Devant le silence qui accueillait ses paroles, et les rires étouffés qui rusaient, le découragement la saisit, puis la colère.

Elle dégringola de son tabouret en criant :

– Vous faites peser sur moi une intolérable servitude.

Là, ce devait être une citation d'un roman de chevalerie. Angélique la rattrapa. Honorine sanglotait.

– Je fais ce que je peux pour te prouver... que je les aime... et ça... ça ne te plaît pas... ça ne réussit pas...

Angélique fit de son mieux pour calmer son désespoir. Honorine avait eu de bonnes intentions. Elle avait fabriqué une colle de poisson remarquable, c'était dommage pour ses cheveux à elle, mais ils repousseraient, ce n'était pas la première fois, on s'habituait ; Raimondeau, quand il serait grand, serait très touché d'apprendre ce que sa grande sœur avait fait pour lui. Voici qu'Angélique venait d'avoir une idée : grâce à l'initiative d'Honorine, elle allait fabriquer une pommade pour en frotter le petit crâne de Raimondeau afin que ses cheveux poussent plus vite...

Et... Eh bien, oui, avec les cheveux sacrifiés d'Honorine, on allait essayer de lui fabriquer une petite perruque en attendant.

Ils y venaient donc à son idée !... Alors pourquoi l'avoir grondée ? Pourquoi s'être moqué d'elle ?

Après avoir nettoyé les enfants, les jeunes femmes et jeunes filles, Yolande, Elvire, Ève, les berceuses, filles de la sage-femme irlandaise, pleines de remords, vinrent la chercher pour l'emmener se promener et faire une grande partie de traîne indienne.

Au retour, l'enfant était rassérénée. Le cours des journées reprit sans heurts...

*****

Ses frères l'appelaient « Honn' ! », Florimond quelquefois, mais Cantor toujours, le début de son nom, en le faisant sonner longuement, comme une conque marine, ou une trompe antique. Ils prétendaient qu'elle ne répondait que lorsqu'on l'appelait ainsi...

– Mais ce n'est pas un nom prononçable, un nom des Écritures, protestait Elvire.

C'était au temps du premier Wapassou. Elvire était attachée à Honorine et devait surveiller la petite qui ne tenait pas en place et n'était généralement guère loin, mais introuvable.

Souvent, la pauvre Elvire faisait appel à Cantor qui détestait rechercher sa demi-sœur, mais, peut-être pour cela même, savait où elle se trouvait.

– Honorine ! Ho-no-ri-ne ! continuait de s'égosiller la jeune boulangère de La Rochelle, dont la voix devenait stridente et affolée. Silence.

– Cantor ! Can-to-or, criait-elle alors.

Cantor apparaissait, assez vite, en bougonnant.

– J' suis pas une nourrice, moi.

– C'est votre sœur. Elle court toujours je ne sais où dans ce pays terrifiant où derrière chaque arbre il y a un Indien qui vous guette avec son couteau à scalper.

– Ta-ta-ta. Les Indiens, c'est pas des gens méchants, si on ne les craint pas. C'est plutôt elle, Honn'-la-flamme, qui leur ferait peur avec sa chevelure comme du feu : jamais ils ne la toucheront, sa chevelure. Ils auraient peur de se brûler. Allez ! Vous vous faites des idées idiotes !

– S'il n'y avait que les Indiens, se lamentait Elvire, mais il y a des ours, des tigres...

– Peuh ! fit Cantor, de simples lynx, tout au plus. Le lynx chasse la nuit, nous sommes en plein jour. Vous voyez que vous vous faites des idées...

– J'ai tellement peur, confessait Elvire. Je n'ose même pas accrocher le linge dehors. Dame Angélique me recommande de l'étendre loin de la maison pour qu'il prenne bien du soleil et du vent. Mais, dès que je suis loin de la maison, je sens mes cheveux qui bougent comme si on me scalpait.

– Si vous continuez à mijoter toutes ces stupidités, cela vous arrivera. Les idées peuvent provoquer les actes et même des Indiens qui n'y penseraient pas peuvent se sentir obligés de vous scalper.

Elvire poussa un cri d'épouvanté.

– Elle ne vous répondra pas, ricanait Cantor feignant de croire qu'elle avait voulu appeler Honorine, Honn'. Vous ne savez pas vous y prendre. Honn', ce n'est pas « Oû-oû-oû » comme un loup enrhumé...

Honorine pouffait sous ses couvertures.

– Honn', continuait-il, ce n'est pas un cri, c'est un son, vous comprenez ? Un son qu'on n'a pas besoin de crier, parce que de lui-même il va loin.

Sur ce, il élevait sa main qui tenait un insecte et le déposait sur le dos de son autre main.

– Seigneur ! Un scorpion !

– Ne criez pas, disait une fois de plus Cantor en rattrapant l'insecte. Heureusement, les insectes n'entendent pas la voix humaine. Mais par votre peur vous arriveriez à l'affoler et à l'obliger de me mordre alors qu'il n'en avait pas du tout envie. Je parie que lorsque vous étiez à La Rochelle, tous les chiens cherchaient à vous mordre, ou même vous ont mordue parfois, chère Elvire !

– Comment le savez-vous ? s'émerveilla l'innocente jeune femme. Il est vrai que votre père est un tel savant ! Vous devez avoir hérité de lui.

– J'essaie. Mais j'ai encore beaucoup à apprendre. Ce que je sais, c'est que mon père vous recommanderait de ne pas vous affoler à tout bout de champ, sinon, même les chiens indiens, qui sont très pacifiques, vous mordront aussi.

– J'essaierai, promit Elvire, mais où chercher Honorine ?

– Justement, au lieu de tous ces discours pour expliquer que vous êtes paralysée par la peur, vous devriez vous calmer, et alors vous sauriez, comme moi, qu'elle est là-bas derrière cet arbre pourri. Elle cherche à attraper un écureuil dans son trou. Elle en a donc pour des heures et ne risque pas de faire des bêtises.

– Ah ! fit Elvire incrédule en regardant dans cette direction et ne voyant rien qui bougeait sur les frondaisons rouge et or de l'été indien. Comment pouvez-vous le savoir puisque je vous ai vu arriver de l'autre côté de la forêt ?

– Mon esprit peut se promener de son côté, pendant que je suis occupé à autre chose. Je le savais, sans le savoir.

– Mais elle n'est peut-être pas là. Honn ! essayait de crier la jeune femme, comme le lui avait dit Cantor.

– Pas ainsi.

Le garçon mettait ses deux mains en cornet autour de ses lèvres et lançait sans effort :

– Hhhonn'...

Honorine surgissait comme attirée par un aimant de derrière une vieille souche.

– Tu m'empêches d'attraper l'écureuil, Cantor ! Qu'y a-t-il ?

– Viens ! Je vais te montrer un scorpion et tu pourras le caresser !

– Ne faites pas cela ! suppliait Elvire...

Honorine rabattait son drap au-dessus de sa tête afin de pouvoir rire à son aise au défilé de ses souvenirs.

Chapitre 33

« Elle est partie ! »

Angélique se dressa brusquement, renversant presque l'encrier.

Assise devant son secrétaire, elle ajoutait quelques lignes à l'épître qu'elle avait commencée pour ses fils et à laquelle elle travaillait dans ses moments de tranquillité.

Cette quiétude venait d'être soudain traversée d'une idée à la fois incongrue et terrible :

– Elle est partie !

La tempête s'était levée dès le matin, unissant ses ténèbres à l'obscurité précoce des jours. On venait, pour mieux se calfeutrer et donner moins de prise au vent, atténuer les bruits démentiels au-dehors, de poser tous les vantaux devant les fenêtres.

On pouvait se préparer à une ou deux bonnes journées de retraite dans le terrier commun.

Quelle lubie soudain lui avait traversé le cœur comme l'éclair ? Elle avait entendu, elle en était convaincue, la voix d'Honorine qui l'appelait dehors, à travers les rafales.

– Maman ! Maman !

Angélique se souviendrait plus tard avec inquiétude de son impulsivité aveugle, et, à peine, de la façon dont elle avait dévalé les escaliers, traversé les salles sans voir personne et sans que personne la voie. Elle avait enfilé ses bottes, jeté une mante sur ses épaules, mais oublié ses gants. Elle était sortie dans la cour d'enceinte, avait gagné péniblement une petite porte dans la palissade, et la découvrait entrouverte, ce qui ne se justifiait pas le soir et par la tempête et augmentait sa conviction d'avoir eu un juste pressentiment mais aussi son inquiétude pour Honorine.

« Elle est passée par là ! Ne pas perdre une seconde !... »

Elle avançait. Ses forces étaient décuplées. Elle avançait malgré la quasi-impossibilité qu'il y avait à se mouvoir dans un univers de tourbillons suffocants, de passages furieux de vent qui vous couchait presque à terre.

Ses jupes s'alourdissaient. Elle s'empêtrait et tombait.

Ses mains nues devenaient insensibles. Elle s'arrêta, hagarde :

– Que fais-je là ? Mais non, Honorine n'était pas partie ! Il n'y avait aucune raison !

Alors, quelle folie l'avait saisie, elle, Angélique, qui écrivait tranquillement à sa table ? Qui l'avait poussée à cette folie ?

La peur la prit, plus mentale que physique. Elle n'avait pas encore la crainte de s'être égarée et de ne pouvoir retourner en arrière, ni celle d'être saisie par le froid et de tomber sous le choc, comme les oiseaux lorsqu'ils tombent des branches.

« Raisonne, se dit-elle ! Reprends-toi !... »

Alors, elle perçut l'appel, le même, mais cette fois beaucoup plus réel :

– Maman ! Maman !

La voix pleurait dans les rafales du blizzard. Angélique s'élança en avant, courant lourdement.

– Honn', Honn'...

Elle n'arrivait pas au bout du nom à prononcer. Ses lèvres gelées refusaient de bouger. C'était un cri rauque, inarticulé, qui lui sortait de la gorge.

– Honn ! Honn !...

Lorsqu'elle la rencontra, l'enfant était déjà à demi ensevelie par les vagues de neige soufflée qui, une fois submergé l'obstacle, allaient se reformer plus loin.