De ses doigts gourds, elle l'extrayait de son linceul, tâtonnait, trouvait la tête aux cheveux hérissés – Honorine n'avait plus de bonnet –, s'agrippait aux vêtements raides de glace – elle s'était habillée en garçon comme elle le faisait parfois en volant les habits de Thomas Malaprade.

Maltraitée par la bise et la neige cinglante, Angélique crochait de toutes ses forces malhabiles dans ce qu'elle pouvait, sans être sûre, comme dans un cauchemar informe, de ce qu'elle ramenait et serrait contre son cœur. Mais c'était la voix d'Honorine qui disait :

– Je n'ai trouvé qu'un lapin dans le piège, qu'un lapin !...

Sa voix chevrotait.

Des larmes gelaient en sillon sur ses joues. Angélique sentit la peau glacée du visage rond contre le sien... C'était bien vrai qu'elle était partie, qu'elle avait eu l'idée insensée d'aller relever des pièges par ce temps.

Maintenant il fallait retourner vers l'abri avant d'être gelées sur pied. Et cette fois, la vraie peur s'empara d'elle.

Immobile dans l'obscurité zébrée, déchirée de cruelles flèches glacées, elle ne savait de quel côté s'engager. Ses traces étaient déjà effacées. Autour d'elles la neige montait.

Devait-elle s'avancer à droite, à gauche ?

Elle tenait Honorine dans la nuit sifflante et les bourrasques de neige, comme jadis lorsqu'elle parcourait les forêts, poursuivie par les soldats. Elle la sentait grelotter, ébranlée comme elle-même par le vent qui les gelait jusqu'aux os.

Une idée lui vint avec le souvenir des pendus de la Pierre-aux-Fées : l'ange tutélaire d'Honorine !

– Il est temps de vous manifester, l'abbé ! Lesdiguières ! Lesdiguières ! À moi !

Et elle s'élança au hasard, titubant dans les congères, et au bout de quelques pas se heurta à une racine d'arbre. Elle devait être à la lisière du petit bois... Les racines noueuses d'un sapin à demi hors de terre formaient avec l'étendue de ses basses branches recouvertes de neige une voûte sur une sorte de trou dans lequel elle tomba presque, puis réussit à se glisser. C'était une trêve.

Combien de temps, de jours, durerait la tempête ? On s'apercevrait de leur absence au fort !... Même une escouade d'hommes entraînés ne pourrait se risquer dehors. Et s'ils le faisaient, ils s'égareraient... Joffrey serait à leur tête. Elle serait cause de sa mort !...

Cela dura-t-il dix minutes ou une heure, ou moins ?... Angélique ne croyait pas avoir fermé les yeux. En regardant vers l'entrée de l'abri entre les branches, elle vit un ciel d'argent noir, mais pur. Honorine renifla :

– Le vent est parti, fit-elle d'une voix étonnée.

Angélique se traîna vers le bord du trou. La neige s'éboulait sur elle, lui glaçait le cou, mais ce n'était rien.

Elle n'en croyait pas ses yeux : une demi-lune d'argent brillant s'inclinait, semblait voguer un peu ivre dans le lac noir du firmament dégagé, tandis que, se reculant de plus en plus vers l'horizon, des nuées ténébreuses, effrayantes, d'un noir d'encre s'enfuyaient.

Angélique et sa fille se hissèrent au-dehors.

Un peu plus bas, s'apercevait, au cœur des espaces blêmes, la masse solide et carrée du fort de Wapassou dans ses remparts, îlot de paix et de chaleur, avec des lumières çà et là qui filtraient.

Les traces de leur marche vers le sapin étaient visibles, à peine recouvertes d'un peu de poudreuse. Un vent aux résonances de harpe éolienne soufflait encore, à seule fin aurait-on dit de balayer cette poudre de la surface durcie pour permettre d'avancer plus facilement.

Maintenant, elle savait dans quelle direction se diriger. Il n'y avait qu'à descendre vers le fort.

Tandis qu'elle marchait, Angélique sentait fondre les glaçons qu'elle avait dans sa chevelure et qui glissaient le long du visage. Des morceaux de neige qui s'étaient figés sur ses épaules se détachaient et tombaient.

C'était la chaleur de son corps qui les dissolvait. Elle avait chaud et la main qui tenait celle d'Honorine était brûlante. Ses vêtements étaient soudain recouverts de petites perles de buée comme s'ils venaient d'être exposés devant un poêle. Et aussi, ceux d'Honorine, le justaucorps et le haut-de-chausses empruntés à Thomas.

– Comment as-tu su que j'étais partie ? demanda Honorine tout en marchant, remise de ses émotions.

– Je l'ai su, c'est tout... qu'importe. Je l'ai su. Parce que je suis trop liée à toi. Ce n'est pas une raison pour recommencer à me faire des peurs pareilles. C'est très mal ce que tu as fait, Honorine !

La fillette baissa le nez d'un air contrit. Elle commençait à réaliser sa conduite. Mais elle ne perdait jamais le nord lorsque quelque chose l'intriguait.

– Qui était le monsieur que tu as appelé dans la tempête ?

Angélique avait donc crié si haut ?

– L'abbé de Lesdiguières. L'ange qui est venu à ta naissance.

– Il y a donc des anges partout ?

– Oui, il y a des anges partout, concéda Angélique à bout de forces.

Elles retrouvaient le sillon du chemin qui menait jusqu'à l'enceinte et la petite porte à demi ouverte par laquelle elle était sortie.

Angélique se glissa dans la cour qui était pleine de monde, car chacun voulait profiter de l'accalmie, si subitement revenue, pour reprendre les tâches interrompues par la tempête.

Angélique n'avait pas envie de parler ni de répondre à des questions et elle fit en sorte qu'on ne lui en posât pas.

On la vit traverser rapidement, l'air sévère, traînant derrière elle Honorine qui était habillée en garçon et qui tenait un lapin blanc par les oreilles.

Dans la maison, elle jeta un regard vers la pendule, mais celle-ci semblait arrêtée, sinon elle aurait indiqué que l'expédition n'avait pas duré plus d'une demi-heure.

Dans sa chambre, elle s'assit dans le fauteuil à haut dossier, l'enfant sur les genoux. Elle était fatiguée, d'une fatigue anormale, qu'elle ne pouvait réparer ni par le sommeil ni par le repos. Il fallait attendre.

Il s'était passé quelque chose. Mais elle ne pouvait savoir quoi avec certitude, ni s'en féliciter. Elle savait aussi que les « miracles » n'arrivent que lorsque des forces égales de destruction se déchaînent.

La bataille invisible allait-elle recommencer ?

Peu à peu, ce sentiment d'écrasement se dissipa, et la joie de serrer Honorine vivante dans ses bras, d'avoir pu la rejoindre à temps, d'avoir été prévenue à temps, la transporta.

– Que voulais-tu faire de ce lapin ?

Honorine hésita. Le savait-elle ? Entre plusieurs explications, elle choisit celle qui aurait, sans doute, prévalu.

– Je voulais l'apporter à Gloriandre ou à Raimon-Roger... Mais je n'en ai trouvé qu'un... Avec eux, il faut toujours deux choses. L'autre piège était plus loin et je ne voyais plus le chemin...

Et comme Angélique ne disait rien, elle s'insurgea, déçue.

– Je fais tout ce que je peux pour te prouver que je les aime, mais tu ne me crois pas !

– Moi aussi, je fais tout ce que je peux pour te prouver que je t'aime, dit Angélique, mais tu refuseras toujours de me croire.

Honorine glissa vivement de ses genoux. La tristesse qu'elle avait sentie dans la voix d'Angélique l'avait bouleversée. Après l'avoir regardée bien en face, elle lui prit les deux mains avec cet air grave qu'elle affectait lorsqu'elle faisait la leçon aux jumeaux.

– Si ! Je te crois, ma pauvre mère, dit-elle, maintenant je te crois. Tu es venue me chercher dans la tempête comme tu étais allée chercher le chien niaiseux. Si tu n'étais pas venue... je n'aurais pas pu retrouver le chemin de la maison.

Cet aveu lui coûtait.

Elle posa sa petite tête hérissée sur les genoux d'Angélique et resta longtemps ainsi la figure cachée. Elle se rappelait sa fierté d'avoir trouvé le lapin. Mais quelle horrible impression ensuite lorsqu'elle avait compris que la neige allait l'ensevelir et qu'elle avait vraiment – vraiment – cette fois, commis une terrible sottise, tandis qu'elle se débattait contre les forces déchaînées de la neige et du vent.

Elle avait pensé :

« Ah ! Comme ma maison est bonne. (Elle voulait absolument revenir dans sa maison.) Je la vois si chaude, et toi, ma mère qui m'attendais, et je... je n'irai plus jamais relever les pièges... je les déteste... »

Elle avait éprouvé la trahison d'une nature dont elle avait cru jusqu'alors s'être fait une alliée... La neige était méchante, très méchante... quel soulagement, quel bonheur, quand elle avait entendu l'appel : « Honn'..., » quand elle avait aperçu, venant vers elle à travers les bourrasques, sa mère.

Cette songerie dura longtemps.

Subitement, elle releva la tête et elle avait un grand sourire épanoui.

– Je suis contente, déclara-t-elle, car maintenant, je vais pouvoir partir pour de vrai. Avant, je n'aurais pas eu le courage.

*****

– Que nous réserve-t-elle encore ? disait Angélique à son mari, le soir.

Elle lui avait parlé de l'escapade d'Honorine, quittant le fort pour vivre une aventure de coureur de bois et aller chercher de la fourrure pour Raimondeau et Gloriandre. Enfin, c'était l'explication !

– Elle aura pris la mesure de son courage, dit-il, et de ses forces.

Il changea de ton et reporta toute son attention sur Angélique. Il ajouta avec douceur :

– Et de l'amour de sa mère.

Et maintenant, c'était lui qui la tenait sur ses genoux, sa bien-aimée, sa femme mystérieuse et irremplaçable.

Il se sentait très égoïste de tant aimer sa faiblesse qui la lui livrait plus proche et accessible.

Il aurait voulu la rassurer tout en sachant que ce n'était pas entièrement en son pouvoir.