Alentour, des petits navires cabotaient s'occupant de tractations et transports de vivres pour les équipages, ainsi que des chargements de charbon de terre que l'on extrayait de Canso et qu'on acheminait vers les établissements de la baie Française et de la Nouvelle-Angleterre.
Odeur de morue et poussière noire que les couffins remplis de morceaux d'anthracite répandaient, ce n'était pas des lieux où l'on avait envie de s'attarder, et l'ensemble était à la couleur des souvenirs qu'Angélique pouvait y avoir. C'était la première fois qu'elle y revenait depuis les drames qui s'y étaient déroulés et malgré sa volonté de ne pas les évoquer, il n'était pas facile d'en chasser toutes les images.
Un peu plus haut, sur la courte falaise, à la frange des bois d'épinettes noires que la chaleur commençait de poudrer de gris, gîtait la tombe d'Ambroisine de Maudribourg, la bienfaitrice. Il y avait gros à parier que personne ne devait s'en soucier. Les habitants permanents ou intermittents du coin, s'il leur arrivait de passer auprès de cette pierre gravée du nom d'une noble dame, ignoraient à qui ou à quoi elle se rapportait.
Quant à Angélique, aucune attraction de curiosité ou de morbidité, encore moins de charité chrétienne, ne la persuaderait d'aller là-haut, même pour se convaincre que la dangereuse créature était bien morte.
Du fort à quatre tourelles à mi-côté, la longue baie se découvrait où régnaient des alternatives de gris et de jaune, les brumes donnant aux navires à l'ancre des silhouettes lointaines, et quand la lumière des vaguelettes tracées en longues lignes horizontales superposées miroitait, elle y voyait courir, s'enfuyant, le démon blanc, poursuivi par le harpon du baleinier basque.
Zalil, le complice, le frère de lait d'Ambroisine, le naufrageur au gourdin de plomb. Délirante, Ambroisine murmurait :
« Nous étions trois enfants maudits, dans les forêts du Dauphiné : lui, Zalil et moi... »
Aujourd'hui, le troisième des enfants maudits était mort : Sébastien d'Orgeval, l'homme brillant, le prêtre, au regard de saphir...
La Nouvelle-France devait être maintenant avertie de cette mort. À supposer que le père de Marville ait été dirigé vers l'Europe, sans pouvoir faire parvenir la nouvelle avant les glaces, les navires du printemps l'avaient dû porter.
Joffrey ne paraissait pas envisager que cela puisse encore, pour l'instant, influencer leurs bons rapports avec Québec. Il disait : « pour l'instant » par prudence, sachant que les meilleurs résultats sont à la merci de la fragilité des opinions humaines et de la versatilité des passions. Les gens de Wapassou n'étaient responsables en rien de cette mort, mais l'entente et la neutralité qu'ils avaient établies avec les Iroquois avaient toujours irrité les Français et, maintenant que les Iroquois avaient fait périr l'un de leurs missionnaires parmi les plus grands, cela pourrait ramener en surface des sentiments de défiance et de rancœur vis-à-vis de ceux qui se prétendaient en paix avec les terribles ennemis de la Nouvelle-France. Donc ce voyage venait à point pour dissiper d'éventuelles divergences.
Durant ces deux jours à Tidmagouche, Angélique mit tout en œuvre pour suivre la consigne donnée par le philosophe marquis de Ville-d'Avray, à propos de la démone et de ses turpitudes : oublions.
L'évocation du petit marquis la ramena à la gaieté et l'attendrit. Avec Joffrey et Honorine, ils évoquèrent leur pétulant ami, ses bons mots, son entrain, ses combines d'argent, ses ruses pour obtenir des objets rares sans payer, ses démêlés avec son cher Alexandre... Ville-d'Avray manquait beaucoup à ces rivages. Ils espéraient avoir de ses nouvelles à Québec.
Comment Honorine, qui l'accompagnait dans ses promenades, devina-t-elle à quelle personne sa pensée revenait lorsqu'elle se trouvait à Tidmagouche ? Curieusement, en effet, elle dit :
– Depuis que j'ai quitté Wapassou, je ne la vois plus dans mes rêves.
– Qui cela ?
– La femme aux yeux jaunes.
Angélique serra plus fort la main d'Honorine.
– Comment était-elle ?
– Elle avait des yeux comme ceux d'une bête méchante et des cheveux comme des flammes noires.
– Était-elle belle ?
L'enfant hésita.
– Oui, elle était belle, mais...
Honorine passa ses doigts sur sa joue.
– ... Elle avait la figure tout abîmée, toute griffée.
Angélique frissonna violemment. Elle devait cesser, se gourmanda-t-elle, d'avoir des réactions aussi épidermiques lorsqu'il s'agissait d'une histoire finalement ancienne et qui s'était terminée à leur avantage, par une victoire sanglante mais totale.
Elle n'avait pas voulu voir le corps de la duchesse de Maudribourg ramené du bois où il avait été à demi la proie des bêtes sauvages, mais elle n'oublierait jamais la face défigurée de l'orgueilleuse femme lorsqu'elle avait réussi, avec Marcelline et Yolande, à l'arracher à la fureur des hommes en colère.
Chapitre 35
Ce qui les attendait à Tadoussac devait un peu gâcher la suite d'un voyage dont ils se promettaient tous les trois tant de plaisirs et qui, jusqu'ici, s'était déroulé au mieux. Le temps était resté frais et le ciel dégagé.
En approchant du petit bourg qui, sur la rive nord du Saint-Laurent à l'embouchure du fleuve Saguenay, avait été le premier poste de fourrures des Français, ils aperçurent une silhouette familière et reconnurent Nicolas Perrot, un très fidèle ami qui, après avoir initié le comte de Peyrac à la langue parlée par les sauvages et aux relations avec les tribus d'Amérique du Nord, avait repris du service auprès du gouverneur de la Nouvelle-France.
C'était au nom de celui-ci qu'il se tenait là, avec, en main, un pli scellé de M. de Frontenac.
Malgré la joie de le revoir, Angélique eut une mauvaise impression. Elle se réjouissait de cette escale à Tadoussac et, avec Honorine, elle s'était promis d'aller revoir l'Enfant-Jésus de cire de la chapelle des jésuites, habillé de beaux vêtements qu'avait brodés la reine Anne d'Autriche. Elles se demandaient si le chat irait se percher sur la croix géante aux armes du roy, ce qui, à leur premier voyage, avait amusé ou scandalisé les habitants, et si elles auraient encore l'aubaine d'apercevoir une baleine et son baleineau batifolant au soleil couchant dans l'embouchure du Saguenay.
– M. de Frontenac m'a envoyé vers vous, leur dit le célèbre explorateur des Grands Lacs. Comme il le fait chaque année au début de juillet, il s'apprêtait à quitter l'île de Montréal pour Fort-Frontenac sur l'Ontario, où il devait rencontrer le chef des nations iroquoises. À son retour, il vous aurait vu puisqu'il savait que vous conduisiez votre fille à l'institution Notre-Dame de Ville-Marie. Je devais l'y suivre comme interprète, mais soudain, on lui a porté des nouvelles alarmantes qui, faute de pouvoir être confirmées, n'en brandissent pas moins une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. La seule façon d'y pallier tout en ne renonçant pas à se rendre aux mers douces, était de m'envoyer vers vous, vous demander secours.
– Secours ?
– Oui, car la chose ne pouvant être ébruitée ni confiée à quiconque, il ne pouvait renoncer à son expédition et revenir en arrière sans qu'il en retire, pour le moins, s'il se trompait, d'être ridiculisé et, s'il continuait de l'avant, de laisser courir à la Nouvelle-France un danger mortel. Sachant votre venue imminente, il n'a vu que vous, monsieur de Peyrac, pour le tirer de ce mauvais pas et m'a envoyé vous attendre au point menacé, Tadoussac. Lisez !
Depuis que M. de Frontenac, remontant quelques années plus tôt le Saint-Laurent au-delà de Montréal avec une flottille de 400 canots, avait édifié au lieu-dit Cataracoui6, sur le lac baptisé désormais lac Frontenac, un fort de 350 toises de tour auquel il avait aussi donné son nom Fort-Frontenac, chaque année, au début de l'été, il entreprenait une tournée là-bas quoique avec des forces moindres, mais encore impressionnantes. Il y convoquait les représentants des Cinq Nations iroquoises afin de discuter avec les « principaux » des points de litiges et de cette paix franco-iroquoise toujours flageolante.
Au cours de l'année, elle était chaque fois plus ou moins rompue, soit par une attaque traîtresse des Iroquois contre les nations alliées, soit par un massacre de colons français ou le supplice d'un missionnaire jésuite.
Mais les Iroquois aimaient négocier autant qu'ils aimaient faire la guerre. Et M. de Frontenac aimait s'en aller vers les Grands Lacs leur faire des remontrances, fumer avec eux l'acre tabac de leurs champs, en se repassant de main en main les calumets de pierre rouge ou blanche, et festoyer en leur compagnie. Il réussissait fort bien en ces rencontres où les représentants de la ligue iroquoise se rendaient volontiers parce qu'il excellait à les faire rire en poussant leurs cris de guerre avec talent et par toutes sortes de facéties. Ils savaient qu'ils y recevraient des présents et qu'ils y feraient banquet. Aussi, répondaient-ils nombreux à l'invitation autour de Cataracoui du grand Onontio, « La-Haute-Montagne », nom donné au premier gouverneur de la Nouvelle-France, Montmagny, qui était d'une stature imposante, et qu'ils conservaient à ses successeurs.
Or, au moment de quitter Montréal avec ses canots, ses cadeaux, ses militaires, interprètes, aumôniers, ses oriflammes à fleur de lys, son escorte d'Algonquins et de Hurons, M. de Frontenac avait été averti qu'on soupçonnait qu'un parti d'Iroquois appartenant aux plus féroces et aux plus fourbes, les Annieronnons ou Agniers ou Mohawks, profiterait du conseil qui retiendrait à Cataracoui le gouverneur et le gros de ses troupes, pour s'en aller en toute impunité massacrer les Mistassins dans le Nord.
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