Angélique lui disait qu'Honorine avait promis, solennellement, qu'elle ne recommencerait pas à se sauver. Et pourtant, elle avait lancé cette flèche du Parthe :

– Maintenant, je vais pouvoir partir vraiment.

Joffrey serrait Angélique contre lui et la berçait, en essayant de lui communiquer par l'étreinte de ses bras vigoureux un peu de cette force des hommes qui leur permet d'affronter les combats, le corps à corps, la lutte, plus comme une épreuve de leur valeur que comme une douleur, sans être blessé au cœur, ni brisé, comme elles, les femmes.

– Le destin, le destin, disait-il. Chacun doit le porter... Cette enfant prend en charge le sien. Nous ne pouvons l'accomplir à sa place. Seulement l'aider à l'accomplir...

Mais comme pour Honorine, il savait que ses paroles étaient insuffisantes et ne la consolaient pas...

Les femmes ? Où les rejoindre ? Où s'évadent-elles ? Les troubadours n'avaient pas tout dit, ni tout enseigné...

Ils demeurèrent plusieurs jours dans l'expectative sur les intentions d'Honorine et ce qui se passait dans cette petite tête finissait par prendre le pas sur les autres soucis et événements de la vie du fort.

Un soir, Yann Le Couennec, l'écuyer, vint les prévenir en serrant les lèvres pour garder son sérieux, qu'Honorine « leur demandait audience ».

– Que nous réserve-t-elle encore ? répéta Angélique, pleine d'appréhension.

Tous deux la regardèrent entrer, grave. Elle avait demandé qu'on lui fît revêtir sa robe des jours de fête.

– Je veux partir, déclara-t-elle. J'ai des choses importantes à faire ailleurs et il faut que je m'y prépare. Je veux aller à Montréal chez Mlle Bourgeoys, je veux apprendre à lire et à chanter, et ici je n'y arriverai jamais.

Sixième partie

Le voyage à Montréal

Chapitre 34

Ce printemps-là, la caravane s'ébranla dès que les déplacements furent possibles. Il fallait envisager, pour l'été, la navigation vers le Saint-Laurent, et cette fois, jusqu'à Ville-Marie dans l'île de Montréal, pour y laisser Honorine aux bons soins de l'institution tenue par Marguerite Bourgeoys.

À Gouldsboro, une lettre de Molines à Angélique l'informait que les suites de son enquête sur son frère, Josselin de Sancé, aboutissaient à la certitude qu'il se trouvait installé depuis de nombreuses années en Nouvelle-France où il était arrivé par la voie du fleuve Hudson et du lac Champlain, retournant dans le giron de sa patrie d'origine, la France, et de sa religion, le catholicisme, mais sous un faux nom, ce qui expliquait qu'elle n'en ait pas entendu parler lors de leur premier voyage.

C'était un Wallon, retrouvé à Long Island, qui avait fourni à Molines le précieux renseignement permettant de suivre ce Jos du Loup jusqu'à Sorel, et plus tard, dans son établissement actuel où, entouré de sa nombreuse famille, on le désignait communément sous le patronyme un brin énigmatique de : « Le seigneur du Loup ».

*****

Ainsi, mère Bourgeoys avait vu juste. Sa petite élève aux yeux verts, Marie-Ange du Loup, avait quelques motifs de ressembler à la comtesse Angélique de Peyrac, puisqu'elle n'était autre que sa nièce.

La nouvelle émut profondément Angélique et atténua la mélancolie qui s'emparait d'elle et l'assombrissait à l'idée de se séparer d'Honorine.

– Réjouis-toi, ma chérie, lui dit-elle, tu vas avoir une famille à Montréal qui pourra t'entourer, t'apporter des sucreries les jours de fête : un oncle, une tante, des cousins, des cousines ! J'ai retrouvé mon frère aîné, ton oncle Josselin de Sancé.

Honorine fronça les sourcils et ne marqua pas d'enthousiasme. Ces retrouvailles devaient contrarier ses rêves d'autonomie et d'indépendance. Elle ne se débarrassait pas d'une famille – la sienne –, sacrifice qui n'était pas sans tourmenter d'appréhension son petit cœur sensible, pour retomber sous le joug d'une autre.

Elle rêvait de n'avoir affaire qu'aux « autres », car il n'y a qu'eux pour vous faire confiance, puisqu'ils ne vous connaissent pas. Ceux qui vous connaissent trop s'en autorisent pour vous rendre la vie intenable en vous traquant dans tous les recoins de votre pensée et de vos intentions, comme ces petits chiens dressés pour la chasse par les Indiens qui pénètrent au plus profond d'un terrier pour harceler le pauvre lapin. Faudrait-il retomber sous cette emprise cannibale des grandes personnes de sa parenté ?

« Car l'homme aura pour ennemis les gens de sa famille », lisait solennellement M. Jonas, le soir, dans sa bible, ou « les gens de sa maison... », mais c'était la même chose.

À sa missive, Molines avait joint un petit paquet destiné à Honorine, avec laquelle il avait fait conversation lors de son passage à New York. Elle y trouva un petit couteau à manche ouvragé, plutôt un canif pour dames, de coutellerie anglaise de Shesterfield, la meilleure qualité.

– Si ce n'était pas maître Molines qui te l'offrait ! fit Angélique. Mais il est pour toi comme un vrai grand-père. Je me demande s'il n'est pas en train de prendre en main ton établissement comme il l'a fait pour mes sœurs et moi.

La petite en eut, de joie, le cœur battant. Ce n'était pas encore le couteau à scalper de ses rêves, mais avec cette petite lame, elle se promettait déjà beaucoup de travaux difficultueux et absorbants. Elle en oublia ses inquiétudes et ses découragements.

Elle emmenait ses deux boîtes à trésors, son arc et ses flèches.

Ce voyage avec ses parents était devant elle et elle l'envisageait sans fin. Pour le moment, c'était cela qui se préparait et elle était au septième ciel.

*****

Ils avaient voulu un départ précoce vers les rivages et étaient arrivés trop tôt pour avoir des nouvelles de France et de leurs fils aînés. Angélique souhaitait être revenue assez tôt dans l'été pour s'occuper de certaines cueillettes de plantes ou de racines et rhizomes. Elle regrettait de manquer chaque année la belle saison à Wapassou, et cette fois, elle ne voulait pas abandonner trop longtemps les jumeaux. Ils étaient en bonne santé et en bonnes mains, mais ils changeaient si rapidement que chaque jour amenait des étonnements émerveillés, c'était un vrai théâtre, on regrettait de ne pouvoir suivre tout le déroulement de ces métamorphoses.

D'un commun accord, ils laissaient aussi à Wapassou Charles-Henri qui paraissait heureux et commençait même à rire parfois, quittant son air ahuri et interrogateur. Angélique avait entendu Honorine lui dire :

– Je te confie mon frère et ma sœur.

Par précaution, on attendrait pour sevrer les bébés qu'ils eussent franchi le cap de la première année et Angélique se promettait d'être là pour ce premier et solennel anniversaire.

Séverine devenait belle.

« Trop belle, pensa Angélique, pour ce benêt de Nathanaël de Rambourg qui ne donnait pas de ses nouvelles. »

Dans sa lettre, Molines n'en parlait pas. Angélique, toute à l'annonce des retrouvailles avec son frère aîné, ne prit pas garde aux réactions de la jeune fille. Était-ce seulement à cause de Nathanaël que Séverine avait cette lumière dans les yeux ? Angélique ne put voir que rapidement son amie Abigaël, et plus tard, se persuada que celle-ci lui avait caché un souci. Lors de sa visite chez les Berne, Abigaël avait été sur le point de parler, mais Gabriel Berne était entré. Lui aussi s'était montré froid et distant, ce qui ne prouvait rien, car il avait parfois le caractère rude.

Le comte et la comtesse de Peyrac ne restaient que le temps nécessaire pour transférer leurs bagages sur L'arc-en-ciel, déjà armé et prêt à mettre à la voile. On ne pouvait tout suivre !...

*****

Avant de quitter Gouldsboro, Angélique vit rapidement M. et Mme Manigault, les grands-parents du petit Charles-Henri. Aussi brièvement que possible et sans fioritures ni précautions d'usage qu'elle ne se sentait pas le goût de leur dispenser, elle les mit au courant de la visite de leur fille aînée Jenny au fort de Wapassou, de sa décision de retourner vivre parmi ses Indiens ravisseurs et de sa volonté de lui confier, à elle, Angélique, son fils Charles-Henri qu'elle ne voulait pas entraîner avec elle dans cette existence, de ce que son époux et elle, non seulement acceptaient volontiers cette tâche, mais ne s'y déroberaient sous aucun prétexte puisque telle était la volonté de la pauvre femme. Elle leur demandait seulement de réfléchir à l'acte officiel à rédiger, qui entérinerait leur assentiment tout en reconnaissant la filiation qui les attachait à cet enfant et lui accorderait les mêmes droits de famille que leurs autres descendants, car ils ne devaient pas oublier qu'il s'agissait d'un enfant né dans les lois du mariage d'une honorable lignée de bourgeois huguenots de La Rochelle, et qu'il n'y avait donc aucune raison qu'il se trouvât dans l'avenir déshérité.

À son retour, leur dit-elle, M. de Peyrac et elle s'en entretiendraient avec eux. Pour l'instant, Charles-Henri demeurait à Wapassou durant leur absence, aux bons soins des Jonas, des Malaprade et toutes personnes dévouées qui l'entouraient d'affection et auxquelles ils avaient eux-mêmes laissé leurs jumeaux encore bébés en toute confiance.

Elle les laissa se débattre avec leur conscience, leur chagrin réel, leur horreur profonde du sort de leur fille, leur indifférence à l'enfant qu'ils auraient volontiers rayé de leur mémoire. Ils n'avaient même pas soulevé la question de savoir dans quelle religion il serait enseigné.

Elle n'avait aucune curiosité, ni envie, d'assister à leurs discussions qui ne manqueraient pas d'avoir quelques côtés sordides et déprimants pour elle, bien qu'elle estimât chez des gens de La Rochelle, chez les Manigault en particulier, une compétence commerciale hors pair, une remarquable résistance aux épreuves physiques et morales. Rien n'arrêtait leur activité.