune défense sérieuse en place. C'était à ces occasions que l'on s'apercevait qu'elle survivait à coups de « miracles ».

En l'occurrence, l'arrivée de Peyrac et de sa flotte en fut un. Ainsi en déciderait l'histoire. C'était bien ainsi que le prenait Frontenac et aussi les habitants de Tadoussac qui, avec inquiétude, comptaient leurs mousquets. Sur chaque terrain, il fallait jouer le jeu.

La déception était grande pour Angélique.

– Et Honorine, que va-t-elle dire de ne pas vous voir l'accompagner jusqu'à Ville-Marie ?

– Je lui parlerai. C'est aussi pour moi une déception, mais elle comprendra. Si je garde l'entrée du Saguenay, il n'arrivera rien. Sinon, nous risquons tous d'être en danger.

La situation ne pouvait mieux se définir. La présence de Joffrey et celle de Nicolas Perrot donnaient l'assurance que les superbes Iroquois s'arrêteraient à leur vue sans qu'il y ait effusion de sang.

Au plus, quand les expéditions se rencontreraient, faudrait-il consacrer quelques jours à fumer le calumet de la paix, à échanger des « branches de porcelaines », et à racheter quelques prisonniers, s'il y en avait encore de vivants, qui n'auraient pas été passés « à la grillade ». Les partis-de-guerre laissaient derrière eux la terre brûlée, car ils ne venaient pas pour piller ni pour conquérir, mais pour terroriser et exterminer.

Il fut décidé que, tandis que Peyrac et Nicolas Perrot s'enfonceraient vers l'intérieur, deux navires resteraient au large de Tadoussac pour interdire le passage des flottilles ennemies. Des petits canons furent transportés à terre pour renforcer la défense du fortin.

Durant ce temps, L'arc-en-ciel et Le Rochelais, avec le sloop, continueraient jusqu'à Québec, puis Montréal. Sous le commandement de Barssempuy et de Vanneau, Kouassi-Bâ et Yann le Couennec restaient près de Mme de Peyrac et de sa fille, ainsi que M. Tissot.

Dès que tout danger serait écarté et que M. de Frontenac, ayant rempli sa mission, serait de retour vers la capitale de son gouvernement, la garde des navires de Peyrac devant le Saguenay pourrait prendre fin. À ce moment, Joffrey jugerait s'il valait mieux continuer sur Québec ou attendre qu'Angélique, après avoir confié sa fille aux bons soins de Marguerite Bourgeoys et rencontré son frère Josselin de Sancé, le rejoigne.

Car, en ces pays de Septentrion, les jours de l'été sont comptés et restreint est le temps des navigations.

Chapitre 36

L'absence de Joffrey changeait pour Angélique et sa fille la couleur des choses. Le temps se mit à l'unisson. Un violent orage retarda l'arrivée à Québec. La ville apparut sous un rideau de pluie. Il fallut attendre le soleil pour envisager de débarquer. Fourrée de verdure, Québec avec ses clochers, tourelles et campaniles aux toits revêtus de plomb qui, mouillés, étincelaient au soleil, retrouva ses apparences de châsse ouvragée, travaillée par un orfèvre amoureux de son œuvre. Angélique, en l'apercevant entre les nuages, flagellée par deux rayons de lumière obliques qui descendaient sur elle comme pour la bénir, ne put s'empêcher de sourire. Québec, au cœur de l'Amérique du Nord, restait un bijou insolite, une merveilleuse petite ville française, et les carillons de l'angélus, l'annonce des offices, les heures de prières scandées de l'Hôtel-Dieu ou des Ursulines continuaient de s'égrener sans discontinuer, mais ce qu'Angélique pressentait s'avéra juste.

La ville d'été était fort différente de la ville d'hiver. Au cours de ces trois mois, au plus quatre mois d'été, écrasants de chaleur, coupés d'orages fracassants et de trop de jours de fêtes chômés, la tâche urgente de moissonner, engranger, préparer les champs pour les semailles d'automne, vidait la cité. Les familles, les communautés s'en allaient vers les censives, vers les seigneuries, pour aider aux moissons, et comme c'était aussi le temps des expéditions militaires, Québec ressemblait à une grande maison dont on a ouvert toutes les fenêtres pour l'aérer, mais qu'on laisse vacante, matelas aux fenêtres, et meubles dans le jardin, tandis que la famille va pique-niquer.

Dès le premier soir, Angélique avait compris qu'elle n'avait rien de mieux à faire que de continuer son voyage vers Montréal.

La Haute-Ville, sous ses pluies d'orage, lui avait paru moins aimable. Des silhouettes clairsemées y vaguaient sans entrain. Elle n'avait trouvé personne au logis. Les solides bâtisses conventuelles – l'évêché, le séminaire, les jésuites, les Ursulines, l'Hôtel-Dieu – qui, l'hiver, couvaient entre leurs murs épais et sous leurs hautes toitures à trois étages de combles une vie intense et chaleureuse, paraissaient désertées et d'autant plus austères.

Il semblait qu'on n'y pût tramer que de moroses entreprises.

Et les cochons familiers s'en étaient allés paître en troupeau jusqu'au-delà des plaines d'Abraham, à la lisière des bois.